Lanceurs d’alerte, entre démocratie et équilibre des droits

Julian Assange, Edward Snowden et Bradley Manning
Julian Assange, Edward Snowden et Bradley Manning

Le droit est la science de la mise en confrontation de légitimités, souvent contradictoires. C’est en particulier vérifiable pour le droit d’expression.

Avec l’affaire Wikileaks ou celle de la NSA (National Security Agency), nous sommes au cœur d’une étape cruciale de la démocratie. Le but est de briser l’omerta des secrets d’Etat lorsqu’ils sont contraires aux principes fondamentaux du droit, mais en même temps, il faut toujours canaliser la lutte dans les limites des zones juridiques de chaque légitimité.

Le Président français François Hollande a refusé l’asile politique au fondateur du site Wikileaks, Julian Assange. Nous avons également à l’esprit le désarroi dans lequel se trouve Edward Snowden qui avait révélé les écoutes illégales de la NSA.

Le réflexe du juriste est de toujours distinguer les cas dans leur espèce, c'est-à-dire dans leur singularité même si la description des faits semble les rassembler, au départ, dans une similitude de qualification juridique. Pour le public, et c’est certainement vrai pour la conséquence induite des deux affaires, les actes incriminés, signifiés à Julian Assange et Edward Snowden, relèvent de la violation du secret d’Etat. C’est effectivement partiellement identique, raison pour laquelle nous trouverons matière à débat dans les points dissemblables.

Julian Assange a fait un travail militant d’information même s’il n’a pas fait œuvre de journalisme par la simple diffusion de documents bruts qu’il a adressés à de nombreux organes de presse. Ces derniers ayant eu pour objectif d’en tirer une substance plus conforme aux règles du métier puisqu’il fallait vérifier les informations, les synthétiser et les commenter aux fins d’une médiation avec le public, non averti pour sa plus grande composante.

La fonction de journaliste est sacrée dans sa liberté d’expression et dans la protection de ses sources. Cette garantie ne peut avoir de limites si ce n’est la responsabilité des rédactions qui doivent déontologiquement faire la part des choses entre la révélation, son intérêt et les dégâts humains et financiers que cela peut produire. Un journaliste ne peur avoir d’état d’âme pour publier ce qu’il entend être son droit mais il a une responsabilité.

Son métier n’est pas facile et il doit constamment arbitrer entre les deux droits opposés, celui de sa liberté de publier et celui des personnes ou organisations citées et incriminées. Mais en aucun cas la déontologie ne lui assigne une «moralité», un terme qui ne relève pas du langage juridique, et c’est très bien ainsi. Beaucoup semblent l’oublier dans leur écrit, la déontologie professionnelle est l’ensemble des règles de droit qui s’appliquent pour un métier et non la «morale», dans le sens éthique que lui donne l’usage d’expression. En cela, Julian Assange est inattaquable du point de vue du droit européen. Sa crainte de sortir de l’ambassade où il bénéficie du droit d’asile n’est pas envers la justice européenne mais à cause de la menace des traités d’extradition, que de nombreux pays européens ont signé avec les Etats-Unis.

Pour l’affaire Edward Snowden, il en est tout autrement. Il s’agit d’un agent salarié d’une agence publique d’Etat et, par conséquent, il commet une faute professionnelle accompagnée d’une accusation lourde de trahison envers l’Etat américain (c’est ce qui lui est reproché, pas l’avis de l’auteur). Et c’est sur ce point que le démocrate doit faire un distinguo avec le cas de Julian Assange.

Nous savons aujourd’hui que les révélations d’Edward Snowden sont vérifiées et que les faits contreviennent gravement aux règles de la démocratie, y compris de la Constitution américaine elle-même. C’est un embarras profond pour les autorités américaines qui ont toujours clamé au monde la supériorité de leur démocratie et de son universalité. En ce sens, Edward Snowden a agi conformément à ce que la démocratie entend de l’utilité des lanceurs d’alerte. Il n’y a aucun doute que nous devons nous élever contre l’injuste sanction que risque l’individu en cas de retour volontaire aux Etats-Unis ou si un pays étranger le lui livre.

Ce sont les américains qui ont, pourtant, été les premiers à inventer cette notion, reconnue aujourd’hui dans l’expression «lanceur d’alerte». Elle est en fait une disposition du droit du travail et non un instrument d’alerte pour tout fait illégal. Edward Snowden était un salarié, la qualification légale de lanceur d’alerte lui est par conséquent applicable. Les premières lois à ce sujet aux Etats-Unis remontent à 1863. La première convention internationale est celle de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) en 1982, que la plupart des pays européens ont ratifiée.

La législation française ne donne pas une définition générale du lanceur d’alerte mais seulement limitée dans le domaine de la santé publique et de l’environnement (Loi de 2013). Cependant, un pas important a été franchi en Europe en 2014 avec la recommandation du Conseil Européen qui définit le lanceur d’alerte comme «toute personne qui fait des signalements ou révèle des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général dans le contexte de sa relation de travail, qu’elle soit dans le secteur public ou privé.» Transparency International rajoute certaines qualifications «tout employé qui signale un fait illégal, illicite ou dangereux pour autrui…».

Ceci étant posé, le démocrate comme le juriste (ce qui devrait normalement ne faire qu’une personne) doivent cependant faire attention à ne pas s’emballer et garder la tête froide. Edward Snowden a révélé des faits véridiques et graves mais qu’en serait-il s’il venait à n’importe quel citoyen salarié de se croire obligé de révéler les secrets de l’organisation ou du pays dont il doit respecter la règle de discrétion ? Sommes-nous toujours en mesure de vérifier l’authenticité de la déclaration avant que le préjudice soit irréversible ?

Un démocrate n’est pas un être inconscient et farfelu, il estime que les règles sont nécessaires dans un pays de droit, si ce n’est pour encadrer la liberté qu’il prône comme valeur essentielle de l’humanité. L’absence de règles nuit toujours aux plus démunis et aux plus faibles, en toutes circonstances. Nous avons tous connu les slogans du genre «il est interdit d’interdire». Nous avons vu ce qu’il en est advenu de nombreuses jeunes personnes hurlant au monde leur rage de faire table rase de toutes les contraintes juridiques, politiques et sociales. Beaucoup ont fini avec l’embonpoint et la protection d’une haute responsabilité d’Etat. D’autres ont rejoint, le diplôme en poche, les dictatures les plus féroces, avec comme seule devise, que l’argent et le pouvoir n’ont pas d’odeur.

Les vrais démocrates n’ont jamais dénié au secret d’Etat ou à tout autre secret (industriel, professionnel,…) d’exister mais se refusent à en voir, encore aujourd’hui, l’opacité d’une définition juridique avec des administrations d’Etat des plus hermétiques au contrôle. Depuis toujours il est réclamé que ce secret d’Etat soit clairement défini et circonscrit à ce qu’il est légitime de protéger. Il en est ainsi des mouvements stratégiques militaires, des négociations industrielles, militaires et diplomatiques qui ont une réelle nécessité à s’encadrer du secret absolu (dès lors qu’un système de contrôle judiciaire et/ou parlementaire existe). Nous savons que cela ne serait pas exempt d’irrégularités et d’abus mais le droit n’a pas les moyens d’éliminer tous les risques des tentations déviantes des communautés humaines. Il les encadre du mieux qu’il peut.

Edward Snowden est un lanceur d’alerte défendable car il a révélé ce qui n’aurait pas du être fait. Dans des circonstances normales, il aurait été de son devoir de le signaler aux commissions de contrôles, parlementaires et judiciaires, et non à l’étranger. Mais les circonstances n’étant pas ce qu’elles devraient être, le lanceur d’alerte sert l’état de droit en prenant à témoin le monde extérieur. Edward Snowden est un héros sacrifié de la démocratie.

Pour conclure, mettons une limite ferme à cette recherche des zones de légitimité et de droits concurrents. L’armée algérienne est hors de propos puisqu’extérieure aux principes de l’humanité. Ses secrets, personne ne cherche à les posséder, elle n’en a pas puisque son action est au grand jour, sans risque que nous passions à côté de découvertes susceptibles de nous horrifier davantage que nous le sommes déjà depuis longtemps. Hors du droit, elle est hors du point de vue équilibré que souhaite cet article.

Sid Lakhdar Boumédiene

Enseignant

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