Le jour où Jacqueline H. rendit l'âme…

Mugabe et Bouteflika, deux symboles de pouvoirs séniles et crépusculaires
Mugabe et Bouteflika, deux symboles de pouvoirs séniles et crépusculaires

Ce fut le jour où l’on sortit le fauteuil roulant, à Alger, pour recevoir Robert Mugabe, président du Zimbabwe depuis 27 ans, un jour gris et froid de mars, un jour dont on ne se souviendra pas, ce fut ce jour-là que l’on enterra Jacqueline H.

Par Mohamed Benchicou

Peu de gens connaissaient Jacqueline H. Mais nul n’était censé ignorer le parcours «exceptionnel» des deux vieillards-présidents, anciens guérilleros à ce qu’il se dit. Le premier, Robert Mugabe, désigné comme l’un des «pères de l’indépendance» de l’ancienne Rhodésie du Sud, le second Abdelaziz Bouteflika, dit Commandant Abdelkader, officier de l’Armée de libération nationale et réputé, lui aussi, avoir été "artisan de l’indépendance de l’Algérie".

Jacqueline H., elle, n’était rien de tout cela. Elle s’était battue pour cette même indépendance de l’Algérie, mais s’était donnée une règle : ne jamais rien demander pour elle- même. Ne jamais nourrir une quelconque ambition personnelle. Pour une certaine catégorie de militants, cela allait de soi. Elle s’était battue à sa manière, pour ses propres rêves.

Jacqueline avait grandi au milieu des peurs qui habitaient les adultes. La peur d’Hitler, la peur de Vichy, puis la peur d’Auschwitz, puis la peur tout court. Et, un jour, elle crut distinguer une lueur trouble dans les yeux d’un indigène et éprouva, à son tour, la peur, la peur de ressembler aux tortionnaires. C’est alors qu’elle décida de vivre dans un monde juste pour ne plus jamais avoir peur d’elle-même. Elle avait lutté avec sa force, son enthousiasme, la force et l’enthousiasme de la jeunesse, avec sa foi aussi, une foi de communiste, une foi qui en valait bien une autre et qui lui tenait lieu de seule boussole dans la vie, de seule richesse, d’unique sacralité, celle-là pour laquelle elle n’hésitera pas à rompre avec sa patrie, la vieille France, en échange d’une patrie à venir, la pétillante Algérie libre dont elle aimait, enfant déjà, la mer et le soleil. Jacqueline se résolut alors à imaginer la mer débarrassée de ses désespoirs, une mer rajeunie sous le soleil de l’indépendance, un coin de la planète où il ferait toujours beau, une ode conçue par Vallès, Hugo, Marx et Si M’hend Mhend

Jacqueline est morte sans rien voir de tout cela.

C’était un jour gris et froid de mars, un jour dont on ne se souviendra pas, et dans les journaux d’Alger on parlait de la «rencontre de deux célèbres libérateurs anti-colonialistes», deux carcasses qui avaient séquestré le pouvoir, deux antiquités qui avaient oublié de s’effacer à l’indépendance. Eux n’avaient lu ni Vallès, ni Hugo, ni Marx, ni Si M’hend Mhend, mais sans doute Orwell : "On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution, on fait une révolution pour établir une dictature."

Elle comprit très tôt que l’on venait de lui voler son combat, ses rêves d’enfant, ses mirages d’adultes.

Elle avait eu un dernier regard pour sa mer : le soleil de la liberté ne s’y lèvera pas de sitôt. Voilà soixante ans qu’elle a quitté sa patrie de cœur pour s’en aller ruminer ses rêves de jeunesse ; soixante ans que la mer attend toujours son soleil ; 60 ans, une éternité, qu’ils imposent leur humeur comme seule mode de gouvernance, régnant contre le temps et contre les hommes.

Soixante ans qu’ils nous répètent les prédictions d’Orwell : "Nous savons que jamais personne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. La persécution a pour objet la persécution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a pour objet le pouvoir."

Soixante ans. Jacqueline ne leur survivra pas. Elle mourut un jour où, dans Alger égarée qui venait de perdre 60 ans et un match contre le Qatar, on se demandait s’il fallait garder Gourcuff à la tête de l’équipe nationale de football.

Si vous passez par Thiais, tendez l’oreille au cimetière de la ville. Une voix douce y raconte ce jour proche où l’on se débarrassera à jamais de nos anciennes peurs d’indigènes.

M.B.

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Commentaires (4) | Réagir ?

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Massinissa Umerri

Elegante elogie, et rappel des 4 verite's que la masse algerienne n'arrive pas a imposer comme la priorite' des priorite's. Essaye-t-il pour autant dire ? Heureux sont ceux qui ne verront plus de cauchemards et d'impostures qui les animent...

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khelaf hellal

Le colonisé qui rentre dans la peau du colon ; celui auquel il a toujours rêvé de se substituer et de reprendre sa place. Ce qui devait être une indépendance, devient en fait une passation de témoin pour perpétuer la domination et l'oeuvre soit disante civilisatrice du colon. Il vous installe un tramway à Alger au prix de quatre tramways ; une autoroute au prix de deux autoroutes ; il vous inonde le marché de produits finis et de produits alimentaires fabriqués par siadhoum en Métropole pour épater et faire applaudir le nouvel indigéne indépendant mais estropié et déclassé par ses nouveaux maitres.

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