Mahomet, "homme parmi les hommes"

L'ouvrage.
L'ouvrage.

En 1884, Alphonse-Etienne Dinet a 23 ans lorsqu’il fait son premier voyage en Algérie, à Bou-Saâda, aux portes du désert, puis un deuxième à Laghouat et à Ghardaïa.

C’est le coup de foudre pour ce pays de "lumière sur lumière", comme il l’écrira en citant un verset du Coran parlant de la lumière divine. Il se fait connaître auprès des Impressionnistes avec ses premiers tableaux : Les Terrasses de Laghouat et L’Oued M’Sila après l’orage (1884). A Bou-Saâda, il se lie d’amitié avec son hôte, un "indigène" nommé Sliman, qui sera son mentor dans sa future conversion à l’islam.

De retour à Paris, il s’inscrit à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales) pour apprendre l’arabe. En 1887, il est de nouveau à Bou-Saâda, avant d’installer son premier atelier de peinture à Biskra. Son art s’impose bientôt dans les musées de France avec, notamment, L'Arabe en prière (1902). Il participe à plusieurs Expositions universelles (Paris, Bruxelles et Munich où il obtient la médaille d’or), avec des nus audacieux et suggestifs qui détonnent cependant dans l’exotisme de son époque : Raoucha (1901), et plus tard La Lutte des baigneuses (1909).

En 1905, il est fait officier de la Légion d’honneur. Une distinction qui l’aidera dans son projet de la création à Alger d’une sorte de Villa Médicis : ce sera la fameuse Villa Abd El-Tif (qui, de nos jours encore, accueille artistes nationaux et étrangers, d’Afrique noire notamment). Entre-temps, il s’est acheté une maison à Bou-Saâda. Sa conversion à l’islam suivra (1908). Il participe à d’autres Expositions universelles (Amsterdam, Gand). Désormais, son nom circule dans le milieu du pouvoir colonial, et après avoir été perçue comme un "égarement", sa conversion va bientôt se révéler un atout, à l’approche de la Première Guerre mondiale. C’est que la Turquie califale vient de lancer un appel pressant à tous les Musulmans pour la rejoindre dans son combat contre les "ennemis mortels de l’Islam", à savoir la Russie, la France, l’Angleterre et leurs alliés. Que fait Etienne Dinet, devenu Nasreddine Dinet ? Il impose aux politiques deux idées destinées à garantir à la France le soutien et la loyauté des Indigènes : d’abord, rappeler aux masses musulmanes d’Afrique du Nord, que Mahomet est un Arabe et que le Turc, « l’homme malade de l’Europe» comme disait le Tsar Nicolas 1er, n’a fait que confisquer le pouvoir spirituel en s’étant fait calife à la place du calife ; ensuite, donner à ces mêmes masses musulmanes un gage de reconnaissance de nature à emporter une adhésion décisive : ce sera le projet de l’édification de la Mosquée de Paris. Celle-ci ne sera inaugurée qu’en 1926. Durant la guerre, il va de lui-même mettre à la disposition des blessés son château familial d’Héricy, en Seine-et-Marne (aujourd’hui, siège de la mairie). Parmi ces blessés, se trouve un grand nombre de musulmans, auxquels l’artiste ne manque pas de rendre visite… C’est après la guerre qu’il s’attèle enfin à son plus cher projet, la rédaction de son dernier ouvrage, avec la collaboration de son ami Sliman Ben Ibrahim : La vie de Mahomet, ouvrage dédié, en exergue, "A la mémoire des Musulmans morts pour la France".

En 1923, il vent ledit château et retourne à Alger, où il achète une villa mauresque à Saint-Eugène (aujourd’hui, Bologhine). Deux ans plus tard, il fait construire à Bou-Saâda le mausolée appelé à recevoir sa dépouille. En 1929, en compagnie de son inséparable ami, il effectue le pèlerinage à la Mecque. Il meurt à Paris, le 24 décembre 1929, et sa dépouille sera déposée à la Mosquée de Paris, avant d’être, selon ses dernières volontés, transférée en Algérie, à Bou-Saâda.

Des biographies du prophète de l’Islam, il en existe un bon nombre, parmi lesquels nous citerons celles que nous ont laissées Mohammed Essad Bey, Virgil Gheorghiu, Anne-Marie Delcambre et Philippe Aziz. La vie de Mohamed, prophète d’Allah, que les éditions Orients et Klincksieck nous offrent aujourd’hui, se distingue par un rare souci de fidélité à la personnalité de "l’Envoyé" tel qu’il se présentait lui-même comme homme parmi les hommes : "De tous les prophètes fondateurs de religions, écrivent les auteurs, Mohamed est le seul qui, comptant uniquement sur l’évidence de sa mission et sur l’éloquence du Coran, put dédaigner le secours des miracles». En somme, pour Etienne Dinet tout particulièrement, ce que Renan écrit de Jésus s’appliquerait plus justement à Mohamed : "Le plus grand des miracles eût été qu’il n’en fît pas"…

Et si la vie de "l’Envoyé de Dieu" ne dédaigne pas la légende, c’est qu’au fondement de toute légende il y a une part de vérité : "La légende, et principalement la légende orientale, est un incomparable moyen d’expression servant à peindre les faits avec des couleurs ineffaçables et un saisissant relief". Si, en matière de relief et de couleurs, Etienne Dinet sait de quoi il parle (témoins les nombreuses et éloquentes illustrations accompagnant son texte), son souci de mettre l’art au service de la pensée et de l’histoire le porte ici à associer à son œuvre le fameux miniaturiste algérien Mohamed Racim. Et aux concepteurs d’un islam austère et sans âme, pour qui l’art relève d’une hérésie, l’artiste a cette réponse, sans ambiguïté : si l’Islam "interdit formellement l’image de la divinité, (il) est beaucoup moins hostile qu’on ne le suppose à la reproduction de la figure humaine (…)". Ni à la consécration des édifices ou autres lieux de pèlerinage, à commencer par la fameuse Kaâba. Et pour cause : la Pierre noire, qui, nous rappellent les auteurs, fut d’abord de couleur "blanche comme le lait", tire sa couleur de "la souillure des péchés commis par les pèlerins qui vinrent la toucher et la baiser en implorant le pardon du Miséricordieux". Autant dire qu’avec les forfaits et autres crimes sans nombre qui, de nos jours, se commettent au nom de l’islam, il est étonnant que la dite Pierre ne soit pas devenue rouge et noire !...

Si ce bel ouvrage, qui bénéficie d’une préface édifiante cosignée par Ysabel Sayah-Baudis et feu Dominique Baudis, relève de la biographie éclairée et non pas d’une hagiographie militante, c’est que l’auteur principal reste fidèle à sa conception mystique du fait religieux. Du reste, le lecteur est averti dès l’incipit : "Les limites de ce livre ne nous permettent point de raconter, dans tous ses détails, une existence aussi remplie que celle du Prophète Mohamed ; nous avons dû nous en tenir au récit des événements les plus importants, afin de donner à chacun d’eux le développement qui nous semblait nécessaire : c’est donc une série de tableaux, et non une histoire complète, que nous présentons au lecteur".

Salah Guemriche (*)

(*) Ecrivain algérien. auteur notamment de : Dictionnaire des mots français d’origine arabe (Seuil, 2007 ; Points, 2015) ;

Feuilles de Ruth – Israël et son prochain, d’après l’A.T. et autres textes juifs anciens et contemporains (ebook, Amazon, 2013) ;

Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin, 2011) ; Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou (Denoël, 2010).

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La vie de Mohammed, Prophète d’Allah, 270 pages, 55 €, Illustrations d’E. Dinet, décorations de Mohamed Racim (Ed. Orients / Klincksieck).

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Commentaires (28) | Réagir ?

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algerie

merci

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algerie

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