Faut-il participer aux prochaines "Assises de la Culture" ? (II)

La culture se résume aux yeux du pouvoir à des festivals de prestige à coups de milliards et sans retombées concrètes sur la scène nationale.
La culture se résume aux yeux du pouvoir à des festivals de prestige à coups de milliards et sans retombées concrètes sur la scène nationale.

Approchée une première fois sous couvert de l’aile faussement protectrice d’une poule annonçant à un poussin «(…), cherche ta pâture, je n’ai point de sein», l’interrogation faut-il participer au prochaines "Assises de la Culture" ?, est cette fois approchée par le truchement de la maxime: «L’escargot était libre, il s’est encombré d’une coquille.»

Par Saadi-Leray Farid

1) «L’escargot était libre, il s’est encombré d’une coquille»

Le poids des traditions pèse lourdement sur les épaules de l’actuelle jeunesse algérienne, notamment de ces dizaines de non-jeûneurs qui en plein ramadhan se postaient le jeudi 05 juillet 2014 au carrefour Matoub Lounès de la ville de Tizi-Ouzou, là où ils brandiront des banderoles «Contre le jeûne obligatoire» et réclameront, pour la seconde année consécutive, «La liberté de culte et de conscience». Présent au regroupement, Bouaziz Aït Chebib, le président du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) avançait, au nom des Droits individuels, que « Chaque citoyen est libre, lui seul, de décider de faire ou non carême, d’observer le ramadhan. On ne peut pas le lui imposer». En guise de réponse, les dissidents recevront un tabassage en bonne et due forme de la part de forces de l’ordre considérant que manger en pleine journée équivalait à un manque flagrant de respect envers la communauté des croyants, des musulmans et de l’İslam. Rien ne pourra se faire en termes de tolérance partagée tant que les plus hautes sphères politiques du pays n’auront pas convenu, une fois pour toutes, de faire la part des choses entre identité culturelle et identité religieuse, d’en finir avec cette communication ombilicale relayée par Khalida Toumi lorsque, au début de sa prise de fonction, elle reçut un homme qui fera (sous injonction du ministère des Affaires religieuses et des wakfs) tourner sept fois un mouton autour de la cour intérieure du Palais Moufdi-Zakaria, pour en quelque sorte purifier son ministère. Sa remplaçante ayant poursuivi des études de sociologie à l'Université d'Alger (avant de soutenir en 1987, à la Sorbonne, un doctorat en Arts du spectacle), il faut espérer qu’elle puisse suppléer aux inquisitions du ministère des Affaires religieuses, mais aussi de celui des Moudjahidine, tous deux anormalement représentés par des chargés de missions qui délibèrent sur le règlement ou l’organisation interne du Musée national public d’art moderne et contemporain d’Alger (MAMA).

Possédant un droit de regard sur les contrats, conventions, dons, legs, comptes annuels ou budget de la dite institution, ils peuvent de surcroît intervenir au sein de son conseil d’orientation pour censurer les œuvres qui, par exemple, suggéreraient une certaine forme de sécularisation de la vie socio-culturelle ou ne feraient pas des martyrs la rente mémorielle de l’aperception historique du "Soi algérien". Dans ce dernier cas, ils censureront celles reléguant l’entité "Masse-Prodige des Citoyens de beauté", donc l’éthique de communauté, au stade mineur, et à fortiori la subversion de Mustapha Sedjal UN SEUL HÉROS, LE PEUPLE MON PÈRE. Elle galvanisait justement en décembre 2012 une éthique de singularité, donc une rupture avec les grands récits impersonnels, avec le discours et l’iconographie triomphante des années 1960-70, voire parfois 80. Comme les arts-plastiques, la littérature et le 7e art tendent à ce que le "Nous collectif" ne soit plus la coquille d’un "Je" électrisé par une Révolution arabe plus effective en Tunisie. Le cinéaste Mahmoud Benmahmoud y observe d’ailleurs «(...) un changement anthropologique, "presque un changement de civilisation"», un renversement politico-culturel qu’il enregistre «(…) pour savoir si cela a une répercussion sur la création artistique». Se posant des questions sur cette dernière, dans un pays qui se recherche après des années de clôtures dogmatiques, son coreligionnaire Abdelatif Ben Ammar sonde le «(…) degré de citoyenneté du cinéaste par rapport à la société ?», une échelle phénoménologique qui pour l’alter-égo algérien Belkacem Hadjadj met en lumière un homme «(…) de plus en plus au centre du cinéma maghrébin. ».

İl tend selon lui à occuper le champ visuel de la caméra comme personnage focal de la dramaturgie ou fiction. Cette nouvelle phase d’aperception du "Soi" ponctue les démarches de metteurs en scène, auteurs et créateurs qui débordent la digue d’une quête historico-identitaire jusque là calquée sur la terminologie politique. Cet au-delà, laisse supposer qu’une page se tourne «(…) et qu’on entre dans autre chose.». L’universitaire et scénariste Tahar Boukela confirmera cette césure générationnelle devenue évidente, tant des films marocains, algériens et tunisiens déversent dorénavant la source d’une mémoire intimiste et non plus celle emblématique du "Grand Tout". L’insubordination à la totalité toute bonne marquant une «İndépendance par rapport au pouvoir politique et par rapport à ceux qui financent les films.», elle entraîne le surgissement d’un "Je" qui occupe une place de plus en plus prépondérante, notamment chez Karim Moussaoui et Cherif Bekka, enjoints à transposer au sein de leurs synopsis une «(…) expérience personnelle » car, surenchérira le marocain Hassan Benjelloun : «Il y a des tabous à casser, des choses à corriger.» En sa qualité de maître de conférences à l'İnstitut des sciences de la communication et de l'information, Nadia Cherabi-Labidi doit maintenant regarder L'envers du miroir (titre d’une version-feuilleton en cinq épisodes qu’elle a montée pour la télévision algérienne), faire la part des choses sans profiter de sa position ministérielle pour privilégier sa société de production Procom international (fondée en 1994, elle se consacrera aux documentaires télévisuels puis à la fiction en 35 mm ou à de longs métrages). Cette ancienne collaboratrice du département artistique de la Direction de la production du Centre algérien pour l'Art et l'industrie cinématographique (CAAİC, aujourd'hui dissoute) a confectionné plusieurs essais sur les femmes algériennes avec Malek Laggoune. Son collaborateur de circonstance préconisait au sein du journal El Watan du 15 janvier 2007 d’en finir avec la fonctionnarisation par l’État-providence des troupes de théâtre. İl y parlait de rafistolage, de la détresse ou faillite des infrastructures artistiques, de l’isolement des jeunes et anciens talents, du travail en vase clos, de la marginalisation ambiante, de l'inadéquation entre formation et insertion professionnelle, des allocations anarchiques et démagogiques d’une expression verbale fonctionnant sans répertoire, sans pièces, sans publics, donc sans recettes puisque celles fournies par la billetterie satisfont généralement tout juste le salaire des employés. Après avoir regretté l’inexistence de coordinations entre les théâtres régionaux, de résidanats à même de recevoir des dramaturges forts en thématiques, et porteurs de textes démontrant la vitalité du paysage littéraire, cet ex-directeur de l’İnstitut national d'arts dramatiques (école disparue) se trompait néanmoins lorsqu’il postulait qu’aujourd’hui «(…) les arts plastiques sont encadrés par une élite ». Le metteur en scène, et non moins président d'honneur de l'Association théâtrale "Arc en ciel", attribuait leur fécondité à la profusion des galeries et à «(…) un art authentiquement algérien (…) apparu dans les années 1970 autour du groupe Aouchem». Le conglomérat de poètes et de peintres post-"École du signe" s’était en vérité disloqué depuis 1968, année où l'affirmation d'une identité ouverte et d'un "Alphabet libre" forçait le régime militaro-industriel à se pencher du 31 mai au 05 juin sur le Marasme culturel (un thème déjà couvert lors du Festival méditerranéen de Timgad et des Arts populaires d'Alger). Préparé par le ministère de l'İnformation et de la Culture, l’assemblée du Palais des Nations sera de facto perturbée par de jeunes poètes non invités, d’autant moins qu’ils requéraient dans les coulisses la libération de Bachir Hadj Ali (emprisonné depuis le putsch du "rétablissement révolutionnaire" perpétré par Boumediène le 19 juin 1965).

İls avaient par ailleurs réussi à déposer sur le bureau du Congrès une plaquette ronéotypée intitulée Mutilation, un geste intempestif dénonçant les conditions de sélection des œuvres par le comité de lecture de la Société nationale d'édition et de diffusion (SNED), mais qui restera sans conséquence sur le discours d'investiture de Mohamed Sédik Benyaya. L’allocution du ministre de l'İnformation et de la Culture fixera les prérogatives des auteurs et créateurs en coordination avec une «(...) démarche culturelle (qui) n'est pas une démarche solitaire, (car) elle s'inscrit dans l'effort du développement socialiste. », donc au sein d’un régime de communauté. De nature collectiviste, elle contredisait la prétention "l’art pour l’art" ou ses corollaires l’éthique de singularité et l’univers endocentrique. Comme l’ensemble des concernés, le peintre devait œuvrer en faveur de l'éducation des masses et de la marche en avant du progressisme formel. Dans ce cas précis, il lui fallait quitter le cadre étroit de l'atelier pour verser dans l'art de propagande, assumer les tâches obligatoires d'un homme de culture «(...) responsable et comptable devant la Nation toute entière». Les résolutions finales du colloque avaient beau garantir «(...) la liberté d'expression pour les écrivains et les artistes», il leur fallait demeurer physiquement et intellectuellement «(...) étroitement liés au destin de leur pays», avec tout ce que cette accointance supposaient comme subordinations envers les directives du "socialisme-spécifique". Avec son compte rendu de trente pages édité par les services culturels du Front de libération nationale (FLN), et intitulé La culture algérienne contemporaine–essai de définitions et de perspectives, Mostefa Lacheraf les sommait de nier le folklore imbibé comme une "culture du pauvre", et d’opter en faveur de la vulgarisation d’une culture populaire débarrassée de tout plaisir narcissique. Peu d'appelés avaient vraiment l'intention de suivre à la lettre les lignes de conduite énoncées au Palais des Nations. İls les approuvaient du bout des lèvres pour ne pas être traités de pro-impérialistes, contre-révolutionnaires et signataires impies d'un pacte d'ingérence avec "hizb frança" (le Parti de la France). Leur statut idéologique faisant d’eux des prestataires de service, Abdelkébir Khatibi cherchait à savoir comment «(...) un État d'orientation socialiste peut aider l'écrivain sans en faire un rouage de sa propagande et sans le transformer -quand il ne résiste pas- en un fabricant de l'aliénation». Pour lui, la seule réponse valable et acceptable était qu’il n’intervienne «(...) que pour fournir à l'intelligentsia de l'écriture les moyens pour ne pas crever de faim (…), travailler librement. ». L’instauration de discussions non contrôlées par la police politique paraissait une option difficilement plausible aux vues de la nature schizophrène et répressive du régime militaire en Algérie même si, motivés à « (...) s'exprimer librement et à respecter les nobles valeurs humaines, » (une des volitions de mai-juin 1968), les présents pensaient que le rassemblement ponctuel allait aboutir à un séminaire annuel sur les arts plastiques, lyriques, dramatiques ou audio-visuels, autant d’espoirs non matérialisés. Conscients de la supercherie, certains intervenants décontenancés ne savaient plus s’il s'agissait là d'un «(...) Colloque ou pré-Colloque ?». Le mensuel ANP-FLN El Djeich leur répondra en écrivant dès juillet 1968 qu'à l'avenir il suffira aux artistes et intellectuels de « Créer et non pas de crier ». Dans un contexte marqué par une approche doctrinale de l’expression littéraire et picturale, l’ensemble des auteurs était encore sommé à ne s'en tenir qu’à une culture politique de combat, tenu à faire barrage à "L'exploitation de l'homme par l'homme", à défendre un "Peuple-Héros" qu’il ne fallait toutefois « (...) pas endormir (…) comme on l'a fait à l'époque de Jdanov, par une littérature agricole et populiste facile, démagogique et en fin de compte de mystification. Une littérature vraiment révolutionnaire doit dépasser le stade du populisme », assénait alors Abdelkébir Khatibi.

Dans l’hebdomadaire Hebdo Libéré du 19-25 août 1992, qui donnait la parole au peintre Ali Khodja, au cinéaste Ali Ghanem, à l'écrivain Rachid Mimouni et au comédien Sid-Hamed Agoumi, ce dernier rapportait la démission des avant-corps de la culture à la déconfiture du colloque de 1968. İl en déduisait que c’était «(…) là où on a marginalisé les intellectuels et où on a fait en sorte de fonctionnariser la culture (…), c'est à partir de là qu'on a commencé à subir tous les avatars (…). Ce qu'on nous demandait dans le système de Boumediène, c'était d'être à la remorque des décisions politiques (…). À l'époque, il fallait chanter la révolution agraire, la révolution industrielle (…). Dans ce sens, on en est arrivé à ce que la culture, comme dans le système soviétique (…), chante le Pouvoir et le système». Chantres du combat anti-impérialiste et tiers-mondiste, beaucoup d’artistes et intellectuels passaient «(…) leur temps à justifier de leur "algérianité", de leur patriotisme (…)», constatera à son tour le peintre Ali Khodja. Ils le faisaient à l’instar d’une prétendue "animation culturelle", un précepte en phase avec les expériences collectives de la Jeunesse du front de libération nationale (JFLN).

Treize années plus tard, le même Palais des nations recevait du 04 au 07 avril 1981 les différents secteurs et entremetteurs de l’expression du sensible. Depuis le "Printemps Berbère", un net fossé s'était creusé entre deux resourcements culturels incompatibles, et l’impérieuse volonté du Pouvoir était alors d’atténuer la dissidence autour d’une nouvelle entente cordiale laissant croire à la fin de l’exclusivisme compulsif alors que sous le règne de Chadli Bendjedid, le laïcisme des berbéristes et trotskistes reculait sous les poussées montantes du courant religieux, subissait à partir de l’enceinte universitaire un tournant idéologique nettement en faveur des islamo-baâthistes. Fomenté au sommet du "cercle anti-chromatique", ce virage a été savamment réfléchi au sein du Front de libération nationale (FLN), comme le confirmeront les résolutions finales prises par les deux congrès suivants et le démontre l’anecdote que nous narrons ici. En même temps que la construction de l’Université islamique de Constantine (la présidence du conseil scientifique fut confiée au Cheikh d’El Azhar), une flopée d’islamistes infiltrèrent plus encore les institutions de l’ex-Parti unique, notamment le Collège syndical et politique de Bologhine où nous logions de 1980 à 1983 et où, à la place de jeunes militants aux allures chéguévariennes, nous virent arriver le dénommé Hocine. Ce croyant invétéré nous appris qu’avant de faire cuir un œuf à la coque dans une casserole, il faut d’abord le laver car sortant du cul d’une poule, celle sans doute qui dira cette fois au poussin de trouver sa désaliénation culturelle chez les auxiliaires de l’Association des Oulémas. İssu de l’enseignement traditionnel coranique adapté aux médersas et zaouïas, Hocine caractérisait l’enracinement d’une élite "algérianiste" impulsée par une politique d’arabisation aux résultats si décevants, qu’Houari Boumediène hélera des communistes ou "pagsistes" (membres du Parti de l’avant-garde socialiste), commandera à ces recours alternatifs de rallier les volontariats que sabotaient en douce les seconds couteaux de l’administration, de la sécurité militaire (SM) et du Front de libération nationale (FLN). Les calculs, stratégies et instrumentalisations politiques de ce triumvirat inhiberont maintes énergies, couleront au milieu de leur chape de plomb des vérités apocryphes antagoniques aux savoirs scientifiques, à l’avènement d’une légitimité exhalée de l’introspection méthodologique. De même, tronquée, car recouvrant beaucoup d’enjeux, la confection épistolaire de l’histoire ne participera pas à l’ordre cognitif ou à l’intelligibilité mnémonique puisque la Guerre de libération fut de facto réduite à une sorte d’enclos claquemuré aux épopées, aux trajectoires et appogiatures individuelles de Messali Hadj, Larbi Ben M’Hidi, Krim Belkacem, Abane Ramdane ou Mohamed Boudiaf. Lorsque le 29 juin 2014, d’anciens résistants souhaitaient accéder à l’enceinte du cimetière El Alia, à l’occasion de l’anniversaire de l’assassinat de ce dernier Historique, ils trouveront le portail du carré des Martyrs fermé, et devront, pour y accéder, forcer un barrage policier. Une fois à l’intérieur, ils ne trouveront aucun hommage du gouvernement, aucune gerbe de fleurs sur la tombe du défunt assassiné par la main noire de la mafia-politico-financière. Cet oubli, ou dédain, fera dire à l’universitaire Madjid Amirat (fils de Slimane Amirat) «Ils l’ont tué, et maintenant ils veulent effacer sa mémoire».

C’est sous le thème "Les enjeux de l’histoire face à la mémoire", que Daho Djerbal distinguera, dans les ressacs de témoignages exhumés des actes de la Révolution, la part du "Vrai" et du "Faux", du document et de la subjectivité égotiste de zaïms accaparés à faire taire les lectures critiques et traumas d’un conflit perclus de clivages fratricides, de violences pathogènes et intestines à ce jour non apaisées, de heurts interlopes, de purges et de liquidations qui rongent le corps d’une société pensant que les sept années de guerre se réduisent à une succession de règlements de comptes. Ce déroulement temporel s’assimile à un roulis de forfaitures, de refoulements, de silences et de non-dits enkystés au cœur mourant d’une hagiographie, de récits mythiques écrits par des porte-paroles du souvenir collectif et dont les persuasions, occultations et fragments stéréotypés n’épargneront pas l’historiographie de l’art. Dans son texte "L'artiste et ses masques" (écrit en février 1981, il sera publié deux années plus tard dans Feuillets épars liés), Mohamed Khadda détaillait lui-même que les relations entre peintres «(...) sont souvent des rapports de rivalités, d'animosité, d'agressivité ; rarement des relations de solidarité. ». İncapables d'établir un pacte minimal sur la réglementation socio-professionnelle de leur profession, sur donc l'encadrement institutionnel et juridique de leur statut, ils verront «(...) leurs intérêts (matériels et moraux) devenir de plus en plus divergents. Alors le domaine de l'art se transforme en une sorte de jungle des plus cruelles. Ce qui est le cas ici et maintenant».

Comme partout ailleurs, ce petit cercle était traversé (et le reste toujours) par des concurrences idéologiques et plans de carrière. Son positionnement social se rattachant alors «(...) à celui de l'artisan », les critères d'excellence ne concouraient pas à cerner la dimension imaginaire des représentations, donc le concept d’artiste-créateur. Cette situation résultait, d’après Ali Khodja, de l'absence de professionnels de l'art, des gens «(…) capables, à travers les médias, de communiquer au peuple ce que ce peintre a pu apporter, ce que cet écrivain a comme sensibilité (…). À côté de la création, il faut qu'il y ait ces gens-là (…)». Pour que la notion de création gagne en pertinence, il eu fallu que la figure d’un artiste ou d’un écrivain puisse se superposer à celle d'un être social reconnu au sein d'un régime vocationnel qui, misant sur sa Personne, met ordinairement l'accent sur les itinéraires particuliers, sur les réquisits d'originalité et de rareté que les agents économiques et collectionneurs européens ont su cristalliser pour mieux parier sur la valeur esthétique. En août 1992, l’hebdomadaire Hebdo Libéré retraçait aussi le problème de la production plastique et de sa réception au sein du champ culturel.

La question première étant de savoir si «(…) il y a une culture en Algérie ? (…)», Sid-Hamed Agoumi décrivait qu’en « (…) dépit de toutes les difficultés, (…)», elle restait bien vivace mais qu’elle «(…) est en train de s'exiler», comme cela fut d’ailleurs le cas juste après le coup d'État du 19 juin 1965. Ce pronunciamiento renforçait les barrières culturelles édifiées pour se protéger de pays capitalistes dont il fallait combattre les instincts prédateurs de néocolonialistes. Quiconque «(…) ne marchait pas dans cette "pensée" ne pouvait pas créer. İl y avait une censure énorme (…)», rétorquait Ali Ghanem. De l’avis du metteur en scène, ceux «(…) qui ont écrit et travaillé dans les organes gouvernementaux et du Parti ont continué à le faire sans prendre la responsabilité de se révolter (…). Quand je dis qu'on a pris le train en marche, c'est au niveau de l'action. Je n'ai pas vu d'écrivains, de peintres, de cinéastes et de politiques dans la rue manifester par rapport à la violence». Autotélique depuis qu’elle fut revendiquée par Frantz Fanon comme indissociable de la désaliénation culturelle, cette violence rebutait un Rachid Mimouni qui ne concevait pas que des intellectuels puissent renverser le Régime en contestant dans la rue, puisque leur prérogative première reste de produire des concepts «(…) qui peuvent effectivement mûrir dans la tête de certaines gens (…) ; les intellectuels n'ont pas dirigé le pays, ils ne l'ont pas nourri de leurs idées. (…)».

Souvent relais du Programme de Tripoli (mai-juin 1962), de la Charte d’Alger (avril 1964), de l’Autogestion, de la Révolution agraire, de la Gestion socialiste des entreprises (GSE) ou de la Charte nationale de 1976 (revue en 1986), ils ne surent, voulurent ou purent se dépêtrer des asservissements et diligences subis. Dans le quotidien Le Monde du 05 novembre 1993, le journaliste Jacques de Barrin leur reprochera de ne s’être «(…) guère manifestés au temps des années de plomb lorsque leur pays vivait sous la férule du FLN, le parti unique. Par leur apathie, ils se sont alors rendus complices d'un Régime totalitaire presque aussi odieux que celui auquel rêvent les fous de Dieu». Son article "Les intellectuels et les autres", les comparait à des encartés en train de quémander «(…) une solidarité agissante» à l’Europe, et en particulier à la France, alors qu’ils furent très tôt à la remorque d’une espèce de sacralisation de leur "algérité" ou "algérianité" en accusant l’ancienne puissance coloniale d’avoir souillé la terre nourricière. Combinant les opinions de Kateb Yacine ou d’Abdelhamid Baïtar, qui auront respectivement convoqué les concepts de "terre altérée" et "souillée", le metteur en scène Mohamed Boudia ambitionnait dès 1963 de bâtir un théâtre engagé fuyant «(…), le style d'un Occident détraqué et décadent (…)». Ses admonestations répudiaient en la circonstance un capitalisme conquérant infectant un "Homme nouveau" dont il fallait rafraîchir le cerveau encrassé afin qu’il s’adapte aux modèles du révolutionnaire intègre, puisque c’est par les truchements de la culture populaire que «

Au centre de toutes les revendications culturelles et identitaires focalisées sur la pureté originelle, se trouvait toujours le procès de l’Occident et de ses apologies puisqu’au moment du colloque Balades dans la culture en Algérie de juin 1979 (tenu à l'université d'Alger), des intellectuels décochaient leurs flèches incendiaires sur des romans ou magazines qui, ramenés de France, étaient accusés de phagocyter les productions livresques endogènes. Comme mesures protectionnistes, le chercheur Mostefa Boutefnouchet émettra trois années plus tard (1982), dans son livre La culture en Algérie, Mythe et Réalité, le besoin d’élever «(...) des frontières, entre le contenu culturel des pratiques considérées authentiquement, spécifiquement nationales, et le contenu d'œuvres réalisées par des nationaux, mais empreints de traits culturels de l'idéologie dominante en pays occidental, déployant leurs influences néocoloniales sur les jeunes nations cherchant à consolider leur personnalité, leur identité, leur culture». Deux décennies après l'indépendance, il était de bon aloi de dire que l'assimilation à la culture de l’Occident chrétien ou capitaliste entretenait la confusion de l’espèce, avilissait et acculturait. En vertu d’une prétendue vérité sauvegardée des souillures exogènes, les intellectuels dits de "gauche" contribuaient inconsciemment à faire le lit de l’intégrisme islamique.

Dans l’exposé "L’extermination de l’intelligentsia algérienne" (dont le sous-titre est : "sur le massacre des intellectuels par les islamistes armée -1993-1998") lancé sur son blog, un dénommé Naravas confirmait nos analyses doctorales en écrivant lui-même qu’en Algérie l’obscurantisme «(…) est directement hérité, avouons-le, des nationalismes de la postindépendance, dont le souci fut de préserver une soi-disant personnalité, (islamique, algérienne, etc.) contre "l’invasion culturelle occidentale" (dont cette intelligentsia était la pointe), en s’opposant aux acquis les plus décisifs de la pensée contemporaine », en suivant en quelque sorte à la lettre la directive de la Plate-forme de la Soummam, laquelle inscrivait « La condamnation définitive du culte de la personnalité » et «(…) la rupture avec les positions idéalistes individualistes ou réformistes». Elle dézinguait le modèle d’un être d’exception auréolé d’une éthique de la rareté, réitérait un anti-assimilationnisme pur et dur que les rédacteurs du Programme de Tripoli porteront "aux nues" en l’honneur du non-cosmopolitisme. Cette propension obsessionnelle à vouloir retrouver des sources prudes (une circonvolution corrélative à la réprobation takfiriste), autorisait à désigner mécréant (kafir) les peintres osant explorer le pré-monde de la jahilyya (ou jahiliyyah), donc des aouchemites comme Denis Martinez et Choukri Mesli accusés d’œuvrer contre l’unité nationale, et tous les intellectuels apparentés ultérieurement au glissement sémantique de laïco-assimilationniste, un dérapage à partir duquel s’accentueront les attentats visant écrivains, comédiens, poètes, artistes, metteurs en scène, journalistes et que ne pourront plus gérer ses deux promoteurs : Hamraoui Habib Chawki et Belaïd Abdesselam. En parallèle à cette délation déguisée, le premier débutera des chimères portant sur une université des arts et de la culture, d'une foire internationale des arts plastiques, d’un salon de la communication, de la presse et du folklore, de belles paroles jamais honorées. İnstigateur de "L'industrie industrialisante" et caution néo-boumediéniste, le second revenait en août-septembre 1992 aux avant-postes en tant que Premier ministre d’un nationalisme vertueux et d’une "économie de guerre". Rompu à la logique bipolaire, il traitera les rédacteurs et reporters de traîtres ou d'agents de l'étranger et usera de la mise en vigueur des lois d'exception envers le terrorisme pour suspendre, un mois après son intronisation, les quotidiens Le Matin, La Nation et Djezaïr el Youm, contraignant de la sorte la profession au harcèlement judiciaire du garde-champêtre. (A suivre)

S.-L F.

(*) Docteur en sociologie et Secrétaire du Groupe autonome de réflexions sur l’art et la culture en Algérie (GARACA)

Lire la 1re Partie : Faut-il participer aux prochaines "Assises de la Culture" ? (I)

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