"Qu’attendent les singes" de Yasmina Khadra

Yasmina Khadra
Yasmina Khadra

"Notre étoile est en nous, et, de nous, il dépend qu’elle soit bonne ou mauvaise."

Par Houria Magha

"Ah Alger ! Blanche comme un passage à vide ;

Elle n’est plus qu’une ruine mentale, pense Ed Dayem en retrouvant la mystérieuse capitale, enlisée dans ses vomissures. Ah ! Alger, Alger… Inscrits aux abonnés absents ses saints patrons se cachent derrière leurs ombres, un doigt sur les lèvres pour supplier leurs ouailles de faire les morts ; quant à ses hymnes claironnants, ils se sont éteints dans le chahut d’une jeunesse en cale sèche qui ne sait rien faire d’autre que se tourner les pouces au pied des murs en attendant qu’une colère se déclare dans la rue pour saccager les boutiques et mettre le feu aux édifices publics. Hormis une minorité de snobinards qui emprunte à Paris ses pires défauts, c’est l’abâtardissement métastasé. Même le vice s’effiloche dans la platitude ambiante, et les allumeuses, qui d’habitude faisaient courir les culs-de jatte, sentent les draps mortuaires et la sueur fauve des mauvaises passes."

C’est sur ce constat fuligineux que s’ouvre le dernier roman de Yasmina Khadra "Qu’attendent les singes", après une halte furtive dans une quiétude qui serait éternelle n’était-ce l’aura malfaisante de l’homme.

La forêt de Baïnem, où affleure une mariée vénuste qui n’a rien consommé de ses belles noces, bien au contraire, elle a servi de festin à toutes les turpitudes et gît paisiblement, blanchie de ses tourments, de toute imputabilité aussi, un sein arraché pointé au ciel, comme pour témoigner du matricide. Nedjma, une étoile s’est éteinte, mais lorsqu’on maîtrise la lecture du ciel, on sait déjà que rien n’y perd de sa flamboyance, nous lui sommes juste dérobés. Nedjma, l’Algérie à mon sens, livrée un jour à Beni Kelboun, mamelles bien rebondies. De simples crevards, ils muèrent en Titans et en guise de remerciements, ils replantent leurs crocs à travers la personne auguste de Hamerlaine chaque anniversaire dans le sein d’une vierge et l’arrachent. «Elle est là, et c’est tout. Fascinante et effroyable à la fois. Telle une offrande sacrificielle…» Aujourd’hui Nedjma, un jour l’Algérie, lorsque ses mamelles tariront. C’est jusque-là que veulent aller Beni Kelboun, la déchiqueter et l’offrir à nos yeux médusés. Devons-nous juste en témoigner un jour comme des étrangers ou le devoir d’agir nous incombe ? J’y reviendrai.

Yasmina Khadra a toujours eu les yeux rivés sur son bercail. Préparait-il ce retour en trombes à bord d’un polar ? Récidive-t-il dans un genre littéraire qu’il connaît déjà à travers une trame constituée par l’élucidation d’un crime en milieu urbain ? Que nenni ! Ce qu’il offre cette fois-ci est de l’inédit ? Lui-même semble transfiguré par moult flagrances ! On aurait dit que toutes ses œuvres lui ont servi à aiguiser ses crocs pour cette morsure ultime et j’espère, pas la dernière.

Il s’agit d’un roman noir d’une rare violence mais pas vaine, tracé par une plume d’une impétuosité singulière, exhortée par une seule ambition : rendre compte d’une réalité sociale précise dans un pays broyé par un étau mis en place grâce à une poignée de révolutionnaires lesquels en réalité ne sont que les survivants d’une guerre fratricide sans merci. Les rboba d’Alger, ces intemporels que rien ni personne ne peut déraciner.

"Les rboba d’Alger ne crèveront jamais. Lorsqu’il n’y aura plus d’étoiles dans le ciel, lorsque le soleil s’éteindra, lorsque les dieux rendront l’âme, les rboba seront toujours là, trônant sur les cendres d’un monde disparu et ils continueront de comploter contre les ténèbres, de mentir à leurs propres échos, de voler de leur main gauche leur main droite et de poignarder leurs ombres dans leur dos". 

Un constat amer passant en revue une société où tous les repères moraux ont trébuché au profit d’autres résonnants. Un système de fonctionnement aux rouages archaïques gangrénés par la corruption, un gratin politique constitué de tyrans, d’usurpateurs et de corrupteurs, des frontières chèrement acquises mais pour mieux régenter le gangstérisme, aucune ostentation sauf celle relative à l’utilisation de toutes formes de violences. Rien n’échappe aux yeux de lynx, les vicissitudes du gotha politique, la dispersion de l’élite intellectuelle. "L’élite politique et l’élite pensante, la première est une caisse résonnante, la deuxième est une pompe funèbre ». Une sagacité extrême à saisir tout ce qui cloche, des pires abjections aux tendres abaissements sans oublier les affreuses manies qui sont les nôtres nous Algériens, comme notre allergie aux critiques, ou notre aversion pour le succès de nos pairs.

"Le problème est foncièrement culturel. Nous avons une sale mentalité. Qu’un célèbre humoriste vienne nous divertir, on lui rentre dans les plumes. Qu’un réalisateur nous gratifie d’une avant-première mondiale, on le descend en flammes ; on se dépêche de répandre n’importe quelle foutaise trouvée sur le web et on passe sous silence des consécrations tonitruantes. S’agit-il d’une fatalité, d’une pathologie ou d’une nature".

"Nous crapahutons encore au stade anal du moi, Eddie… La faute au système. C’est lui qui pousse ses enfants à la folie en leur refusant le droit d’être heureux chez eux" "Je ne suis pas d’accord. Le système n’est que la toile de fond de notre veulerie….Je n’ai jamais réussi à situer l’origine de cette détestation forcenée que les intellos et les artistes de chez nous se vouent sans trêve et sans merci".

"Nous sommes une intelligentsia née de la confusion des genres. Nous ne croyons pas dans l’individu, encore moins dans sa capacité à se substituer à une communauté stigmatisée. Nous sommes des êtres aigris, la contestation et le déni sont nos armes de destruction massive. Quelqu’un a dit : celui qui ne sait pas s’émerveiller est un malheur itinérant or le malheur est parfois bon à quelque chose et nous ne sommes bons à rien ; Nous érigeons nos repères en fonction de nos frustrations. Chez nous le talent d’un congénère ne nous grandit pas, il nous renvoie à notre nullité."

Une mise à nu totale qui comptabiliserait plus de détracteurs que de partisans, mais à ce stade de son affûtage, plus rien ne parviendrait à éperonner l’auteur. Trois personnages principaux mènent la cadence dans son roman :

Ed Dayem, un baron de la presse peu scrupuleux, croyant ferme aux vertus du gigantisme. Tout chez lui œuvre en ce sens, son capital, ses compromissions, les montagnes d’honneurs pulvérisés, les océans de carrières englouties. Un homme pernicieux, mais qui a peur.

Hamerlaine, aïe aïe aïe, nul ne peut le décrire mieux que la plume de Khadra lorsqu’elle se veut acerbe.

"Hadj Hamerlaine paraît aussi vieux que le vice. L’érosion des ans ne lui a laissé qu’une fine pellicule blafarde en guise de peau. Les yeux enfoncés plus profond que ses arrière-pensées, le nez tel un fanion en berne au milieu de sa face de carême, il évoque une momie fraîchement désincrustée de son sarcophage. Ed Dayem jurerait que le vieillard passe ses nuits à se conserver dans une baignoire remplie de formol et ses jours à sécher sur son trône de dieu intérimaire, refusant crânement d’abdiquer devant l’âge et le poids de ses péchés. Mais il sait aussi que ce bout de ruine humaine, ce petit vieillard au teint de poussière, est capable de provoquer un tsunami rien qu’en éternuant".

Pour résumer, cet énergumène est un être ignoble, présomptueux, avilissant, ombrageux, suspicieux, cynique, ne respectant rien ni personne. Un homme seul malgré son incommensurabilité.

Nora, la commissaire est le clou de l’histoire. Aguerrie, dotée d’une beauté opulente et d’un caractère bien trempé, elle livre bataille à un bastion de machistes, une sorte d’amazone des temps modernes. Une femme forte mais qui a un faible, une autre femme.

Un quatrième personnage offre des entractes déments :

Guerd, le machiste, un lieutenant corrompu, arrogant ne supportant pas d’être aux ordres d’une femme. Un homme à vendre, mais pas quel que soit le prix. Enfin les deux derniers personnages semblent secondaires et n’être là que pour tempérer le rythme :

Zine, l’inspecteur effacé, souffre-douleur de Guerd, chouchou de Nora. Un homme frappé dans sa virilité. Sid Ahmed, un ancien animateur de la chaîne 3, vivant en ermite à Fouka, traqué par toutes sortes de fantômes. Un homme mort.

Et puis, un drame central, celui de cette jeune fille désarticulée à la fleur de l’âge auquel viennent se greffer tant d’autres, personnels, sociaux, intimes ou existentiels. Cette prolifération de malheurs nous fait presque oublier la victime. Tout le monde cherche l’assassin, mais à travers cette poursuite, ils ne font que se rechercher. Beaucoup se perdent, peu se retrouvent, un seul extirpe ses retrouvailles.

"Qu’attendent les singes" s’articule autour d’une enquête, mais ne recèle aucune énigme. Il repose sur un univers très peu conventionnel et loin d’être ludique. Le mal qu’il décrit n’est pas niché dans la nature humaine mais plus tôt dans l’organisation sociale transitoire.

Son discours est terriblement critique et vivement contestataire. Tout au long de l’histoire, il demeure enténébré et véhicule une vision pessimiste du pays : « Alger s’enlise dans ses bourbiers. Elle ne se souvient plus de l’ivresse des cimes. Sa mémoire a brûlé avec sa tête ; ses cérémonies, on les a rangées au placard ; ses zornas résonnent dans le vide. Les petits artisans de La-Casbah, les redjla de Bab el-Oued, les chantres de Soustara et les mascottes de Belcourt, pfuit ! partis en fumée. Il n’y a plus de pudeur dans les confidences, plus de certitude à l’horizon. Les braves rasent les murs, la place est livrée aux chiens et aux vauriens. Les quartiers où tant d’alliances fleurissaient au gré des rencontres, les bars où l’on se soûlait la gueule jusqu’à prendre un clochard échevelé pour un prophète, tout a disparu ». No man’s land !

Subitement, à la fin, l’auteur déroge à la règle d’or du roman noir et finit sur une note optimiste pas fortuite mais exhortant la plèbe à prendre son destin en mains. Et ô surprise, l’auteur de cette prise de conscience ultime n’est autre que Zine le discret, l’impuissant ! Accablé par le black-out ayant sacré des évènements gravissimes, il ramasse tout ce que les terroristes ont laissé comme vigueur en lui et donne un coup de pied décisif dans le nid de couleuvres. Mais quand on connait bien Yasmina Khadra et le culte particulier qu’il voue aux anti-héros, le oh ! se transforme en ah ! Et l’on est presque contents de retrouver cette tendance agaçante chez lui qui dénote sa foi en les formidables potentialités inhérentes à chaque individu aussi dépouillé soit-il. D’autant plus que dans ce roman Zine incarne tout un peuple malmené par les abus du despotisme, écharpé par des années de terrorisme, désabusé, n’aspirant plus qu’à fumer ses joints en paix face à un horizon rétrécissant, puisque sa dissipation a déjà été enclenchée.

Du face à face "Zine-Hamerlaine" ou "Plèbe-Béni Kelboun" ressort l’implacabilité d’un réquisitoire et la plaidoirie fangeuse d’un Beni Kelboun qui trahit le dédain de cette race pour tous ceux qui ne se rallient pas à la cause carnassière qu’ils incarnent. Je laisse les lecteurs découvrir cette phase décisive du roman, ce virage viriliste qu’emprunterait inéluctablement un jour l’Algérie en éradiquant la horde de jouisseurs impénitents prête à immoler en holocauste tout et tous juste pour que l’inviolabilité de leurs privilèges se chronicise à jamais.

"Je refuse de croire au recyclage de ton malheur, Algérie. Ton simulacre de victime expiatoire ne trompe personne et la convalescence n’a que trop duré. Un jour, le voile intégral qui te dérobe au génie de tes prodiges tombera et tu pourras te mettre à nu pour que le monde entier voie que tu n’as pas pris une seule ride, que tes seins sont aussi fermes que tes serments, ton esprit plus clair que l’eau de tes sources et tes promesses toujours aussi intactes que tes rêves. Algérie la Belle, la Tendre, la Magnifique, je refuse de croire que tes héros sont morts pour être oubliés, que tes jours sont comptés, que tes rues sont orphelines de leurs légendes et tes enfants rangés à la consigne des gares fantômes. S’il faut secouer tes montagnes pour les dépoussiérer, boire la mer jusqu’à la lie pour que tes calanques se muent en vergers, s’il faut aller au fin fond de l’enfer ramener la lumière qui manque à ton soleil, je le ferai."

Une signature confiante en l’avenir que seule la générosité du fils de Kenadsa pouvait apposer.

Moralité du roman :

"Les hommes, à de certains moments, sont maîtres de leur sort ; et si notre condition est basse, la faute n'en est pas à nos étoiles ; elle en est à nous-mêmes." WS.

"Qu’attendent les singes", une adjuration plus qu’une interrogation, pour preuve, aucun point ne tortille à la fin du titre. A lire absolument !

H. M.

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Commentaires (12) | Réagir ?

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algerie

merci bien pour les informations

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bachir annabi

c'est tous des assassins le pouvoir et ces sbires dieu existent et il saura qui punir in ch allah

ce boutef paiera tres cher devant dieu

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