Les martyrs, nos intoxications

Bouteflika posant devant le portrait d'un illustre chef de l'ALN.
Bouteflika posant devant le portrait d'un illustre chef de l'ALN.

Si l’intitulé mis ici en exergue paraphrase celui de la dernière exposition du Musée public d’art moderne et contemporain d’Alger (MAMA), El Moudjahidate, nos héroïnes[1], c’est dans le souci de déceler un autre enfumage, le plus important d’entre tous émanant évidemment des braises attisées par les suppôts-viatiques du 4e mandat d’Abdelaziz Bouteflika.

Présents à la conférence de presse tenue le jeudi 20 mars 2014 au forum d'El Moudjahid, les deux photographes Nadia Makhlouf et Benyoucef Chérif y projetteront un diaporama sonore révélant les prémisses d’une monstration décidée en 2011 dans le cadre du Cinquantenaire de l’indépendance mais qui sera finalement aménagée vingt mois après le déclenchement de ses festivités commémoratives. Dorénavant calée sur le timing de l’élection du mois d’avril et la reconduction du Président-candidat, elle offre aux visiteurs du MAMA soixante photographies (une ancienne couplée à une plus récente) d’ex-tisseuses de drapeau, d’infirmières, d’agents de liaison, de poseuses de bombe ou de simples dactylographes. Ces anciennes engagées du conflit armé se découvrent également dans les documentaires La Vie d’un jour et De l'invisible au Visible: Moudjahidate, femme combattante, un film consacré à l’ex-militante Gylberte Sportisse qui raconte face caméra, et depuis son appartement d’Aubervilliers, ses années passées au maquis. À découvrir du 22 mars au 05 juillet 2014, 120 photographies témoignent des implications de milliers de fidaïa. Certaines seront invitées au vernissage d’une exposition qui se résume à ce principal dilemme : quelle est à ce jour la place des moudjahidate et que reste-t-il de leurs luttes antérieures ?

Notre posture de sociologue nous incite à répondre par l’interrogation suivante: en quoi cette problématique peut-elle nourrir celles inhérentes à l’élargissement du champ de l’art moderne et contemporain en Algérie ?

Pour la valider, le directeur du MAMA, Mohammed Djehiche, avancera, comme il l’avait précédemment fait en mai 2013 au moment de la manifestation Les photographes de guerre: Djounoud en noir et blanc, que les clichés sélectionnés comportent aussi un aspect éminemment plastique, que le subtil intérêt était de remarquer qu’entre «(…) chacune des photos d’hier et d’aujourd’hui, il y a toute la distance d’un parcours, (que) c’est la dualité entre l’histoire et la création» qu’il fallait privilégier afin de convenir que «(…) toutes ces photos sont frappantes d’humilité, de modestie mais aussi de présence de chaque moudjahida dont le regard devient intemporel et qui sort de tout repère spatial»[2]. Ce regard se soustrait en réalité aux jalons discursifs balisant la légitimité esthétique de l’artiste-créateur.

Importé via la colonisation, ce concept d’artiste-créateur s’appliquera entre le 1er Novembre 54 et le 05 Juillet 1962 aussi (et de plus en plus) aux avant-corps d’un art politique de combat pour se conformer ensuite à un régime de communauté, au "Nous collectif", aux slogans "Un seul héros le Peuple" et "À bas le culte de le personnalité", aux semaines culturelles dans les pays dits "Frères" (car musulmans, socialistes ou tiers-mondistes), aux commémorations historiques (1er Novembre 1954 et 05 Juillet 1962), aux complaisances tiers-mondistes entretenues lors du festival Panafricain de 1969 et 2009 puis en 2003 au moment de l’ Année de l'Algérie en France. Mobilisés pendant douze mois, les plasticiens algériens redoreront l'image d'un pouvoir militaro-industriel en quête d’une recapitalisation symbolique et attendront une décennie avant de voir progresser leur statut socio-professionnel, un essor qui n’a rien à voir avec l’agrément du Musée public d’art moderne et contemporain d’Alger (MAMA). Cette institution ayant été acceptée par les "hauts décideurs" uniquement pour satisfaire aux fastes d’Alger, capitale de la culture arabe 2007, elle a toutes les apparences d’une vitrine officielle et n’est donc pas la traduction directe d’un champ traversé et segmenté par une adversité-diversité des langages. Employée sans discernements critiques, la locution "art contemporain" n’est toujours pas devenue en Algérie la borne dialectique et cognitive à partir de laquelle peut d’une part se discerner, donc se dégager, une modernité esthétique et d’autre part se re-singulariser (à nouveau) la figure de l'artiste-créateur.

Ce modèle s’appréhende encore trop souvent en fonction de l’itinéraire partisan d’intervenants et non pas à l’instar d’une analyse proprement formelle, comme le prouvent d’ailleurs les hommages posthumes réservés à Aïcha Haddad[3], une peintre dont il y aurait ainsi lieu de préserver les tableaux, photos, écrits et documents moins parce que son visage reste affilié à l’Armée de libération nationale (ALN) et à son internement de quatre ans (1958-62), une double identification qui lui vaut la dénomination de moudjahida[4].

Ainsi, la seconde Rencontre des plasticiens amateurs célébrera du 24 au 26 février 2014 (au Complexe culturel de Bordj Bou Arréridj) les femmes créatrices sous couvert de l’engagement dit révolutionnaire d’une protagoniste toujours installée en première ligne puisque la galerie Baya du Palais de la culture Moufdi-Zakaria abritera du 05 au 30 mars 2014 l’exposition collective[5] Hommage à Aïcha Haddad. Elle mettait de la sorte à l’honneur "l’une des figures de proue des arts plastiques en Algérie". La consécration vouée à Aïcha Haddad incombe moins à une originalité détectée en amont par les arguments d’historiens et critiques d’art, qu’à des penchants strictement idéologiques, ceux-là mêmes qui illustrent les prétentions extra-culturelles de Khalida Toumi et animent à fortiori l’évènement El Moudjahidate, nos héroïnes. Toute personne au courant des mouvances de la photographie plasticienne a à soumettre à Mohammed Djehiche, et à travers lui à l’entendement général, cette autre question : que vient faire ce projet dans un musée d’art moderne et contemporain privé de matériaux analytiques et en complet décalage avec les paradigmes moteurs animant la création internationale, sinon contribuer, par son cachet politique, à assurer un bail supplémentaire à la locataire du Palais Moufdi Zakaria ?

C’est justement la ministre de la Culture qui proposera en 2011 l’idée d’exhiber des portraits déjà retenus en 2013 par l’IREMMO[6] puis la Biennale photographique de Conches[7], références qui suffisent donc à homologuer des prétentions modernistes, notamment celles de Nadia Makhlouf qui expliquera que toute la difficulté de son dispositif mnémonique résidait dans l’unique recherche d’êtres oubliés et qu’il importait de réhabiliter en tant que valeureux avant-corps de la désaliénation coloniale. Née près de Paris, celle qui se dit spécialiste (encore une) de tout ce qui touche à l’image déclarait vouloir «(…) retrouver et rencontrer toutes ces femmes qui avaient participé de près ou de loin à cette guerre, qu’elles se soient battues au maquis (comme soldat ou comme infirmière), à la Casbah (comme poseuse de bombes), comme artiste (des troupes d’artistes donnaient des spectacles en France, en Algérie et dans le monde entier pour sensibiliser la cause algérienne), ou bien en clandestinité dans la métropole»[8]. C’est donc dans l’optique d’alimenter la recapitalisation symbolique débutée via la Saison culturelle 2003, Année de l’Algérie en France que Nadia Makhlouf profitera du Cinquantenaire pour sortir de l’anonymat des soldates, pour, ajoutera-t-elle, focaliser l’attention sur «(…) des femmes qui étaient dans la résistance (…), donner une visibilité à chacune d’elles (…) photographier celles qui sont de nationalité et de religion différente (…)», des options certes appréciables mais qui n’apportent rien à un débat intrinsèquement artistique qu’au lieu de privilégier le directeur du MAMA ignore ou enterre. Craignant la moindre vague déstabilisatrice, il préfère voir à travers la nouvelle exposition une «(…) halte-méditation sur le moment historique d’une Algérie combattante dans laquelle l’idéal patriotique a supplanté les traditions ancestrales, libérant par là même les énergies de la société algérienne dans son ensemble». Autrement dit, Mohammed Djehiche détecte sous couvert des effigies de djounoud, moudjahidate et autres martyrs les parangons de l’art moderne, lequel genre ne serait plus à trouver chez les plasticiens locaux des années 2000 puisque «(...), franchement, nous n’avons pas de grands artistes d’art contemporain en Algérie»[9], osera-t-il avouer. L’alerte que nous déclenchions dès l’annonce de ce postulat prévenait d’un flou artistique aussi nébuleux que l’enfumage perpétré en Algérie au niveau du paysage politique, que le "principe d’invraisemblance" employé autrefois par des miniaturistes persans pour, après avoir par exemple dessiné un improbable éléphant rose, s’autoriser à peindre la nudité d’une femme.

Intégré en 1983 à l’École nationale des Beaux-Arts d’Alger, Mohammed Djehiche nous dévoilera cet artifice du monde musulman, leurre dans lequel il semble se complaire pour préserver un rôle de potiche prescrit à l’échelle de ses supérieurs hiérarchiques, refuser d’assumer sa mission de dénicheur de talents, de contacter des analystes susceptibles de prendre en charge des commissariats qu’ils peuvent rendre attractifs grâce à leurs connaissances des enjeux artistiques. Au contraire, le conservateur du MAMA se les réserve (puisque gracieusement rémunérés), ne délègue pas sous le prétexte fallacieux d’un manque d’experts et de thématiques attrayantes.

Parmi celles déjà exploitées par Nadia Makhlouf, une s’intitule Femmes Fatales. Elle porte sur les conditions de vie de la gent féminine en Kabylie et au sein de territoires plus désertiques, là où des prostituées exercent "le plus vieux métier du monde". Plutôt que de réserver des sujets en mesure de provoquer des controverses socio-culturelles, c’est donc celui consacré aux moudjahidate qui a été adopté. Sur ce point, nous estimons que Nadia Makhlouf n’a elle-même pas détecté que sa démarche est utilisée à des fins autres qu’artistiques. Elle sert en effet davantage les desseins d’une ministre de la Culture qui compte coûte que coûte se maintenir à son poste et dont les habituels élans propagandistes l’incitent à proclamer sa «(…) fierté de voir l'Algérie avancer avec ses enfants qui poursuivent la grande œuvre que nos martyrs ont réalisée au prix de leur vie (...)»[10]. Elle annoncera quelque mois plus tard que El Moudjahidate, nos héroïnes répond à une dette accomplie envers celles «(…) qui ont contribué grandement à permettre à l’Algérie de recouvrer sa souveraineté»[11], une souveraineté justement confisquée cinquante et un ans après l’indépendance par une "famille révolutionnaire" qui a su domestiquer de nombreux intellectuels et dissidents par le truchement de la rente pétrolière. Aux yeux du journaliste et écrivain Youcef Baâloudj, Kahlida Toumi synthétise parfaitement le revirement d’une opposante politique devenue «(…) une personnalité culturelle loyaliste (…). D’autres ont peur en raison de la délation et trahison qui prévalent aujourd’hui»[12]. Si le contexte favorise l’omerta, la productrice Amina Haddad a décidé de la briser en déclarant que lorsque l’on «(…) se sent investi du devoir de fidélité au sacrifice extrême des martyrs de la liberté et de la démocratie, on se doit d’agir avec dignité (…), sans attendre d’y être convié d’une manière tronquée et/ou intéressée»[13]. Refusant la condition programmée de suiviste et d’assisté, l’écrivain Youcef Zirem accusera un système de la mamelle qui a réussi à corrompre une grande partie des frondeurs et autres francs-tireurs.

Le périodique El Watan Week-end du 14 mars 2014 interpellera donc auteurs et créateurs sur la présidentielle du 17 avril et s’interrogera afin de savoir pourquoi les "éclairés" ont tant de mal à se positionner vis-à-vis d’elle ? Les éditeurs Selma Hellal et Sofiane Hadjaj reviendront sur l’autocensure, feront remarquer que c’est le désir de plaire à tout prix qui a pris le pas sur une création libre et subversive, pousse à l’inhibition quotidienne des esprits, à l’instrumentalisation de tel ou tel fait de l’histoire. Le soupçon s’est tellement infiltré dans les têtes, que le mutisme facilite la complaisance, de surcroît le contrôle de masses privées des garde-fous nécessaires pour contrer les baltaguia (nervis) accaparant les leviers décisionnels et contrarier des agents culturels qui bloquent les dynamiques car sachant qu’ils disparaîtront du champ de l’art moderne et contemporain à la moindre décantation culturelle ou sécularisation démocratique.

Le représentant du SYNAA[14] de Bejaïa se plaignait lui-même d’une ligne urbanistique alourdie par le critère du "moins-disant" jusque-là reconduit au détriment de l'œuvre architecturale, attestait de pouvoirs publics percevant les concepteurs comme de vulgaires sous-traitants. C’est en fait exactement le statut réservé aux précurseurs dans un pays où s’exhibe à outrance l’autre face du "renouveau dans l’authenticité" ("tajaddud wal açala"). Hormis les avant-corps de la culture de combat, ce paradigme facilite l’élection de peintres concentrés sur les legs immémoriaux. La Maison de la culture de la wilaya de Bechar abritait en mars 2014 les 23 tableaux que Chahinaz Salhi consacrait également à la femme afin de valoriser cette fois «(…) sa dimension culturelle (…) ses habits traditionnels, tatouages et bijoux », des traditions encore agissantes «(…) en dépit de l’avalanche vestimentaire occidentale qui constitue l’épée de Damoclès pour nos coutumes ancestrales»[15].

La préposée administrative de la daïra de Bechar précisera composer en faveur de la défense du patrimoine. Aussi, s’attache-t-elle à renflouer cette digue «(…) contre l’oubli et la décadence des civilisations (…) qui préserve de la mondialisation et des crises d’identité (car) lorsqu’on peint ce qui fait l’identité occidentale, c’est une manière indirecte d’importer une culture et de l’inculquer à notre société, (de) faire disparaître notre identité (que) l’artiste a pour objectif de préserver; (il) doit nécessairement avoir un message positif»[16]. On retrouve dans les propos de l’autodidacte des poncifs protectionnistes identiques à ceux qui motivent El Moudjahidate, nos héroïnes, une exposition au commencement de laquelle l’historienne Malika El-Korso distribuera la dernière lettre qu’Hassiba Ben Bouali adressait le 15 septembre 1957 à ses parents. Celle que le journal Liberté du 24 mars 2014 nommait la «(…) martyre de la bataille d'Alger» fut l’une des icônes à sanctifier en 1984, année lors de laquelle de nombreux peintres et sculpteurs algériens contribuaient à la promotion des Héros de la Révolution, et par là même à l’aménagement du Musée de l’Armée, là où aurait à notre avis dû se tenir les manifestations Les photographes de guerre: Djounoud en noir et blanc puis donc El Moudjahidate, nos héroïnes.

Le désormais récurrent et incontournable concept de stabilité impacte tellement le champ artistique que le MAMA s’est vu attribuer deux monstrations qui plombent sérieusement l’évolution ou reconversion des concepts d’art-création et d’artiste-créateur, des croyances largement en retrait à cause d’une recapitalisation symbolique inhérente donc à un "renouveau dans l’authenticité révolutionnaire" annexé par une petite communauté de goûts imposant ses arbitraires à des docteurs d’État empêchés de soumettre des problématiques pourtant déjà soutenues dans leurs thèses. Sur ce terrain là, les opérateurs culturels et artistiques du Maroc prennent plusieurs longueurs d’avance tant ils travaillent depuis des mois sur des questions internes à leur expression du sensible et non pas en accointances à des perspectives politico-emblématiques.

En 2014, les plasticiens du Royaume chérifien se trouvaient aux premières loges à la Biennale de Marrakech (26 février au 31 mars 2014), divulguaient leurs œuvres au Centre d’art moderne de Tétouan (CAMT) ouvert le 20 novembre 2013, le feront bientôt au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) de Marseille[17] puis à l’Institut du Monde arabe de Paris. Moulim El Aroussi, Mohamed Métalsi et Jean-Hubert Martin y sont chargés d’une monstration d’art contemporain retenue dès l’automne prochain au cœur de la capitale française. Le curateur principal de Les Magiciens de la terre (Jean-Hubert Martin) a ainsi inspiré ses deux autres collaborateurs, ceux-ci ayant à trouver à l’intérieur des régions les plus reculées de leur contrée des modus operande à même de mettre en exergue des créateurs non formatés par les circuits de l’art international. Ils ont en fait à enregistrer une doxa identique à celle distinguée en 1989 : l’Invention. C’est à partir de ce vocable clef que des Orientaux furent convoqués vingt-cinq années auparavant pour être confrontés à leurs homologues Occidentaux. Les commissaires d’alors les retiendront en vertu de leur éloignement vis-à-vis des commandes étatiques ou institutionnelles mais ignoreront des artistes algériens investissant pourtant depuis une décennie le schème religieux, une omission regrettable que nous n’aurons malheureusement pas eu l’occasion de dénoncer pendant le colloque des 27 et 28 mars 2014, un séminaire que le Centre Pompidou dédié à Les Magiciens de la terre. 

L’exposition fut considérée en son temps comme un évènement phare car en s’intéressant à d’autres continents (Afrique, Asie et Océanie), à des "cultures invisibles" maintenues aux frontières de la scène artistique internationale, elle annonçait avant l’heure la mondialisation. Pionnier en la matière, l’événement bénéficie désormais des diligences particulières d’Alain Seban, le président du Centre Pompidou, lequel mène une action curatoriale qui «(…) reflète la nouvelle géographie de la création.», car c’est à son avis «(…) un enjeu majeur au XXIe siècle pour un musée d’art contemporain», une logique que Mohammed Djehiche doit assurément méditer de manière à s’imprégner du processus de globalisation de l’art d’aujourd’hui, à voir comment ses fondements pénètrent les œuvres de quelques plasticiens algériens, notamment des émergents. Avant que s’écroule le 09 novembre 1989 le mur de Berlin, la manifestation Les Magiciens de la terre provoquait un véritable séisme en explorant les nouveaux espaces d’une contemporanéité artistique qui connaîtra une expansion en Chine, İnde, Amérique latine et Afrique. L’Algérie ne profitera pas des bouleversements ethnocentristes divulguant des pratiques enfouies dans la tradition et l’histoire culturelle, tant les points de résistance formulés autour des concepts d’ancrage, de spécificité et contre les effets d’homogénéisation du marché capitaliste, inciteront à engranger de l’anti-cosmopolitisme. Le récurrent non-assimilationnisme promulgué par le Programme de Tripoli (mai-juin 1962) et redondant anti-impérialisme culturel interdiront d’investir des nomenclatures postcoloniales qui taraudent depuis plus d’une décennie la nature et l’objet d’un art contemporain désormais détaché des visions hégémoniques et euro-centristes de la chronologie historique, cela au profit de l’altérité transnationale ou trans-territoriales de singularités diasporiques se mouvant en permanence entre Orient et Occident.

Si la postmodernité a considérablement accentué un balancement dans lequel se compromettront les artistes européens de la trans-avant-garde, elle aura pour conséquence de faire germer en Algérie du retour à l’ancien, relent favorable à la sacralisation des martyrs et non pas à de la pluralité ou interlocution culturelle et ses Regards Reconstruits. C’est là le titre d’une exposition photographique dont les deux premières éditions commencèrent en 2009 et 2010. Rééditée quatre ans plus tard, elle était préalablement programmée au MAMA mais se déroulera jusqu'au 30 avril 2014 à la galerie "İsma" du Riadh-el-Feth, un endroit géré par l’épouse de Mustapha Orif, le directeur de l’Agence algérienne pour le rayonnement culturel (AARC). İl y a manifestement là une collusion d’intérêts incompatible avec une déontologie complètement ignorée dans un pays où le prochain scrutin du 17 avril sera probablement emporté par un Président-candidat aphone. C’est la conclusion que rapportait Luis Martinez, un énième autoproclamé spécialiste de l'Algérie[18]. Reprenant à son compte des analyses déjà publiées ailleurs, il confiait le 24 mars 2014 à l’hebdomadaire français L’Express que Bouteflika souhaite «(…) mourir en fonction et s'inscrire dans la lignée de Houari Boumediène, (…) bénéficier d'un hommage à la hauteur de ce qu'il croit avoir apporté à l'Algérie (…). İl a déjà gagné parce que les principaux groupes d'intérêts qui structurent le système politique algérien ont publiquement annoncé leur choix en sa faveur (…). Tous ces groupes partagent l'idée que ce n'est pas le moment de penser le changement (…). Pour le pouvoir en place, la stabilité est le seul argument de campagne (…). Ce système n'offre guère de perspective de développement (…), l'armée est l'acteur principal de l'appareil d'État. Sans elle, il est extrêmement difficile de penser le changement.».

Les vaines tentatives du mouvement "BARAKAT" (çà suffit) caractérisent le statu quo. Voulu aussi symbolique, son rassemblement du lundi 24 mars 2014 au 21 boulevard des martyrs, donc devant le siège de l’ENTV (télévision publique d’État), avait beau dénoncé la fermeture du champ médiatique ou audiovisuel, Ali Benflis poursuivait sa course de lièvre «(…) pour faire de la souffrance et du martyre le socle de notre identité nationale»[19], alors que le député du Front des forces socialistes (FFS), Mostefa Bouchachi, démissionnait de l’Assemblée Populaire nationale (APN) «(…) par fidélité aux martyrs qui se sont sacrifié pour l’établissement d’un État national démocratique et juste.»[20]. Les scribes d’Abdelaziz Bouteflika se mettront eux-mêmes au diapason de la martyrologie en lui écrivant un texte publié dans le journal El Moudjahid du 24 mars 2014, cela à l'occasion du 58ème anniversaire du décès de Mostefa Ben Boulaïd, un chahid doué «(…) d'un courage et d'une sagesse inégalés, des qualités propres aux fils des Aurès, une région qui a, de tout temps, été le bastion de la gloire, de l'authenticité, de la dignité et de la fierté» mais qui exprime depuis quelques jours sa colère à l’encontre des invectives du désormais directeur de campagne, Abdelmalek Sellal. De là le message lénifiant en l’honneur d’un totem «(…) à l'avant-garde du combat pour la libération de la patrie, fort d'un sens patriotique incontesté et d'un courage à toute épreuve (…), ce fils des Aurès et de l'Algérie, martyr symbole, (…). S'il est d'usage de pleurer les morts, il convient ici de célébrer nos martyrs, qui sont vivants auprès de leur Seigneur, et de glorifier leur legs éternel. Gloire et Éternité à nos valeureux martyrs.».

Le montage photographique du quotidien El Moudjahid qui disposait côte à côte les visages de Bouteflika et de Ben Boulaïd démontre en soi les subterfuges usités par les relais de l’allégeance, parmi lesquels Mohamed Cherif Abbas, le ministre des Moudjahidine pour lequel «les jeunes Algériens d'aujourd'hui et de demain doivent se nourrir du sacrifice de ce chahid et du million et demi de martyrs tombés au champ d'honneur pour que l'Algérie vive libre et indépendante».

Hormis El Moudjahid, les périodiques La Tribune, L’Expression et Horizons, que nous avons consultés ces dernières semaines, ont, par la diffusion de photos montrant un Président alerte, largement participé à alimenter un mensonge laissant croire que le pseudo-dauphin de Boumediène pouvait gouverner une nation dorénavant aux mains de réseaux maffieux. Mais alors, écrira Mohamed Benchicou, «(…) va-t-on laisser faire sous prétexte qu'ils ont le gourdin et la prison et nous, notre seul cri de désespoir ? Va-t-on s'abriter derrière ce mouvement Barakat ! dont on mesure que son courage est à la hauteur de son impuissance ? Va-t-on confier à quelques citoyens aussi courroucés que nous mais moins lâches, la mission de sauver ce qui reste de notre honneur ? Personne n'aura le privilège de dire qu'il ne savait pas. Si le quatrième mandat venait à s'enclencher, nous aurons été tous complices de l'homicide national»[21].

Pour notre part, nous espérions que des universitaires et intellectuels originaires de l’Ouest du pays (région de Bouteflika) allaient réagir. Seulement, et comme beaucoup d’artistes se proclamant d’avant-garde, ils «(…) auront préféré l'indignité du silence au courage d'un dernier combat, (…), oublié de dire et d'écrire en une époque peut-être sans vertu mais pas sans mémoire (…)»[22]. Sociologue, et par la force des choses historien de l’art, nous rappellerons à certains, et au moment opportun, que la domination et violence symboliques de l’ "État-Armée surveillance" affecte le devenir de leur éthique de singularité, ont fait d’eux des subalternes de la clôture déterministe et son corollaire : l’intoxication aux martyrs.

 Saadi-Leray, sociologue de l’art

 Renvois

[1] Le terme héroïne est donc à appréhender comme synonyme de drogue, donc d’intoxication.

[2] Mohammed Djehiche, in El Moudjahid, 20 mars. 2014.

[3] Née en 1937 à Bordj Bou-Arréridj et décédée en 2005 à Alger.

[4] Organisé à Bordj Bou-Arréridj, le colloque de 2013 s’intitulait Aïcha Haddad: parcours d'une femme et parcours d'une artiste.

[5] Avec Baoudj Djohar, Bendali Hacine Chafika, Ghlamallah Nariman, Kourdoughli Ahlam, Menaa Houria, Nehab Sabrina, Sahraoui Karima et Zahaf Hassina.

[6] L’İnstitut de recherche et d'étude du Maghreb et du Moyen-Orient.

[7] Ville de Haute-Normandie qui recevait la manifestation d’octobre à décembre 2013.

[8] Nadia Makhlouf, in La Nouvelle république, 25 mars. 2015.

[9] Mohammed Djehiche, in El Moudjahid, 16 déc. 2013. 

[10] Khalida Toumi, in El Moudjahid, 14 sept. 2013.

[11] Khalida Toumi, in El moudjahid, 23 mars. 2014.

[12] Youcef Baâloudj, in El Watan week-end, 14 mars. 2014. 

[13] Amina Haddad, in El Watan Week-end, op. cit.

[14] Syndicat national des architectes agréés algériens.

[15] Chahinaz Salhi, in El Moudjahid, 24 mars. 2014.

[16] İbid.

[17] L’institution de la Cité phocéenne inaugurera en mai 2014 Temps fort Maroc via une série d’expositions centrées sur la création contemporaine et le patrimoine.

[18] İl est directeur de recherche à Sciences-Po, précisément au Centre d’études des relations internationales (CERİ)

[19] Ali Benflis, in El Watan, 19 mars. 2014.

[20] Mostefa Bouchachi, in El Watan, op. cit.

[21] Mohamed Benchicou, in Le Matin. Dz, 17 mars. 2014.

[22] İbid.

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Commentaires (4) | Réagir ?

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Aksil ilunisen

Je prefere de loin le regard persant de benboulaid!.....

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Massinissa Umerri

Tu es rigolo !

Si l'avenir de ta fille t'importe autant que ca, je te conseille de l'enmmener dans un muse' de l'espace, de la robotique etc. Et la liberer du conditionnement emotionnel. L'Algerie, seul pays ou on investit ses enfants au profit des grand-parents. C'est toute la problematique. La dilapidation en resulte.

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