A Ali Benflis

Ali Benflis.
Ali Benflis.

"Je voudrais être soumis à ces tortures pour être sûr que cette chair misérable ne me trahisse pas, j’ai la hantise de voir se réaliser mon plus cher désir, car lorsque nous serons libres, il se passera des choses terribles. On oubliera toutes les souffrances de notre peuple pour se disputer des places; ce sera la lutte pour le pouvoir. Nous sommes en pleine guerre et certains y pensent déjà, des clans se forment. A Tunis, tout ne va pas pour le mieux, oui j’aimerais mourir au combat avant la fin" (Larbi Ben M’hidi, 1957)

Par Ahmed Cheniki (*)

"Disons-le, nous croyons que l’effort colossal auquel sont conviés les peuples sous-développés ne donnera pas les résultats escomptés". (Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspero, 1961)

Permettez moi de vous dire que je suis de ceux qui ont suivi votre parcours politique depuis votre adhésion à la ligue des droits de l’homme, constituée grâce à l’ancien ministre de l’intérieur, El Hadi Khediri, avant de gravir les échelons jusqu’à terminer comme chef du gouvernement sous Abdelaziz Bouteflika. Comme vous, ayant longuement exercé le métier de journaliste, mais tout en évitant de tisser des amitiés dans ces milieux «politiques» qui ont toujours considéré l’Algérie comme leur propriété privée, je connais plus ou moins le niveau de ceux qui régentent ce pays qui aurait pu, pour reprendre des sociologues comme Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu, atteindre, sinon, dépasser le niveau de l’Espagne. Malheureusement, notre pays qui est mal parti, n’arrive même pas à mettre en œuvre un projet de société cohérent ni à construire des hôpitaux viables, les nôtres sont devenus de véritables mouroirs. Les «patrons» de ce territoire se soignent, bien entendu, à l’étranger, méprisant leur propre peuple qui, lui, pour paraphraser un député du FLN, se soigne à Meftah qui serait indigne du président. Je ne sais si vous connaissez cette histoire à propos de Georges Pompidou, alors Président de la France : atteint du même mal que Boumediene, moins d’une dizaine d’années avant, certains membres de son gouvernement lui avaient proposé de se soigner aux Etats Unis, sa réponse fut cinglante : «comment pourrais je me soigner dans un autre pays alors que je suis citoyen, au même titre que tous les Français qui, eux, ne peuvent pas se déplacer à l’étranger. Cela voudrait dire également que nous n’avions rien fait pour la France. Nos hôpitaux sont performants». 

Oui, Monsieur Ali Benflis, vous savez comme moi, que la fraude est devenue depuis la nuit coloniale une seconde nature chez des dirigeants qui ont tout simplement reproduit le discours et les pratiques coloniales, privatisant l’Etat, détruisant l’élite condamnée à l’exil et poussant les jeunes à tenter l’aventure de l’émigration illégale (Harga) malgré les risques d’une mort annoncée. Un ancien ambassadeur me racontait alors qu’il était wali qu’un ministre avait traité devant lui la foule d’«animaux sauvages».

Monsieur Ali Benflis, vous savez bien qu’il n’y aura pas une élection «propre et intègre» pour reproduire les mots d’un autre chef du gouvernement que désormais seul un changement radical pourrait changer les choses. Ce sera une mascarade, comme d’ailleurs ce fut toujours le cas dans un pays qui a trop perdu d’occasions pour se transformer. Les gens ne veulent plus désormais que d’autres, se prenant pour des démiurges, désignent à leur place le Président et toute la suite.

NOUS SOMMES MÛRS POUR DECIDER DE NOTRE DESTIN. RENDONS L’ALGERIE AUX ALGERIENS.

Ce pays a été trahi dès les premiers jours de l’indépendance. On a fomenté un autre coup d’Etat contre l’assemblée constituante, blessant durablement une Algérie qui aurait pu être dirigée par des gens compétents et patriotes, même si le coup d’Etat permanent avait commencé en 1956-57. Au lieu de tout cela, le fusil a désigné Ben Bella comme premier chef-chambellan avant que survienne la suite. Que s’arrêtent ces désignations et ces «chefs» qui, comble de la gravité, traitent leur «peuple» de médiocres. C’est une tradition. Jamais, le «peuple» ne fut considéré comme digne de respect. S’ils le pouvaient, ils changeraient même le «peuple» pour reprendre Bertolt Brecht. Au lieu d’une élection qui n’apporterait rien au pays, sauf la désolation, parce que tout est négocié, il faudrait un débat national qui regrouperait les compétences nationales, celles essentiellement puisées dans l’univers associatif actif dans le sens de l’amélioration des conditions de vie des Algériens et des personnalités intellectuelles et politiques, en dehors de toute structure partisane. Les «partis» fonctionnent souvent comme de simples appareils ou des espaces d’allégeance sont discrédités. Un débat sérieux pouvant préparer la mise en œuvre d’une constitution et d’un nouveau régime, à même de donner naissance à la première république algérienne, rompant avec les anciennes traditions monarchiques, est une nécessité. Où sont les voix d’universitaires, d’artistes et d’intellectuels, installés en Algérie ou à l’étranger, tapis dans leur confortable silence complice qui regardent le pays sombrer sans réagir ? Drôle d’«élite» qui, à Alger, Paris, Montréal ou ailleurs se terre courageusement alors que la jeunesse, à travers les réseaux sociaux, se mobilise, s’exprime pour dire son ras-le-bol. L’indignation est à son comble. Où sont les voix de Rachid Boudjedra, Yasmina Khadra, Redha Malek, Liamine Zeroual, Mohamed Harbi, Ali el Kenz, Habib Tengour, Djillali Khellas, Amine Zaoui et bien d'autres qui devraient s'exprimer publiquement? Tout silence est coupable. Certes, l’université est tétanisée, réduite à une simple reproduction de simples clones, sans vie intellectuelle ni scientifique, le monde dit littéraire et artistique est fortement marqué par le conformisme et la médiocrité. Le monde de la «politique» est réduit à une simple assemblée de cracheurs de slogans, dénués de toute cohérence ou de projet prospectif. C’est cela, il faut en convenir, l’Algérie de 2014. reproduisant des discours désuets. C’est ici et maintenant que tous ceux qui aiment ce pays se regroupent, au-delà de leur appartenance politique ou intellectuelle, en proposant des actions concrètes pour sauver ce qui reste à sauver, évitant la réédition du cauchemar des années 1990 et cette violence que certains voudraient faire installer dans notre pays qui a tant souffert, tout simplement pour défendre leurs intérêts immédiats. L’Algérie avant tout, scandait Mohamed Boudiaf. Reprenons en chœur ce slogan.

Rien ne sera plus désormais comme avant. Ce n’est pas en empêchant des Algériens de manifester pacifiquement qu’on règle les problèmes. Aujourd’hui, les gens commencent à se libérer de leur peur qui n’est nullement congénitale. Ils savent. Les effets de la corruption ont tout détruit et révélé de gros mensonges. L’argent sale devient un espace primordial à tel point que les officiels reconnaissent que l’informel domine plus de 40% de l’économie. L’Algérie privatisée est l’espace maladif d’une tragique vente aux enchères. Des voix, hier inaudibles, se font entendre graduellement, c’est le signe annonciateur d’une embellie possible qui fera peut-être émerger une autre Algérie qui n’aura pas peur des morts et des autodafés, ni de cette peur de l’Autre qui ne fait plus peur, mais qui se conjuguera au temps d’une redécolonisation et d’une délivrance du joug des désignateurs de tuteurs autoproclamés, comme si nous étions perpétuellement condamnés à subir l’irrémédiable, le mépris, les différents viols légalisés et une corruption qui devient un véritable danger pour la sécurité nationale.

Ce serait utile de faire une visite dans les cafés, les universités ou emprunter le bus ou le train pour vous rendre compte du rejet général, de l’apathie générale et du regard porté par les gens du peuple sur le pôle gouvernant considéré comme étrange et étranger. La rupture est consommée. A quoi bon aller voter dans ce contexte ? C’est ce qui se murmure dans cette Algérie profonde, ignorée, humiliée, laissée pour compte. Les jeux sont faits. Ces gens du peuple signeront, certes, n’importe quel formulaire par crainte de subir des représailles au cas où ils refuseraient de le faire pour le candidat, gagnant avec ou sans leur signature, mais rumineront toujours au fond d’eux-mêmes des paroles inaudibles de rejet. La révolte est latente : entre 10000 et 12000 émeutes par an.

Monsieur Benflis, je vous raconte une histoire personnelle : mon frère, ancien chef d’une agence BADR, fut injustement condamné avant de gagner en appel, mais le mal était fait, il tomba gravement malade depuis ce moment et mourut quelque temps après. Il se présenta sans avocat pensant que la justice était juste mais…Son épouse eut un problème de santé à Collo, l’absence d’un scanner dans toute la région (plus de 300 000 habitants) fut fatale, elle suivit son mari dans l’au-delà. Ce sont des histoires que connait la majorité des Algériens privés de justice et de soins alors que d’autres se jouent impunément de ces milliards de dollars qui auraient pu permettre d’équiper nos hôpitaux et de sauver ma belle-sœur. Les autres (eux, houma comme on dit) se soignent à l’étranger à nos frais. Abderezak Bouhara (ellah yarhmou) m’avait dit que ce qui intéresse les dirigeants, ce sont leurs intérêts immédiats, à ce train là, ils nous mèneront dans le mur, nous y sommes. Allah Yarhmek ya si Abderezak. Kaid Ahmed avait déjà, il y a très longtemps, lancé ces paroles prémonitoires : "nous étions devant un précipice, mais nous avions fait un pas en avant. Nous y sommes".

Monsieur Benflis, prenez la sage décision qui vous permettra d’éviter une seconde humiliation. Je sais que vous avez gouté aux "délices" du pouvoir en place qui a échoué sur toute la ligne. Vous sentez-vous capable de dépasser votre ego et les promesses qui vous ont peut-être été faites ? Rendons la parole et l'Algérie aux Algériens. C'est pour cette raison qu'aucune élection n'est, pour le moment, à même de régler l'épineuse crise que traverse le pays. La solution n’est plus dans le choix entre Bouteflika et vous, elle est beaucoup plus complexe, elle appelle la contribution de tous. Seul un débat démocratique regroupant différentes sensibilités et divers corps sociaux, y compris l’armée pourrait peut-être contribuer à la solution. Cessons d’être de simples locataires dans notre pays pour embrasser le statut de citoyen.

Sauvons l’Algérie, aimons-là davantage, pensons aux sacrifices de ceux qui ont libéré ce pays du joug colonial. Assumons la redécolonisation. Aujourd’hui, que faire concrètement ? Ignorer la voix des martyrs, c’est trahir encore une fois ce pays qui pleure de colère et de désarroi.

J’entends la voix de Larbi Ben M’hidi qui a peur pour ce pays qu’il a tant aimé, il nous supplie, nous, les morts-vivants, il nous invite à dompter la peur, à aller de l’avant pour retrouver les sentiers, certes sinueux, de l’autodétermination.

A.C.

(*) Professeur d’université

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Commentaires (15) | Réagir ?

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ahmed tahraoui

notre nation est entre des mauvaises mains ils peuvent bruler tout du jour a l'autre et ils vont dire que ce n'est pas nous c'est les autres (patrotes) alor vigilence nous somme a la coisée des chemins c'est des sangliers ykhalaoudouha bah yachourbou

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Atala Atlale

Je crois qu'une bonne partie, peut-être la majorité aimerait que l'on opte pour le boycott des élections. Soit. La fraude sera au rendez-vous et l'inimaginable se réalisera ! Maintenant s'il y a assez d'arguments pour forcer le conseil constitutionnel à assumer ses responsabilités quant au dossier médical du Président, là ce serait une chose raisonnable, mais d'après ce que nous voyons et entendons il n'y a désormais ni raison ni logique, ni même morale au sein de ceux qui soutiennent la candidature du Président sortant coûte que coûte. Utiliser l'intelligence oui, pour une action pacifique oui, ne pas tomber dans le piège menant au désordre généralisé.

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Massinissa Umerri

Je suis desole', mais la candidature de Bouteflika est aussi legitime que celle de quiconque. Votre lapin benflis, qui se positionne pour recuperer le ras-le-bol, et le labeller, ne marchera pas. Le boycott n'est pas de bouteflika, c'est le boycott de toute la mascarade !

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