Toponymie algérienne, le génie populaire contre la culture officielle (II)

Bejaïa
Bejaïa

La diversité dans la toponymie des lieux habités traduit un processus historique de dénomination-renomination qui renvoie à l’arrivée de langues nouvelles imposées dans l’exercice du pouvoir politique par la puissance colonisatrice et l’expansion de la culture de ses représentants civils ou militaires.

Par Rachid Oulebsir

1-1- Imchedalen, de la colonisation française à l’hégémonie arabo-islamique

Face à ce pouvoir de nommer révélant les valeurs hégémoniques des puissants du moment, les dominés créent leur propre culture de résistance qui entretient les identifiants mythologiques anciens modifiés selon l’usage du lieu et les rapports entretenus avec la puissance dominante. Maillot est un village colonial construit à partir de 1881-1882 par l’armée française sur la crête d’Ighil-Boumlil au lieu-dit Souk n Tlata, lieu où se tenait les Mardi le marché hebdomadaire de la tribu d’Imchedallen. Les militaires français avaient choisi cet endroit pour édifier un centre de vie avec les institutions villageoises de l’ordre Jacobin, l’église, la mairie, l’école et la poste édifiées autour de la caserne et du poste de police. Ils lui donnèrent le nom d’un médecin des armées coloniales, François Clément Maillot. Le nouveau village construit sur 370 ha de terre confisquée aux propriétaires autochtones qui avaient participé à l’insurrection populaire de 1871 a accueilli le centre de surveillance de Béni-Mansour dont l’implantation révéla les limites stratégiques du commandement français après le siège dont il fut l’objet durant près de trois mois par les insurgés kabyles guidés par Cheikh Aheddad chef spirituel de la confrérie Rahmania de Seddouk.

Depuis cette leçon militaire infligée aux tenants du Bordj de Béni -Mansour, les stratèges de la colonisation française avaient opté pour le génie populaire local, suivant l’implantation des villages coloniaux sur les places des marchés tribaux, et inter tribaux. La quasi-totalité des centres de vie de la colonisation française a été édifiée sur les marchés hebdomadaires des tribus kabyles. Malgré leur nouveauté et leur relation avec des réalisations concrètes telles les l’habitat et les édifices institutionnels, les toponymes neufs de la colonisation avaient de la peine à s’imposer, les populations locales continuaient à designer les lieux selon leur utilité ancienne. 

Ighil Boumlil, le gisement d’argile d’où les potiers tiraient leur matière première, devint Souk N Tleta, le marché du mardi pour les enfants de la tribu et Souk Imchedalen pour les tribus voisines. Le nom de Maillot s’imposa graduellement avec l’élargissement du tissu urbain de la cité coloniale. 

Apres l’indépendance, l’accélération de l’urbanisation induite par les choix industrialistes renforça le toponyme de Maillot. La volonté politique officielle d’arabiser, au moins dans la forme, le nom du lieu en le désignant sur les plaques par Mchedala, n’avait pas effacé de la mémoire collective le nom français qui collait à l’émergence d’un centre de vie urbaine.

Entre deux toponymes à consonance étrangère la mémoire populaire a gardé celui qui exprimait une réalité tangible, un lien avec une vérité du terrain. La cohabitation des toponymes formule l’interculturalité et le mélange des ressentis forgeant des identités de forme nouvelle. Un lieu trois noms ! Ighil Boumlil pour le site géographique dans la mémoire des anciens, Souk n’Telta pour l’activité commerciale et l’utilité vécue, et Maillot pour la référence urbaine occidentale. Arriva le temps de l’islamisation ostentatoire à partir de 1990, une main malicieuse ajouta un h à la fin du mot Mchedala 6, forme arabisée du toponyme tribal amazigh Imchedalène. Le mot devint alors composé de fait de Mched et d’Allah revêtant un sens islamique sacré que l’institution scolaire amplifiera auprès des nouvelles générations qui prononcent Mched-Llah, La cité liée à Dieu.

Le lieu-dit Ighil Boumlil, qui désignait un gisement de marne d’où puisaient les potières de la tribu, devint Souk n Tleta, un marché hebdomadaire pour les onze fractions de la tribu puis Maillot 7 par la force de la colonisation un centre villageois pour les nouveaux colons qui ont bénéficié des terres séquestrées aux fermiers kabyles ayant participé à l’insurrection de 1871. 

Après l’indépendance, l’expression populaire imposa le toponyme tribal Imchedalène à la faveur d’une renaissance culturelle de tamazight notamment dans les années 90, mais l’idéologie d’Etat arabo-islamiste accola à la région une forme arabisée avec un « Ta marbota » à la fin du toponyme ; ce qui donna Mchedala, et l’islamisation de l’environnement encouragée par le pouvoir central alla plus loin dans la déformation en instituant Mched-Llah.

1-2- Tazmalt, un village né avec le chemin de fer

Le village de Tazmalt est de création française. Son édification sur le même schéma que celui adopté à Maillot sanctionna l’arrivée des premiers colons dans la vallée de la Soummam à la suite de la défaite des paysans kabyles insurgés en 1871. Le séquestre des terres qui avait suivi la dramatique débâcle des armées dirigées par Cheikh Aheddad et le Bachagha Mokrani, avait ramené une dizaine de colons européens pionniers du capitalisme agraire dans la région. Le village de colonisation sur la rive gauche de la Soummam avait vite grossi à la place du caravansérail de la tribu des Melikèche portant le nom de Tazerajt, variété d’olivier locale, un essor auquel avait largement contribué l’avènement du chemin de fer de 1888 à 1899.

A l’origine Tazmalt était un Bordj, une forteresse, situé sur la rive droite de la Soummam, près du village Ay Dassen sur les terres d’At Abbas, non loin du marché hebdomadaire Larvaa pour lequel ce bordj constituait une institution de surveillance et un caravansérail.

Crée entre 1875 et la fin du 19ème siècle sur le chemin muletier menant vers le marché inter- tribal réunissant les Abbas et les Melikèche à Larvaa le marché du Mercredi qui se tenait au lieu dit Aftis (La berge), Tazmalt prit officiellement ce nom par l’exécution du décret du président de la république française Jules Grévy sur proposition du conseil général du département d’Alger en séance du 3 Mai 1881.

Tazmalt existait à l’époque romaine à 4 km à l’est de l’actuel chef lieu de Daïra. C’était un limes dont les ruines encore visibles, une citadelle qui surveillait la voie romaine du Cursus Publicus (courrier postal). L’endroit s’appelait Tavlazt, diminutif kabyle de Tavlastensis, lieu où jaillissent d’importantes sources dans le sens latin du terme. Ce lieu habité portait déjà le nom actuel d’Allaghane (les monticules), un carrefour stratégique d’où part la route menant au sud vers le territoire du Bachagha Mokrani et les Hauts plateaux sétifiens. 

En 1902 Tazmalt devint une commune de plein exercice, caractère qu’elle gardera jusqu’à la libération en 1962. Le toponyme proviendrait des mots amazighs Azammal, troupeau, et Azamoul, symbole. La langue arabe sortit de ces deux termes le mot zamil (Le soldat, l’homme de troupe, Zoumala au pl) la langue courante (daridja) en forma Zmala, (la troupe ). La langue Kabyle forma Tazmalt.

La mémoire collective a retenu l’existence d’un grand campement regroupant les travailleurs, tailleurs de pierre, fabricant le ballast du chemin de fer, à proximité de l’actuelle gare ferroviaire de Tazmalt. Ces travailleurs étaient de la tribu d’At -Zmala venant d’At Mansour dans le Hodna. Tazmalt était donc le village des Zmala, les premiers ouvriers du chemin de fer reliant Beni -mansour à Bougie. Le marché de Larvaa sera déplacé vers Tazmalt le nouveau centre de vie et de rayonnement qui ramènera la tribu des Melikèche vers son ancien caravansérail. Les colonisateurs avaient ainsi divisé les tribus pour mieux les gouverner. Le marché d’Aftis, sera désigné par Larvaa Taqdimt (l’ancien mercredi)

En 1952, le mouvement des Oulémas musulmans venu inaugurer la mosquée du village, proposa de changer le nom de Tazmalt par son arabisation en Oum Lqora, la mère des cités, en référence au Caire qui était Oum Dounia, la mère du monde. La population ne retint pas cette dénomination n’ayant eu rien à reprocher au toponyme amazigh de Tazmalt. 

1-3- Tavlazt, une ferme kabyle gardée par un limes

L’influence historique et celle de l’économie sur les toponymes sont déterminantes dans certains cas de figure. La ferme expérimentale d’Allaghane illustre bien cette évidence onomastique. L’oliveraie d’ Allaghane aux temps du roi Juba, portait le nom d’Ikharvène, les ruines, en référence à une cité détruite par un séisme, le nom a survécu, il dénomme de nos jours dans une localité de la même commune au pied du Djurdjura. Elle s’appellera Tablast diminutif kabylisé du nom latin Tavlastensis, donné au Limes romain, forteresse de surveillance de la voie romaine. Elle prendra le nom de Lbir leqsar, aux temps des dynasties berbères toponyme créant un lien entre la source et la forteresse qui gardait la route, une arabisation en fait du mot latin Tavlastensis. 

Ayla n Beylik, la propriété de la régence, au temps turc deviendra Madame Georges à la fin du 19ème siècle sous la colonisation française, du nom de la propriétaire exploitant le domaine de 187 Ha. Depuis l’indépendance c’est la valse des toponymes : Ayla Lcommi, le bien commun, l’espace collectif en 1962 dont la réappropriation était tant attendue par les héritiers des familles séquestrées après la révolte de 1871 puis ce sera Lcomiti, ce terme qualifiera le domaine autogéré entre 63 et 1966 comme pour établir l’hégémonie du « comité de gestion » sur cet espace. Après l’échec de l’expérience de l’autogestion apparaîtra vers 1970 la désignation « ferme Mira » du nom du Chahid Mira Abderrahmane exprimant la légitimité historique, l’un solides des piliers du régime autoritaire d’Alger. Dans les années 90 "La pépinière" s’imposera pour exprimer la nouvelle classification des terres de l’Etat. 

Actuellement elle est désignée par L’Firma G wallaghen. Un toponyme interculturel où le mot français Ferme est exprimé en arabe et la localité en amazigh, un résumé en somme des trois grandes époques, la berbère, l’arabe et la française, c’est ça l’algérianité. 

Les ruines romaines du limes gardien de la route surveillent avec leurs pierres aux multiples gravures les changements indus des toponymes pour rétablir l’originel. La ferme oléicole a changé de nom suivant son usage et les périodes historiques. Cet exemple montre que chez les Kabyles comme pour les autres civilisations, l’utilité est le principe qui préside à la dénomination des lieux de création de richesse matérielle et intellectuelle, notamment les territoires agricoles. Accoler des noms indus anachroniques n’ayant aucun lien avec la vocation du lieu suscite d’emblée le rejet populaire qui réactive la symbolique historique qui traverse la mémoire collective.

1-4- Bgayet, la ville au nom de ronce

Bgayet serait dérivé du nom amazigh de la ronce, Tabegayt, plante caractéristique des collines environnantes. Le lieu habité prit ce nom sous les empires numides entre 950 et l’an 25 Av Jc. Les légions romaines construiront Saldaé, un quart de siècle avant notre (25 Av J-C 430 ). Les vandales ne changeront pas la dénomination de la localité maritime (430-533), les Byzantins non plus (534-647).Les arabes dans leur conquête (647-743) ont pérennisé le nom amazighe de Bgayet en lui donnant une consonance guerrière Begaya avec le sens "les survivants". Les survivants aux batailles gagnés par les musulmans s’étaient refugiés dans les monts forestiers et les collines de ronce. Les dynasties berbères vont se succéder sur la localité de 776 à 1512. Sur les neuf dynasties les Hammadites donneront à Bgayet le nom de Naciria, la cité du prince Moulay Ennacer. Ce toponyme ne survivra pas au moyen âge, durée marquée par d’intenses échanges marchands entre la cité Hammadite et le sud de l’Europe. Les marchands vénitiens de cire donneront à Bgayet le nom de Bugéa, Bougia en référence à la cire fabriquée dans la région. Le nom de Bouzana, la basane, peau de mouton tannée, avait collé aussi durant quelques temps à la ville mais c’est Bougia qui sera francisé en Bougie bien avant la colonisation française. A l’indépendance l’Etat algérien arabisera le toponyme par Bejaia. Avec la renaissance de la culture Amazighe la ville reprend progressivement son nom Kabyle.

La ville de Bgayet l’amazighe a changé de nom six fois durant son histoire millénaire,Tabegayt, aux temps des royaumes numides, Saldaé sous les romains, Begaya, à la conquête arabe, Naciria sous les Hamadites, Bugia et Bouzana au moyen âge, Bougie sous les Français, et officiellement Bejaia dans l’Algérie indépendante. On notera que les Vandales, les Byzantins, les espagnols et les turcs n’avaient pas renommé la ville.

Bgayet a repris son nom amazigh, depuis que le Chanteur Cherif Kheddam a remis ce joli toponyme dans la vitrine de la mémoire collective avec sa fameuse Vgayet "Telha d rruh n leqvayel."

Conclusion

C’est une lecture de la nature de l’Etat algérien et de ses rapports à la citoyenneté que nous livre l’onomastique en général notamment par la persistance voire la résurgence de la toponymie coloniale. Espace de souveraineté par excellence la dénomination des lieux ouvre de multiples voies à l’expression populaire. Il est vain de renommer les choses qui ont gardé la même logique d’asservissement du petit peuple, le même fonctionnement ! Pourquoi coller des noms glorieux à des lieux, des institutions, des entreprises, des chantiers qui reproduisent l’humiliation coloniale !

Empêchée par des lois jacobines de donner des noms aux lieux qu’elle habite, limitée même dans le choix des prénoms de ses propres enfants la population algérienne en général et la population Kabyle en particulier, crée ses mythes et son monde symbolique en donnant des noms officieux aux lieux habités, aux espaces publics, aux routes, aux rivières, aux zones d’activité économique, aux fermes et chantiers de construction. Elle donne des prénoms qu’elle aime à ses enfants même si auprès de l’administration elle s’incline devant la loi absurde en acceptant un prénom qui ne figurera que sur le papier, reflexe qui rappelle bizarrement l’époque coloniale après un demi-siècle d’indépendance symbolique ! Cet affrontement entre la culture vécue et la culture officielle est l’expression concrète de la persistance de l’esprit jacobin du colonisateur endossé et perpétué par les institutions de l’Etat algérien.

Refusant les désignations venues d’en haut qui souvent heurtent la vocation des lieux, le vécu citoyen et l’histoire locale, les populations remontent de la mémoire collective des toponymes exprimant des périodes de gloire, réhabilite des patronymes oubliés symbolisant l’épopée des résistances populaires aux multiples et successives colonisations. Elle grave ainsi son génie dans la terre rocheuse des ancêtres contre l’oppression et l’humiliation de la culture officielle. 

R. O.

Laurent Charles Féraud (1829-1888) interprète militaire. Il a participé aux principales opérations de conquêtes de la Kabylie de la Soummam. Son ouvrage "Essai de grammaire kabyle et dialogue français-kabyle", témoigne de sa bonne maitrise des langues kabyle et arabe 

(1) Certains auteurs notent que le mot Mchedalla s’écrivait avec un H du temps de la colonisation française, la mémoire locale retient néanmoins que le H n’était pas prononcé. Mchedala étant le pluriel arabe du vocable amazigh Amchedal qui signifie "le roux"

(2) "Le village de Souk el Tleta, situé sur le territoire de la tribu Mchedalla, département d’Alger portera à l’avenir le nom de Maillot" conformément au décret du président de la république Jules Grevy du 3 mai 1881. Le 2 juillet 1881, Souk N’Tleta devint officiellement maillot. Le buste du médecin, don de son épouse Pauline Clabecq, fut exposé sur la place publique du nouveau village.

Lire également la première partie : Toponymie algérienne, le génie populaire contre la culture officielle (I)

Plus d'articles de : Lettre de Kabylie

Commentaires (12) | Réagir ?

avatar
Quelqun EncoreQuelqun

@ Mosbah Hamdi (Afa'ndém !)

En vous lisant, on a l'impression que vous avez un "quelque chose" qui ne va pas avec tout ce qui sent ou s'apparente à du kabyle.

Que vous désiriez attribuer des origines qui vous arrangent à ces kabyles, pourquoi pas. Mais alors, pourquoi cette "thghenna'nt" ??

Je parie que vous êtes vous-même kabyle et tout ce qu'il y a de plus kabytchou bien de chez nous, mais que votre problème est tout autre que ce que vous essayez maladroitement de démontrer ou de donner à lire de vous.

Vous êtes un kabyle islamiste? Grand bien vous fasse! Il y en a des centaines, et même des Emirs et autres prêcheurs.

Vous êtes un HONI (Humanoïde à l'Origine Non Identifiée), essayez dans ce cas-là la génétique; elle dissipera, peut-être, vos angoisses identitaires.

On a bien compris que tout ce qui se dit kabyle sur ce site attire vos foudres, mais vous concernant vous justement, pourriez-vous vous définir si possible? Vous qui? Quoi? Vous vous réclamez de quelle origine? De quelle religion? De quelle culture? Donnez-nous à échanger avec vous!

Peut-être, comme vous l'écrivez, serions-nous des yéménites qui nous ignorons, peut-être serions-nous des envahisseurs à notre tour... mais vous "Mosbah Hamdi Bacha à Féndi", vous êtes qui?

avatar
Aksil ilunisen

Rachid oulesir! Des fois, vous racontez bien des navets!

-1
visualisation: 2 / 6