Quel devenir pour une société qui est contre l'égalité des chances ?

De toutes les inégalités qui traversent la société algérienne, celle touchant les femmes est la plus insoutenable.
De toutes les inégalités qui traversent la société algérienne, celle touchant les femmes est la plus insoutenable.

«Un ignorant cherchait du feu, une lanterne à la main. S'il avait su ce qu'est le feu, il eût pu cuire son riz beaucoup plus tôt ! » - proverbe Japonais

Dans la composition des systèmes politiques modernes, entre autres éléments, on identifie généralement deux forces antagonistes: le pouvoir et les citoyens. Si le pouvoir, de part sa nature, manifeste de la propension à dominer et à perdurer; les citoyens, eux, victimes potentiels de ce possible abus, ont intérêt à s'organiser pour limiter cette tendance à la domination.

Ainsi, pour que le développement d'une société soit harmonieux, le passage d'un citoyen d'une position vers une autre devrait se faire pour le bénéfice de toute la communauté et donc devrait être guidé par le régime de la méritocratie. Mais pour que cela soit possible, il faut que les opportunités et l'accès aux positions sociales obéissent à quelques règles de base. 

Un principe fondamental pour l'équilibre et le développement harmonieux des sociétés modernes tient dans leur capacité à favoriser l'égalité des chances ou l'égalité des opportunités entre les citoyens. Cela commence autant que possible par l'offre de chances égales aux enfants afin d'assurer leur épanouissement et plus tard leur accès, suite à une concurrence loyale, à des rôles en rapport avec leurs talents, compétences, et mérites. Ce qui en conséquence induirait par feedback une organisation optimisée de la société permettant d'en tirer le meilleur profit de ces citoyens pour servir cette société. 

Il va de soi que toute société moderne devrait donc naturellement inclure le principe de l'égalité des chances dans sa constitution et mieux encore dans sa tradition. Comme pour la solidarité, tout citoyen même élémentairement éduqué devrait logiquement défendre ce principe de l'égalité des chances. Ceci pour la simple raison qu'il pourrait en être lui-même la première victime et payer les frais si ce principe venait à être mis en défaut. Dans ce malheureux cas, la société pourrait être conduite par les médiocres et son sort ainsi que celui de ses citoyens seraient alors compromis.

De par son importance, ce sujet concernant l'égalité des chances a fait l'objet de nombreux travaux et a engendré beaucoup de controverses. Un livre remarquable dans ce sens est celui de John Rawls, intitulé "A Theory of Justice" qui a été édité en 1971 [1]. Pour l'éditeur et écrivain Gina Misoroglu [2], l'égalité des chances signifie que "chacun doit avoir une égale opportunité pour réussir dans la vie- dans l'éducation, l'emploi, et le logement- indépendamment de son origine ethnique, sa religion, son revenu, ou son sexe". Ce concept a séduit les américains et a été introduit, comme le note Misoroglu, dans la Constitution ainsi que dans le mouvement de lutte pour les droits civiques dès 1960. Bien entendu, ce processus de la défense de l'égalité des chances est à la fois long, imparfait et parfois douloureux mais il a permis de lutter contre la discrimination et débloquer des situations de citoyens désavantagés.

Néanmoins, cette égalité des chances a des limites. Milton Friedman, prix Nobel d'économie, et sa femme Rose observent en 1980 dans leur livre intitulé "Free to Choose" [3] que "l'égalité des chances ou des opportunités est impossible à réaliser pour tous les individus. Un enfant peut naitre aveugle, un autre voyant, etc. Cette égalité des chances se trouve compromise dès la naissance.". Par ailleurs, selon l’analyse développée par les auteurs dans ce livre, le pouvoir des gouvernements devrait être réduit au maximum car son expansion limite les opportunités des citoyens et influence leurs choix; et de ce fait entrave leurs initiatives et partant l'économie, l'innovation et le progrès. 

Seulement, pour les pays non démocratiques, totalitaires, dictatoriaux, sectaires, racistes, monarchiques, claniques, mafieux ou autres, les positions sociales et les rôles des citoyens sont prédéfinis ou aléatoires et chacun, pour évoluer, exploite son statut social autant que possible. En particulier, pour un pays comme l'Algérie ou le système politique prétend être une démocratie populaire, le principe de l'égalité des chances devrait être à la base du fonctionnement social, économique et politique. Cependant, l'observation quotidienne du comportement des citoyens algériens montre que si la question d'être pour ou contre l'égalité des chances est posée, le citoyen algérien présente généralement une humeur variable, il est pour et contre selon les situations. On revendique l'égalité des chances si on est en position défavorisée et contre dans le cas contraire. Cela a une certaine ressemblance avec le principe de la solidarité qui est souhaitée si on est dans une position de victime mais dans le cas contraire on peut afficher un "don't care".

Pour comprendre cette réalité, je prendrais un exemple simple extrait de quelques souvenirs. Jeune étudiant résidant en Europe de l'Ouest, j'entrepris de visiter quelques pays de l'Est. C'était encore l'époque du communisme et précisément durant les débuts de la grande crise qui a fini par ruiner et démanteler la légendaire et puissante union soviétique. Je me trouvais, en 1979 en Pologne, en plein centre de Varsovie. Une grande pauvreté et une pression insupportable de la police politique étouffaient les citoyens. Cette situation a fini par générer des révoltes qui ont conduit une décennie plus tard à la fissuration de l'union soviétique et a l'effondrement de son système économique et politique.

En me promenant dans cette ville, mon attention fut attirée par une longue chaine qui concernait tout simplement l’achat de l'équipement électroménager ordinaire dans un magasin. Ce qui était cependant très remarquable, c'était le positionnement des gens dans la chaine. Chaque nouveau arrivant, homme, femme, militaire, civil, fort, faible prenait sa place tranquillement en bout de chaine. Il n'y avait ni emploi de la ruse, ni appel à une quelconque relation ou intervention pour contourner la chaine et se faire servir avant les autres. Les gens étaient tous et sans exception respectueux les uns des autres me semblait-il. La chaîne s'organisait autour de la règle simple du premier arrivé premier servi.

Tout en observant cette chaine, je me suis rappelé les chaines de chez nous et ce que le système politique usurpateur "révolutionnaire" a fait de nous. Il a créé la bureaucratie, les pénuries et la corruption. A la différence de quelques chaines de Varsovie, nos chaines étaient et sont encore très nombreuses. Les citoyens s'y agglutinent, se bousculent, perdent patience. On cherche à contourner la chaine par la ruse, l'agressivité, les interventions et la corruption. Si on fait parti du pouvoir, on est prioritaire, et on se fait servir avant les autres. Si on ne fait pas parti du pouvoir, on est un sous-citoyen rejetable car sans poids et sans valeur.

Pourquoi cette différence dans les comportements des citoyens pourtant appartenant à l'époque à deux systèmes politiques formellement semblables ? Les citoyens polonais se respectent mutuellement. Ils ont intégré dans leur conscience que le système politique qui les dirige a échoué et qu'ils sont tous victimes de son pouvoir même si provisoirement quelque uns peuvent en profiter. Ainsi, si la chance leur etait donnée de le bousculer, alors ils le remplaceraient par un autre système moins contraignant et plus performant.

Contrairement à cela, en général, le citoyen algérien a pris le responsable-profiteur comme symbole de réussite sociale. Il le déteste mais l'envie et rêve de se substituer à lui. Les citoyens se considèrent comme des adversaires mais craignent le pouvoir. Si ce pouvoir tend à chavirer, chacun voudrait lui appartenir pour pouvoir bénéficier des privilèges et avantages qu'il pourrait lui octroyer. En conséquence, il viendrait à le renforcer.

En définitive, en Pologne, lorsque le pouvoir a chaviré, les citoyens l’ont rejeté et il a été remplacé. En Algérie, le pouvoir ne finit pas de chavirer mais il se régénère et le cauchemar continue pour les Algériens.

Quelle différence y a-t-il réellement entre les deux systèmes? 

Il est vrai que le système communiste basée sur l'économie planifiée et la domination du collectif sur l'individuel a échoué et a perdu la bataille économique face au capitalisme. Mais il reste qu'il a tenté de présenter une alternative au libéralisme et ce faisant il a été porteur d'un certain nombre de valeurs dont les capitalistes ont semble t-il le plus tiré profit en socialisant quelque peu leur système. Mais quoi qu'il en soit, les citoyens des pays de l'est respectent le savoir et la formation. Ils respectent le travail et la production.

Quant au système politique algérien, même s'il a changé de forme sur un demi-siècle, il était et demeure de l'arrivisme pur et dur et ne véhicule aucune valeur ajoutée. Il est basé sur la domination, la dilapidation des richesses, et le profit au moindre effort. Il déteste le savoir et n'a aucun respect pour le travail. La relation entre le citoyen et le pouvoir est une relation de chantage et de domination. Ceci a produit une confusion dans la pensée du commun des citoyens de sorte que son choix peut être aléatoire, incohérent, contradictoire et se situer quelquefois à l'inverse de la revendication des égalités des chances. Sans que ce soit exhaustif, voici quelques exemples de comportements qui vont a l'encontre du principe de l'égalité des chances:

Des parents interviennent pour que leurs enfants obtiennent des diplômes sans acquisition de savoir et de savoir-faire. Des familles peuvent être d’accord pour acheter des permis de conduire à leurs enfants sans aucun entrainement à la conduite. La plupart des entreprises étatiques ont intégré des règles internes pour le recrutement prioritaire de leurs enfants et le remplacement des travailleurs sortants en retraite ou décédés par leurs propres enfants. On accepte le fait que les responsables profitent des privilèges du colonialisme en le suivant jusque chez lui pour se soigner à nos frais. Et en fin de compte, on accepte que le jeu politique se fasse en dehors de la sphère des citoyens au point que les présidents soient choisis et imposés par des forces et des décideurs non identifiées.

Abdelouahab Zaatri

[1]. John Rawls, "A Theory of Justice", 1971; Harvard University Press

[2]. Gina Misiroglu, "The Handy Politics Answer Book", 2003, Visible Ink Press

[3]. Milton and Rose Friedman, "Free to Choose", 1980, A harvest Book, Hartcourt, Inc.

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Commentaires (2) | Réagir ?

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Quelqun EncoreQuelqun

Un point de vue tout à fait respectable et une thèse tout aussi plausible. Cela nous change des niaiseries habituelles que l'ont se farcit ici-même en guise d'ANALYSES.

Je suis d'avis qu'un pouvoir peut vous façonner une société et la tailler à sa guise pour peu que ce pouvoir se donne les moyens de ses "ambitiobns".

L'école est un moyen non négligeable conjugué à d'autres moyens tout aussi efficaces : la distribution de la rente, l'emploi...

Ceci devrait nous conduire vers une sorte d'introspection en mettant une certaine distance avec cette sphère dite de pouvoir.

Or, aujourd'hui, il suffit d'ouvrir les pages d'un quotidien ou de cliquer sur un lien menant vers un blog communautaire, ... et l'on tombe -comme par miracle- sur des centaines de néo-"réfléchisseurs" (hein!) qui ont un avis sur tout et qui, le plus souvent, ne prennent même pas le temps de connaître ce "TOUT". Il faut exister à travers la seule et unique réaction. Le numérique a certes facilité la vie de beaucoup de monde, mais a crée simultanément cette satanée "instantanéité".

L'ghachi est ainsi investi dans le commentaire et rien que le commentaire. Le recul que nécessite en général toute décision d'action se trouve ainsi anéanti. Nous n'avons plus le temps! Il faut juste réagir! Quant au cours des événements, nous n'y pouvons presque rien. Des leaders d'opinion? Il n'y en presque plus. Pourtant des personnages ayant incarné ce rôle par le passé existent toujours (S. Sadi / H. Ait Ahmed/ Djamel Zitouni /... même Benhadj). L'auditoire a, depuis, changé et muté. La libéralisation de la parole n'a pas que du bon malheureusement.

Quand en guise d'action nous n'avons que de la parole ou de l'écrit... l'autre (hein!) peut se contenter du fameux " Cause toujours, tu m'intéresses! ".

D'ailleurs, à ce propos, combien parmi nos contributeurs et commentateurs ont déjà participé à une marche par exemple? Comparez maintenant au nombre de commentaire (s) ou de vidéo (s) posté (es) par ces mêmes personnes... la boucle se trouve ainsi bouclée.

"A vava, w'thénagh, à m'mi â3qélnagh "... Tout est dit.

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khelaf hellal

Une société qui s’accommode bien de sa "névrose d'indigènat " qui laisse faire et disculpe des gouvernants qui l'opprime, l'humilie et la spolie de ses richesses. Elle se dénie le droit à l'égalité des chances, elle retourne contre elle -même les violences et le mal que ses gouvernants lui font subir, elle trouve refuge dans la religion et se complait dans son déclassement et son auto destruction pour ne pas voir en face ce que lui font subir ses véritables tyrans de gouvernants. Cet aspect de la "névrose de l'indigènat" a été développé avec brio par le célèbre psychiatre et anti-colonialiste Frantz Fanon dans son livre : " Les damnés de la terre. " (A lire absolument)