Tunisie : la voie de la sagesse en dépit du blocage

Outre la crise économique, le terrorisme djihadiste a corsé l'équation tunisienne
Outre la crise économique, le terrorisme djihadiste a corsé l'équation tunisienne

D’un point de vue purement démocratique et même constitutionnel, rien n’obligeait la majorité islamiste à démissionner avant les prochaines élections.

Le parti Ennahda a remporté les élections du 23 octobre 2011 et il apparaît logique qu’il reste au pouvoir jusqu’au prochain scrutin. Mais cette légitimité électorale est aujourd’hui affaiblie, voire même anéantie, par l’état de crise permanente qui entraîne un blocage des institutions. A une situation d’exception, il faut donc une réponse d’exception, comparable à ce qu’ont vécu de nombreux pays dont les régimes ont été emportés par des crises de ce genre. La neutralisation provisoire des enjeux politiques et le retrait des islamistes apparaît comme le seul plan de sortie de crise réaliste. C’est la sagesse qui a prévalu contrairement à ce qui se passe actuellement en Egypte. Mais ceci ne peut être que temporaire c'est-à-dire le temps de l’adoption d’une nouvelle constitution et de l’élection d’une nouvelle assemblée. Le recours à un gouvernement technocratique est une solution à court terme qui pourrait même s’avérer anti-démocratique si elle perdurait. Les Tunisiens n’ont pas fait la révolution en 2011 pour être gouvernés par des technocrates en 2014 mais bien par des démocrates issus du suffrage universel. Pourtant, à chaque fois que le dialogue commence à apporter son fruit, les tunisiens se réveillent avec des assassinats politiques comme si une force occulte tente de faire «tout» pour entraver une avancée démocratique dans ce pays. Qu’en est-il exactement ? Où en est aujourd’hui la Tunisie ? Peut-on s’attendre à un scénario égyptien dans ce pays ?

1- De la situation en cours

Après plusieurs tergiversations, le gouvernement dominé par le parti Ennahda a fini par accepter les conditions du Quartet : Syndicats des travailleurs, celle des patrons, Ligue des Droits de l'Homme, Ordre des avocats et de l'opposition. Il a donc envoyé une lettre la semaine dernière où il s'engage à démissionner conformément au calendrier fixée par la feuille de route encadrant cette nouvelle étape du dialogue national. Il a fallu pour cela une pression ferme et sans précédent de la société civile, de l'opposition, des députés retirés de la Constituante au lendemain de l'assassinat de l'un des leurs, Mohamed Brahmi, des syndicats des forces de sécurité attaquées par les groupes terroristes et que la rue soupçonne la complicité du gouvernement et des dirigeants d'Ennahda. C'est ce qui a permis au dialogue de reprendre le 25 octobre 2013, deux mois après l'assassinat du constituant Mohamed Brahmi et deux ans et deux jours après la fin du mandat de l'Assemblée Constitutionnelle qui n'a accompli aucune des tâches que lui a fixées la loi électorale convoquant les élections dont elle est issue.

Si la feuille de route que tous les participants au dialogue ont acceptée est respectée, une personnalité indépendante sera désignées lors de la première semaine pour présider le gouvernement de compétences chargé de gérer cette ultime étape de la transition jusqu'aux prochaines élections qui doteront le pays d'institutions démocratiques stables ; le nouveau gouvernement sera formé dans la deuxième semaine du dialogue et l'actuel gouvernement démissionnera lors de la troisième semaine. Pendant ce temps, l'Assemblée Constitutionnelle, aidée par des commissions d'experts, finira ses tâches au bout de quatre semaines soit de terminer la rédaction de la constitution et la désignation des membre de l'Instance Supérieure Indépendante qui aura la charge d'organiser et de superviser les prochaines élections, et le vote des lois électorales pour ces élections. L’opposition pense que la mobilisation de la société civile et des forces démocratiques devra rester importante pour la réussite du dialogue en cours afin d’éviter les manœuvres dilatoires. Elle en est une condition primordiale ; car, comme on l'a vu lors des précédentes étapes du dialogue national, chaque fois où elle a faibli, le parti au pouvoir en a profité pour faire marche arrière. Pour éviter cela, il faut que la pression, qui a obligé les islamistes à capituler, soit maintenue avec la même force et la même vigilance.

2- Peut-on parler d’un échec des islamistes en Tunisie ?

De l’avis même de nombreux spécialistes, il est encore trop tôt pour parler de "réussite" ou "d’échec" de la démocratisation en Tunisie car c’est nécessairement un processus long qui n’exclut pas des formes d’endurance autoritaire et des tentations de retour à l’ordre ancien. Mais l’une des raisons majeures de la crise politique tient probablement à l’incapacité des différents gouvernements à résoudre les problèmes économiques, à réduire les inégalités sociales et à juguler les fractures territoriales. A ce niveau, la majorité actuelle, comme les oppositions libérales et de gauche, sont dans une situation d’impuissance : elles n’ont absolument rien à proposer au peuple tunisien. Les habitants des régions sinistrées, qui ont été le fer de lance de la révolution, ont le sentiment d’être délaissées par les "politiciens" de Tunis, islamistes ou non. Elles se sentent peu concernées par les jeux politiques au sommet et ont tendance à renvoyer dos à dos gouvernement à majorité islamiste et oppositions. Sur ce plan, la classe politique tunisienne dans son ensemble apparaît totalement déconnectée du pays profond et des attentes de la population. Il faut dire que le parti islamiste tunisien comme tous ceux des pays du printemps arabes n’a pas réussi de s’affranchir de son idéologie. Il est donc resté confiné dans ses convictions religieuses qui ont favorisé l’émergence des forces nostalgiques de l’ancien régime.

3- Quels en sont les conséquences sur tous les plans ?

Sur le plan économique, l’insécurité et l’absence d’un agenda et d’échéances claires pour la fin de la transition, ont découragé les entreprises étrangères comme les entreprises du pays d’investir et de réaliser les projets dont la relance de l’économie a besoin. Tous les secteurs de l’activité économique ont régressé, du tourisme à l’industrie et aux activités artisanales, agricoles et tertiaires. Le déficit de la balance commerciale s’est accru, la dette ne fait que grimper, les réserves en devises ont fondu, l’inflation a entamé la valeur de la monnaie nationale et le pouvoir d’achat des classes populaires ; la classe moyenne s’en trouve menacée de disparition. La notation de classement de compétitivité (Davos) a fait passer le pays du 40ème au 83ème rang, les finances de l’Etat sont au bord de la faillite, la contrebande s’est développée au détriment des activités économiques productrices d’emplois et de richesses. Sur le plan social, les taux de pauvreté et de chômage, notamment celui des jeunes et dans les régions défavorisées d’où la révolution est partie, sont sans précédent ; le pays compte plus de 850.000 sans emploi. La détérioration des conditions de vie favorise le développement de la délinquance, des crimes et des différentes formes de violence. La scolarisation recule et les maladies contagieuses sont réapparues, de l’hépatite à la rage et à la tuberculose en passant par la gale et la malaria.

Sur le plan sécuritaire, la violence politique pratiquée par des groupes armés bénéficiant de la protection, de la complicité de la caste de l’ancien régime, est devenue un véritable danger pour la sécurité du pays et de la population ; elle n’épargne ni les partis de l’opposition et les expressions organisées de la société civile, ni les militants politiques et associatifs, ni les journalistes et les artistes, passant des agressions lors des manifestation et des menaces aux assassinats politiques et aux attentats meurtriers qui continuent à faire des victimes dans les rangs des forces de sécurité et de l’armée. L’infiltration des services du ministère de l’Intérieur par une sécurité parallèle liée aux milices diverses et aux groupes djihadistes contribue au développement d’un climat d’insécurité dangereux pour le devenir du pays.

Sur le plan politique, aucune des missions attendues du pouvoir pendant cette phase ultime de la transition n’a été réalisée : ni la rédaction de la constitution, ni la promulgation des lois électorales pour les prochaines échéances, ni la mise en place de l’instance indépendante qui devra superviser les prochaines élections. De même, la justice transitionnelle a tourné à une instrumentalisation de la justice pour blanchir ceux qui acceptent de collaborer avec les nouveaux gouvernants et faire du chantage aux récalcitrants, et pour distribuer les privilèges et les compensations aux seules victimes islamistes de la répression de la dictature déchue. 

Cette incertitude quasi permanente est devenue aujourd’hui contreproductive, porteuse de désordres sociaux et objet de surenchères politiques. Elle laisse le champ libre à la violence politique et accélère le processus de bipolarisation islamistes/sécularistes qui est largement artificiel. Sur ce plan, les islamistes ont pêché par excès de confiance. Ils ont cru que parce qu’ils avaient une majorité électorale pourtant, toute relative, ils pouvaient gouverner le pays seuls, en faisant fi des autres composantes politiques, sociétale et syndicales de la population. Ils ont aussi parfois eu tendance à se glisser dans le gant de l’autoritarisme du passé, en faisant preuve d’autisme et en reprenant à leur compte les « vieilles recettes » du parti unique. Il faut reconnaître cependant que, de leur côté, les opposants ne leur ont pas facilité la tâche en idéologisant systématiquement les débats publics et en versant parfois dans un anti-islamisme caricatural digne de la période Ben Ali.

4- Peut-on parler d’un échec de la gouvernance islamiste dans les pays arabes ?

Les explosions de l’été dernier en Turquie de l’AKP ont désormais bouclé la boucle de la gestion des islamistes en montrant leur échec partout où ils ont pris le pouvoir. Il faut préciser cependant qu’il Il n’existe pas en Tunisie d’acteur comparable à l’armée égyptienne, capable d’orchestrer une reprise en main sécuritaire du pays. L’armée tunisienne n’a pas la même trajectoire historique que l’armée égyptienne ou même algérienne et ses ressources symboliques et sociales sont relativement faibles. Quant au ministère de l’Intérieur, présenté souvent comme l’institution sécuritaire n°1 en Tunisie, il est extrêmement fragmenté, divisé et traversé par des courants divers. Pour toutes ces raisons, les acteurs politiques et syndicaux tunisiens n’ont d’autre choix que de s’orienter vers un compromis institutionnel et une solution pacifique et négociée, faute de quoi on peut craindre le pire, à savoir : la généralisation de la violence politique qui profiterait directement aux clans nostalgiques de l’ancien régime et aux salafistes radicaux. La chance de la Tunisie est de ne pas avoir une armée forte, capable de fomenter un coup d’Etat à l’instar de ce qui s’est passé en Egypte. La figure du général Sissi n’a pas d’équivalent en Tunisie. Et personne ne souhaite véritablement le retour d’un "Ben Ali bis". Le coup d’Etat de novembre 1987 n’a pas laissé de bons souvenirs et plus personne n’oserait proposer un tel scénario qui a plongé la Tunisie dans une « douce dictature » durant vingt trois ans. Mais cette chance d’un compromis historique et d’un dépassement du clivage islamistes/sécularistes, si elle n’est pas saisie par les acteurs politiques et syndicaux tunisiens, pourrait aussi se transformer en chaos, chose que les tunisien ont réussi habilement d’éviter en empruntant la voie de la sagesse comme ils savent bien le faire depuis toujours.

5- La Tunisie peut-elle réussir son pari de sortie de crise ? 

Les islamistes tunisiens ont montré du moins jusque-là qu’ils disposent d’une certaine disponibilité au dialogue en acceptant de faire des compromis. La Tunisie a les compétences et les moyens pour relever ces défis sans avoir recours à des médiations externes. Ils reconnaissent que les islamistes tunisiens ont leur place dans le champ politique et en constitue une composante de son paysage. Il n’existe pas dans le monde une transition sans douleur mais si les tunisiens réussissent une mise en œuvre productive de leur feuille de route sans médiation, Ce sera aussi une victoire pour tous les démocrates et pour les forces du progrès en Afrique et dans le monde arabo-musulman et surtout une leçon pour l’Egypte et la Syrie.

Rabah Reghis, Consultant et économiste pétrolier

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Commentaires (1) | Réagir ?

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Khalida targui

la Tunisie c'est come la Belgique, ils ont demontré qu'ils peuvent ne pas avoir de chef qui commande et tout marche, leur economie se porte bien et il ont des touristes nous en Algerie tout est cool et zero touriste, ils ont des islamistes tunisiens c'est normal, l'Egypte aussi va s'en sortir, il y a des manifs mais il n'y a pas des teros come en Algerie quand le FIS a été ecarté, c'est pas pourri de la tete chez eux monsieur Reghis, ils ont de la chance, il parait que la fortune de Moubarak est investie dans le tourisme dans son bled, c'est tout resumé, on est les seuls cons du monde arabe, hélas