Mohammed Hachemaoui : "Le DRS détient tous les leviers du pouvoir"

Le président est affaibli et sert encore de vitrine.
Le président est affaibli et sert encore de vitrine.

Pour ce politologue, le remaniement ministériel du 11 septembre n’est qu’une mise en scène pour faire croire à une reprise en main du clan présidentiel sur la vie politique algérienne. Le maintien au pouvoir du président Bouteflika sert de vitrine politique au Département du renseignement et de la sécurité (DRS), qui reste plus que jamais maître du jeu.

Lacroix.fr : Jugez-vous plausible que le président Bouteflika brigue un quatrième mandant en avril 2014 ?

Le président est encore très affaibli par les séquelles de son accident vasculaire cérébral. Le scénario d’une prolongation de deux ans de son actuel mandat lui offrirait l’avantage, vu son état, d’éviter une campagne électorale. Cela nécessiterait de modifier la Constitution. Il serait alors toujours possible de faire-valoir la légitimité électorale du président pour jouer les prolongations. Toutefois, il est trop tôt pour se prononcer sur la longévité politique du président et sur sa capacité à exercer ses prérogatives.

Quel est l’intérêt ?

Le tout puissant Département du renseignement et de la sécurité (DRS) a été pris de court au printemps dernier par la maladie du président. Il n’a pas fait actionner l’article 88 de la Constitution par le Conseil constitutionnel pour déclarer l’état d’empêchement du président et enclencher le processus pour la tenue d’élections anticipées. L’hypothèse du septennat est un modus vivendu qui arrange à la fois le clan présidentiel désireux de rester en place et le DRS qui, dans l’ombre, tient tous les leviers du pouvoir.

Le régime politique algérien est régi de facto par des institutions informelles. La Constitution n’éclaire pas sur le fonctionnement du régime. Le premier ministre a lui-même dit, deux jours avant le remaniement, que le conseil des ministres ne sert à rien. L’affaiblissement des institutions formelles est tel que les ministres n’ont pas de pouvoir, ils n’arbitrent pas les questions stratégiques. Il n’y a aucune volonté de démocratisation.

De nombreux commentateurs ont pourtant relevé la reprise en main politique du président qui a procédé à un important remaniement ministériel mi-septembre

Ce gigantesque remaniement et le prétendu démembrement du DRS ne sont qu’une mise en scène ! Il n’est pas dans l’intérêt du DRS d’apparaître au grand jour comme le détenteur des clés du pouvoir. Il n’est pas dans son intérêt que l’on puisse décrypter les mécanismes du pouvoir et de la prise de décision.

Dans les régimes autocratiques, le mécontentement populaire se cristallise autour de la figure du raïs perçu comme la personne qui concentre les rênes du pouvoir. En Algérie, le DRS se cache. Il fait sauter des fusibles chaque fois que nécessaire, opère des rotations du personnel civil, voire militaire pour ne pas avoir à rendre des comptes et ne pas subir d’attaques frontales. L’opacité entretenue est une ressource de pouvoir.

Tout le monde a constaté le vide sidéral pendant la maladie du président et a fini par comprendre que le pays est gouverné ailleurs. Présenter un président qui a vaincu la maladie et qui a vaincu ses adversaires les plus redoutables au sommet du pouvoir permet d’alimenter un semblant de vie politique et d’orienter les observateurs vers des dérivatifs pour que le DRS puisse préparer l’après-Bouteflika. Cela permet de gagner du temps et surtout d’entretenir le flou.

Cet après-Bouteflika ne serait pas encore prêt ?

Nul ne sait. La situation actuelle rappelle celle d’avant l’élection présidentielle de 2004. À l’époque, le scénario de la prétendue neutralité de l’armée vis-à-vis de l’échéance électorale a été entretenu avec une grande maestria, alors qu’un bras de fer opposait le président Bouteflika et le chef d’état-major de l’époque, le général Lamari.

Aujourd’hui, on veut faire croire à la même chose. Le DRS serait en perte de vitesse, démembré, voire démantelé par un clan présidentiel surpuissant. Les nominations au sein de l’armée attesteraient de la mue professionnelle de l’institution sous contrôle du président. En réalité, le DRS se met en retrait et se protège. Il permet éventuellement une réélection ou une prolongation du président, en la présentant comme un coup de force présidentiel.

Certaines attributions n’ont-elles pas été retirées au DRS ?

La police judiciaire de l’armée, créée par décret présidentiel en 2008, a en effet été dissoute. Ce service avait été créé après un grand scandale de corruption qui impliquait une société commune entre Sonatrach (la compagnie publique pétrolière algérienne, NDLR), l’armée et la multinationale américaine Halliburton. Il visait prétendument à doter l’armée de moyens d’investigations pour éviter que de tels scandales se reproduisent.

Or, ce scandale a été étouffé à l’algérienne, précisément parce qu’il impliquait notamment l’armée. Et ce service a permis de donner une assise légale pour opérer des enquêtes de corruption visant explicitement le clan présidentiel. En 2009-2010 commence le déballage des différents scandales visant la Sonatrach, diverses personnalités jusqu’à Saïd Bouteflika, le frère du président. Aux yeux de l’opinion, la dissolution de cette police judiciaire va être perçue comme une volonté du président de mettre un terme aux enquêtes sur la grande corruption qui éclaboussent son camp. Or, il faut savoir que le DRS menait des enquêtes avant 2008, qu’il n’a pas besoin de cet appareil pour mener des enquêtes sur la corruption qui gangrène différents services de l’État. Cette dissolution ne le démembre pas. Il faudrait une justice indépendante pour mener la lutte anticorruption.

Ce n’est pas le point fort de l’Algérie…

Nous ne sommes pas en Algérie dans une dynamique de lutte anti-corruption ni d’opération "mains propres". Cela nécessite un état de droit, un parquet indépendant de la tutelle ministérielle et de la police politique. Nous sommes à des années lumière de cette configuration.

La justice est totalement inféodée au DRS. Celui-ci mène des investigations ciblées qui visent certains groupes – et en protègent d’autres – pour affaiblir l’adversaire et l’éliminer politiquement. Rien n’a été entrepris par exemple concernant l’affaire de corruption qui a concerné le chantier du siècle de construction de l’autoroute littorale. Des têtes sont tombées, mais pas les vrais responsables.

Deux généraux ont tout de même été remplacés à la direction du DRS

Le limogeage des deux hauts responsables, les généraux Tartag et Attafi à la tête de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure, n’a rien à voir avec un quelconque bras de fer entre le président et l’armée. Les deux généraux ont été sanctionnés pour la gestion en janvier dernier de la prise d’otages de la station gazière de Tigentourine. Ils n’ont pas contrôlé ces terroristes alors que des groupes djihadistes sont infiltrés et n’ont pu déjouer ce commando qui a traversé trois pays avant de gagner Tigentourine.

Pourquoi cette plate-forme pétrolière, poumon économique du pays, était-elle si faiblement sécurisée alors même que l’armée algérienne a été la première à pointer du doigt le risque terroriste après la chute du colonel Kadhafi ? Quant au dénouement, le coût humain a été très élevé (66 morts). Le patron du DRS, pour ne pas être le premier responsable de cette énorme affaire a sacrifié deux hauts gradés. Il en allait aussi de la cohésion de l’armée de sanctionner des responsables.

Cette sanction ne pouvait toutefois intervenir pendant la longue absence du président, car elle aurait mis en exergue le fait que l’armée est tout à fait indépendante du pouvoir présidentiel, qu’elle peut opérer des changements dans le commandement supérieur sans l’aval du président. Pour la forme, il fallait donc la présence du président. Ce qui a de plus permis d’accréditer l’idée de son retour en force.

Le DRS n’a donc pas perdu une once de pouvoir ?

Toufik reste maître du jeu, en se cachant au maximum et en apparaissant comme dépouillé de ses fonctions. D’autant que la DCSA, la Ddirection centrale de la sécurité de l’armée, a été "transférée" du DRS vers l’état-major. Mais le DRS n’appartient pas à une autre galaxie que l’armée ! Le DRS est un appareil de l’état-major de l’armée. Dire que la DCSA sort du giron du DRS est une contre-vérité.

Faire croire que le DRS est affaibli au profit du chef d’état-major, c’est une autre contre-vérité. L’état-major n’est plus l’acteur central dans la prise de décision depuis le départ du général Lamari, au lendemain de l’élection présidentielle de 2004. Son remplacement par le général Salah est la consécration de l’affaiblissement de l’état-major comme centre de décision. Ce n’est pas un octogénaire vieillissant qui pourrait représenter un contre-pouvoir à Toufik. Sa «promotion» comme vice-ministre de la défense prépare sa sortie et non pas l’inverse.

Depuis la guerre civile, le DRS a étendu son pouvoir sur l’ensemble de la sécurité de l’armée. Puis a infiltré toute la société civile, les syndicats, les banques, les partis politiques, les associations… Il n’y a pas eu de rupture dans cette construction mais une continuité remarquable. La même direction est aux commandes depuis 1990.

Même la politique étrangère est aux mains d’un protégé du DRS. Le nouveau ministre, Ramtane Lamamra, était ambassadeur à Washington puis à New York dans les années 1993-1995, dans les années de survie les plus difficiles pour le régime algérien. C’est une immense naïveté de croire qu’il y a eu décapitation par un président allié au chef d’état-major.

Propos recueillis par Marie Verdier/La Croix

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Commentaires (5) | Réagir ?

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urfane

Analyse très pertinente qui va en boucher un coin à Si Toufk

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djamel rami

Machiavel s'y perdrait !

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