El-Gusto : quand l’ombre d’El-Anka plane sur l’Amérique

El Gosto a transporté les fans du chaâbi dans son récital à New-York.
El Gosto a transporté les fans du chaâbi dans son récital à New-York.

Ce samedi 3 août, pendant que Tizi-Ouzou affichait au monde, sandwich en main, son refus d’abdiquer face à l’intolérance et au diktat islamistes, l'orchestre chaabi El-Gusto débarque à New York.

Un concert donné au Lincoln-Center en «outdoors ». Arrivés sur place à 19h, en petits groupes, nous fûmes agréablement surpris de voir une assistance nombreuse et compacte, signe de bon augure pour la soirée. Bien qu’à première vue, nos inspections laissaient supposer un nombre infime de compatriotes parmi les spectateurs, de petits groupes disparates n’allaient pas tarder à donner le ton de l’ambiance, et jaillir de la masse locale dans laquelle nous étions dilués, grâce à des signes manifestes propres à nos seules communautés maghrébines.

20h 30, le présentateur entre en scène et donne le topo de la formation d’El-Gusto, saluant le caractère quasi miraculeux de l'exploit réalisé par Safina Bousbia. Celui d'avoir pu rassembler ce groupe de copains, pour la plupart septuagénaires, férus de musique chaâbi, et que le drame algérien avait séparé en 1962. Exploit d’autant plus inconcevable que ce groupe est constitué de juifs et de musulmans. Ces communautés que l’Histoire récente semblait rendre définitivement inconciliables.

Faire référence aux racines de cette musique populaire fait nécessairement ressurgir le nom de celui que l’on surnomme "Le Cardinal", El Hadj M’hamed El-Anka. Entendre ce nom prononcé, à résonance, en plein New York, avec l'accent américain, représente un hommage et une reconnaissance universelle subtilement savoureuse, qui amplifiait notre fierté de « ouled el-bled ». A travers une telle reconnaissance, c’est aussi l’histoire du peuple qui prend sa revanche sur celle du pouvoir. Car, quoi de plus honorifique qu’un hommage universel soit rendu à ce grand maître dont la disparition, fin 1979, avait été quasiment ignorée, noyée par le délire collectif organisé par les suppôts du pouvoir lors de la mort de Boumediene, le putschiste ? Quand l’orchestre fait son entrée en scène, des ovations et des youyous fournis fusaient de partout, présage d’une soirée festive aux allures bien de chez nous.

Abdelmadjid Meskoud annonce au programme, dans un français sidérant, le morceau d'introduction instrumental, l’un des chefs d’œuvre intemporels de Mahboubati. Nul besoin de lyrisme pour ce titre d’anthologie. Dès les premières notes, le public algérien, bien que disparate, entonne en chœur les paroles du populaire Chehilet laayani.

S’ensuit une brève intervention de Robert Castel, à l’adresse du public algérois. Quelques phrases subtiles dans lesquelles le musicien convoque ses talents d’humoriste. Après quelques mots de remerciements et de contentement dans un anglais savoureusement incertain, il enclenche « on nous avait pas dit qu'on allait se retrouver à Bab-el-Oued, même à New-York ! On aurait pu éviter tous ces tracas de billets d’avion et de visas et rester tout simplement chez nous à Bab el Oued ! ». Sacré Robert !

Le spectacle se poursuit par un enchaînement de titres du répertoire chaâbi classique. L'invitation à la danse devient de plus en plus irrésistible ! Notre groupe rentre très vite en piste pour se libérer et se laisser entraîner par l’envie gesticulatoire forte que dégage cette musique ensorcelante qui coule dans nos gènes. Les Américains sont immédiatement conquis par ces déhanchements insolites, tant et si bien que les caméras, initialement braquées sur l’orchestre, se tournent vers l’allée centrale, transformée en piste de danse. Ces premiers instants d’ambiance folle et d’émerveillement furent de courte durée. Le policier en charge de la sécurité s'invite au programme pour intimer un ordre ferme "you sit down!" (Asseyez-vous !). S'en suivent des « bouuuuuuu » spontanés et soutenus à son encontre, éructés par autant d’américains que d’Algériens ! Excès de zèle ou geste de sécurité strict faisant partie d’un dispositif général ? Nous ne saurions le dire. Toujours est-il que nous nous étions sentis terriblement frustrés par ce rappel à l’ordre inattendu, et à nos yeux injustifié.

Le spectacle continue. Privés de danse, nos sens se calent sur ces airs et complaintes qui faisaient ressurgir en nous des flots d’émotions et de souvenirs. Petit voyage dans le temps, celui où Alger, la blanche coquette, nous promettait des lendemains enchanteurs. Pendant que notre frustration de ne pouvoir répondre à l’appel de ces rythmes ensorceleurs s'amplifiait, nous étions loin de nous douter que la déception de nombreux spectateurs était encore plus grande. Au bout de quelques morceaux chantés et écoutés dans le calme, deux Américaines viennent nous faire part de leurs négociations avec le policier précédant. Pourparlers qui se sont soldés par un feu vert à nos tortillements, sous la seule condition que nous ne débordions pas d’un périmètre cantonné à l'aile droite de la scène, pour des raisons de sécurité nous dit-on. Il n'en fallait pas plus pour remonter notre entrain. Adnan, Rym, Lydie, et al., envahissent la piste sous le regard émerveillé des spectateurs. Sur scène, Mohamed Ferkioui, très vite rejoint par Robert Castel, emballe le show en performant une danse typique de la rythmique chaâbi de la Casbah d’Alger ! Les spectateurs envahissent les allées libres pour transformer l'espace du Lincoln-center en pistes de danse spacieuses. Instants mémorables et tranches de vie intenses, voire de délires collectifs, pendant lesquels nous, maghrébins, nous laissions guider par des mouvements spontanés de déhanchés naturels, puisés de nos racines, et que les américains essayaient d'imiter avec une fougue curieuse mêlée de réjouissances inédites pour eux. Réactions amusantes amplifiées par la musique irrésistiblement entrainante et incontournables de Dour biha ya chibani et de Ya rayah qui laissaient place aux désormais fatals "One two tree, viva l’Algérie" qui fusent de chaque rendez-vous collectif des nôtres, aux quatre coins du monde.

Le spectacle se termine vers 22h30. Tout le monde se dirige vers la sortie à contrecœur. La gaieté distillée par la soirée se lit sur chaque visage, laissant au cœur le poids des regrets que le spectacle se soit déjà terminé. Mohamed Ferkioui rejoint rapidement les spectateurs, avec dans les yeux cette indicible attirance que seuls des "ouled el-houma" des années d’or peuvent déceler dans ce regard qui en raconte tant, et auquel on ne peut plus rien raconter sur "eldjou3, el-hif, ou el-ahfa". A elles seules, les frêles épaules de ce petit bonhomme portent le poids de tous nos drames, de toutes nos souffrances ! C’est le côté obscur de notre Histoire.

Côté clair, voir Mohamed le musulman et Robert le juif - ces enfants d’Algérie que l’Histoire ingrate a séparés - danser en parfaite osmose sur une scène de New-York, cette ville martyrisée par la folie des hommes, donne étrangement le ton pour de nouvelles espérances. Reste à souhaiter que cette date du 3 août soit inscrite dans la mémoire des hommes comme l’acte de naissance d’une ère de tolérance et de réconciliation entre juifs et musulmans. Union scellée par cette musique chaâbi - à consonance judéo-arabe- à la fois apaisante et tonitruante, et qui a fait planer l’ombre et la sagesse de maître El-Anka sur New-York, 35 ans après sa mort.

Soubhan allah ya ltif !

Kacem Madani

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Commentaires (4) | Réagir ?

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Service comptabilité

merci bien pour les informations

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algerie

merci bien pour les informations

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