Henri Alleg, "Un homme, ça s’empêche !"

Henri Alleg
Henri Alleg

On se souviendra longtemps, en Algérie, de cet aveu surréaliste, plein de morgue et de rancœur mêlées, d’un candidat aux législatives qui, apprenant son score, laissa échapper ce cri du cœur : "Je me suis trompé de peuple !" (ou de société)…

Ainsi, il y a ceux qui ont trompé le peuple et ceux qui se seraient trompés de peuple ! Schizophrénique Algérie !... Henri Alleg, lui, n’avait jamais pensé s’être trompé de peuple. Ni de combat. C’est l’Algérie indépendante qui l’aura trompé, et trompé ce peuple dont il n’était pas issu mais qu’il avait fait sien, pour le meilleur comme pour le pire. Le pire, on l’a vu : avec La Question. Mais le meilleur, on n’en sait rien, ou alors c’est qu’il l’a connu, mêlé au pire, avec la fraternité dans l’épreuve même : "Dans la cellule obscure, on poussa un Musulman. La porte ouverte un moment laissa passer un rayon de lumière. J'entrevis sa silhouette : il était jeune, correctement habillé ; il avait les menottes aux poignets (...) De temps à autre j'étais secoué de tremblements et je sursautais en gémissant, comme si la torture de l'électricité me poursuivait encore (…) Il me soutint pour que je puisse me mettre à genoux et uriner contre le mur, puis m'aida à m'étendre. "Repose-toi, mon frère", me dit-il. Je résolus de lui dire : "Je suis Alleg, l'ancien directeur d'Alger républicain".".

Il y a ceux qui ont trompé le peuple, oui, et il y a ceux qui, à l’instar d’Albert Camus, avaient, avec un angélisme désarmant, cherché à détromper leur peuple, les Français d’Algérie, en prônant désespérément l’égalité avec l’autre peuple, les indigènes, ces laissés-pour-compte. L’auteur de L’étranger avait fini par parler carrément de double xénophobie : "Le choix en Algérie n’est pas entre la démission ou la reconquête, mais entre le mariage de convenances ou le mariage à mort de deux xénophobies." (1). Ce concept de "double xénophobie" est intéressant à plus d’un titre. Et d’abord, pour ce qu’il laisse entendre de l’étrangeté même de l’indigène... C’est cette étrangeté qui fit que le Nobel de littérature ignora l’appel à dénoncer la saisie de La question… Tout comme il ignora l’appel de Kateb Yacine qui l’invitait au dialogue, et celui de Jean Amrouche qui lui proposait, à lui comme à Jules Roy, "de rédiger un manifeste en commun" (2)…

DIALOGUE IMPLICITE AVEC ALBERT CAMUS, AUTOUR DE LA QUESTION (Extrait de : Aujourd’hui, Meursault est mort) :

"Vous avez toujours dénoncé la torture, on le sait, Albert (…) Ne cherchez pas… Je vous lis : "Ce ne sont pas des méthodes de censure, honteuses ou cyniques, mais toujours stupides, qui changeront quelque chose à ces vérités. Le devoir du gouvernement n'est pas de supprimer les protestations même intéressées, contre les excès criminels de la répression ; il est de supprimer ces excès et de les condamner publiquement…" (3). Cela vous a donc suffi pour justifier votre refus de vous associer à la lettre ouverte au Président de la République adressée par Malraux, Martin du Gard, Mauriac et Sartre ?...

Ce que je note, c’est cette suspicion systématique qui vous fait montrer du doigt les signataires en parlant de «protestations intéressées». Décidément, Albert, personne, ou presque, ne trouve grâce à vos yeux pour tout ce qui touche à l’Algérie, à votre Algérie. En tout cas, pas ceux de vos pairs en qui vous ne voyez que des professionnels de la protestation... Mais dites-moi, Albert, à qui s’adressait-il donc, François Mauriac, l’un des professionnels de la protestation, en posant ces troublantes questions "Comment se peut-il que le livre d’Henri Alleg n’ait pas suscité chez tous les Français, chrétiens ou humanistes, la même stupeur, la même horreur ? Je me retiens de demander à mes amis, à ceux de mes confrères qui tiennent une plume, qui disposent d’une tribune : "Avez-vous lu La Question ?" J’aime mieux supposer qu’ils ne l’ont pas lu, et les faire bénéficier de ce doute." (4) ?... 

Ah ! Le bénéfice du doute, quelle belle formule, et quelle trouvaille de législateur !... Moi, j’en connais un, qui, devant l’insoutenable, ne se paie pas de doute : un certain Cormery, dans Le premier homme... "Un homme, ça s'empêche !", oui... Au fait, Albert, vous teniez encore la plume à L'Express, au moment de la saisie de La Question, n'est-ce pas ?...

Salah Guemriche

(1). Actuelles III, Chroniques algériennes, 1939-1958, p.146, Gallimard NRF 1958. 

(2). Lettre de Jules Roy à Jean Amrouche, 7 septembre 1955. 

(3). A. Camus, Actuelles III, Chroniques algériennes, 1939-1958, p. 16, Gallimard NRF 1958. 

(4). François Mauriac, L’express 27-02-1958, cité dans Salah Guemriche, Aujourd’hui, Meursault est mort, Rencontre avec Albert Camus, à paraître. En attendant, on peut le télécharger sur Amazon.fr.

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Commentaires (4) | Réagir ?

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algerie

merci bien pour les informations

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khelaf hellal

Il ne faut pas se tromper d'époque ni faire dans l'amalgame des contextes, restons sur la même ligne : " C'est l'Algérie indépendante qui l'aura trompé, et trompé ce peuple dont il n'est pas issu mais qu'il avait fait sien " Ce rêve Algérien qu'il avait pourtant partagé son peuple héroique, ce rêve devenu chimére, ce rêve qui s'éffiloche peu à peu comme une peau de chagrin au fil des années post-indépendance, c'est ce rêve -là de l'Algérie indépendante qui l'aura desillusionné. Et la sentence de Said Saadi n'a jamais été aussi véridique et dument prouvée que depuis qu'il l'avait proférée. Le peuple Algérien est certes indépendant mais il est toujours resté mentalement colonisé et aliéné. Il a reproduit de lui-même une hierarchisation sociétale du style dominants et dominés qu'il a hérité du système colonial dont il en garde une bonne mémoire. et dont il ne peut pas s'en défaire. C'est dans cet esprit là que Said Saadi a tiré sa conclusion célébre : " Je me suis trompé de peuple " voulant sans doute dire qu'il est urgent de réctifier le diagnostic et de lui appliquer une thérapie de choc qui le sauvegarde et le délivre de l'aliénation coloniale dans laquelle le système post-indépendance l'a emprisonné. Il voulait dire certainement que le salut est la décolonisation, la désaliénation des esprits avant toute chose. Il faut que les jeunes de notre pays apprennent que de grands hommes à l'instar de Ben mhidi, Abane, Boudiaf etc... ont contribué à combattre et condamner le colonialisme et ses atrocités partout à travers le monde en assumant tous les risques et les réprésailles qu'ils encourraient à l'époque, de grands hommes comme Maillot, Audin, Alleg, JPSartre, F. Fanon etc... etc... " La guerre d'Algérie n'était pas une guerre de religion " avait précisé Ali Haroun dérnièrement. Il faut remettre les pendules à l'heure pour sauver notre peuple et libérer les mentalités.

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albert smail

Azul

Vous ecrivez:

" Le peuple Algérien est certes indépendant mais il est toujours resté mentalement colonisé et aliéné "... indépendant le peuple? euh on peut en douter, un leurre d’indépendance alors!... Camus disait "il n y a pas d’indépendance politique sans indépendance économique.

Pour l’aliénation je suis d'accord et sadi est l'exemple même de l'intellectuel algérien aliéné... il pense comme les français et s'exprime dans leur langue... a moins qu'il veuille revendiquer une certaine francité de l’Algérie et dans ce cas Camus défendait cette idée mieux que quiconque Enfin, en matière d’aliénation c l’élite francophone (excepté Ait Ahmed) et arabophone qui tient le haut du pavé, le petit peuple l'est beaucoup moins. et puis vous citez la ptite phrase de sadi" Je me suis trompé de peuple " voulant sans doute dire qu'il est urgent de réctifier le diagnostic et de lui appliquer une thérapie de choc qui le sauvegarde et le délivre de l'aliénation coloniale dans laquelle le système post-indépendance l'a emprisonné

non, moi je crois qu'il méprisait le peuple, et c’était aussi la réaction d'un homme qui surestimait ses capacités et qui pensait enterrer vite ait -Ahmed.

Enfin, pour finir, vs dites "Il faut que les jeunes de notre pays apprennent que de grands hommes à l'instar de Ben mhidi, Abane, Boudiaf etc... ont contribué à combattre et condamner le colonialisme et ses atrocités partout à travers le monde en assumant tous les risques et les réprésailles qu'ils encourraient à l'époque, de grands hommes comme Maillot, Audin, Alleg, JPSartre, F. Fanon etc... etc... " La guerre d'Algérie n'était pas une guerre de religion " vous ne citez pas Ait-Ahmed, pourtant lui et d'autres pensaient qu'il était possible d'arriver à un accord d’indépendance de manière pacifique ;sans recours à la violence.

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