Vers "un troisième choc pétrolier" : une "nécessité historique" ?

Assistera-t-on à un prochain choc pétrolier ?
Assistera-t-on à un prochain choc pétrolier ?

Avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis organisèrent du 1er au 22 juillet 1944, à Bretton Woods, une conférence monétaire et financière internationale. 44 pays y étaient représentés à cette conférence.

La fin prochaine du conflit mondial pose en termes d’urgence la relance des échanges internationaux et la reconstruction des économies détruites. Les États-Unis, ayant vécu la crise de 1929, cherchaient à éviter les politiques déflationnistes et protectionnistes qui ont joué dans la dépression économique des années 1930. Des deux propositions américaine et anglaise, ce fut celle du secrétaire d’Etat américain H. D. White qui fut retenue, l’Amérique, à cette époque, détenait le plus grand stock d’or du monde. C’est ainsi que le dollar devient comme l’or une contrepartie des monnaies internationales. 

L’Europe, après la compétitivité retrouvée et la convertibilité des grandes monnaies européennes en 1958, s’affirmait face à la première puissance mondiale. L’expansion des liquidités internationales issues des déficits extérieurs américains (surtout avec les dépenses dues à la guerre du Vietnam) et l’inflation qui résulta ont conduit à des «crises monétaires» dans les années 1960. En 1971, l’insistance des pays européens, exigeant la conversion en or de leurs avoirs en dollars, amène les États-Unis à mettre fin à la convertibilité du dollar en or. Cette décision mènera au flottement impur des monnaies sur les marchés monétaires. Celles-ci resteront ajustées au dollar qui s’érige en monnaie-centre du système monétaire international. Le monde est entré dans une phase inconnue avec le flottement des monnaies.

1. Les "pétrodollars et les délocalisations", des "nécessités historiques" ?

Précisément, les premières conséquences qui vont bouleverser l’équilibre mondial seront les crises pétrolières, corollaires des crises monétaires, qui, avec le quadruplement du prix du baril de pétrole en 1973 et son triplement à la fin de 1979, vont changer, avec les «pétrodollars», le cours de l’histoire. Les pays arabes exportateurs de pétrole, en accord avec les États-Unis, facturent leurs exportations pétrolières en dollar. L’Amérique, libérée de l’or, pourra ainsi émettre autant de liquidités nécessaires pour financer ses déficits commerciaux. Ce que Jacques Rueff a appelé le «secret du déficit américain sans pleurs» contribuait aussi à nourrir l'inflation mondiale par une duplication des bases du crédit : en Europe et au Japon, le gonflement des avoirs en devises entraînait une augmentation de la monnaie centrale, tandis qu'il n'y avait pas symétriquement, aux États-Unis, de contraction compensatrice de la base monétaire, les pays étrangers mettant leurs dollars à la disposition de l'économie américaine.

L’accord avec les États-Unis concernait surtout les pays du Golfe, les excédents pétroliers arabes investis aux États-Unis (fonds souverains) conduisent au recyclage à grande échelle des «pétrodollars». C’est ainsi que le réjustement des prix du pétrole et des matières premières, dans les années 1960 jusqu’à 1973, qui étaient extrêmement bas – le baril de pétrole cotait environ 3 dollars, avant 1973 – a compensé la partialité dans la répartition des richesses entre l’Occident et le Tiers-Monde. Par le transfert d’une partie du pouvoir d’achat aux pays exportateurs de pétrole et de matières premières, le réajustement a permis de doper l’«absorption mondiale». Comme d’ailleurs le recyclage des «pétrodollars» auprès des pays du Tiers-Monde a conduit à ouvrir de nouveaux débouchés pour la production industrielle des pays développés. Ce qui a atténué la crise et diminué les destructions d’emplois. Sans le réajustement des prix du pétrole et l’accord entre les pays du Golfe et les États-Unis sur le «libellé monétaire du pétrole», l’absence de consensus entre les États-Unis et l’Europe sur le dollar aurait mené à une crise monétaire bien plus grave que les deux chocs pétroliers. Le monde serait projeté dans la situation des blocs monétaires des années 1930. On aurait un bloc dollar, un bloc livre sterling, un bloc franc et un bloc yen, et une déflation qui se soldera par une baisse des investissements, des mesures protectionnistes prises par chaque bloc, une hausse du chômage, un Tiers monde en stagnation et une dépression économique à l’échelle mondiale. 

L’augmentation des prix du pétrole et le transfert du pouvoir d’achat aux pays exportateurs de pétrole et des matières premières auquel il faut ajouter le recyclage des «pétrodollars» ont stimulé l’activité industrielle et manufacturière en Europe et aux États-Unis. Pour un travailleur américain ou européen, il n’est pas intéressé par qui a gagné ou a perdu des dollars, des livres sterling, des francs, des yens, etc., mais son seul souci est de garder son emploi qui lui assure des ressources. Et ce sont des millions de travailleurs dont leur bien-être ne dépend que des salaires qu’ils reçoivent. 

De plus, les firmes industrielles n’ont pas manqué de répercuter la hausse des prix sur leurs exportations, ce qui devait compenser les surcoûts. Par conséquent, le fléau du chômage en Europe et ailleurs ne provenait pas du pétrole, il s’est manifesté dès les années 1960, donc bien avant le choc pétrolier de 1973. Le phénomène du chômage est à regarder dans les «rendements décroissants». En effet, la montée en puissance du Japon dans le commerce mondial et la stratégie du «tout exportation» des autres pays asiatiques ont conduit à une augmentation d’acteurs sur un marché mondial qui a peu changé. Le seul moyen pour atténuer la concurrence a été l’élargissement du marché qui s’est opéré par le transfert du pouvoir d’achat via le réajustement des prix. Ce qui en fait un phénomène tout à fait naturel. 

En plus des «pétrodollars», un autre phénomène a joué. Le Japon a vu, de 1950 à 1980, sa production automobile passer de 1600 à 11 millions d’unités annuelles. L’invasion de voitures japonaises à faible coût a amené les pays occidentaux à multiplier des barrières douanières. Pénalisé, le Japon, à la recherche de débouchés, s’est tourné vers les pays asiatiques voisins où il a délocalisé massivement. C’est ainsi que la Corée du Sud qui était un des pays pauvres d’Asie dans les années 1970, où le coût de la main d’œuvre était très bas, s’est transformée grâce aux délocalisations et aux joint-ventures avec les firmes japonaises, en dragon asiatique. Le même processus a joué avec les pays asiatiques d’ASEAN. Après le deuxième choc pétrolier, l’embellie économique des pays d’ASEAN a amené le nouveau timonier de la Chine, le pragmatique Deng Xiaoping, à ouvrir, en 1979, la Chine aux investissements étrangers. La pénétration japonaise ne s’est pas fait attendre d’autant plus que les difficultés commerciales avec les États-Unis et l’Europe le pressaient de trouver des débouchés pour ses exportations, vitales pour son économie. La réévaluation forcée du yen (accords de Plazza), en 1985, et le renchérissement du prix de ses exportations ont accéléré le processus de délocalisations en Chine.

Face à l’intensification des exportations du Japon et aux avantages que représentaient les marchés chinois et indien, les bas coûts salariaux et une abondante main d’œuvre, les multinationales américaines et européennes ont été incitées, à leur tour, à délocaliser leurs firmes non rentables en Asie. Il était essentiel pour ces multinationales de rester compétitive, de valoriser les firmes non rentable dans des pays à bas coût que de les fermer. Le même problème de compétitivité s’est posé pour la Corée du Sud, Taiwan, Singapour… dont le niveau de vie avait fortement augmenté. Les délocalisations étaient devenues une nécessité. Aussi, peut-on dire que les phénomènes nouveaux, à savoir les «pétrodollars et les délocalisations» que les puissances ne pouvaient éviter, s’inscrivaient comme des «Nécessités historiques» qui participent au développement de l’humanité.

2. L’accouchement d’un monde au forceps 

Sur un autre registre, les «pétrodollars» ont joué un rôle déterminant dans la marche de l’Histoire. En effet, si les émissions monétaires issues des déficits américains, adossées aux « pétrodollars » et aux matières premières, ont permis d’atténuer la crise économique des années 1970, elles ont par contre alimenté une formidable spirale inflationniste de hausse des prix-hausse des salaires, qui pouvait, comme dans le cas de l’Allemagne en 1923, conduire à l’anéantissement de l’étalon monétaire. Précisément, ces émissions et la duplication des crédits par l’Europe et le Japon sans fin, ont abouti à un cercle vicieux qui détruisait de plus en plus la valeur de la monnaie, et par conséquent l’épargne de millions de gens, d’avoirs des entreprises et des banques.

Pour enrayer cette inflation de liquidités internationales, la Réserve fédérale américaine procéda, en 1979, à une restriction des émissions de liquidités et une hausse brusque du taux d’intérêt directeur (plus de 22%). Cette politique monétaire restrictive drastique engendra du jour au lendemain un endettement massif des pays d’Afrique, d’Amérique du Sud, du bloc Est et d’une partie des pays d’Asie. Ces pays qui avaient contracté en Occident des emprunts à taux d’intérêt très bas mais variables se sont trouvé plongés dans une grave crise d’endettement, à laquelle il faut ajouter l’appréciation du taux de change du dollar US et la hausse des prix du pétrole et des matières premières. Ce mélange explosif mit les régimes politiques de ces pays au pied du mur. Les pénuries des produits de première nécessité, la forte augmentation des prix des céréales, l’inégalité sociale et les grandes manifestations populaires ont crée une situation politique extrêmement précaire. En 1989, les graves crises politiques, économiques et sociales et la déliquescence des Etats précipitent l’effondrement des régimes communistes (chute du Mur de Berlin). 

L’implosion de l’URSS, en 1991 et le triomphe de l’économie de marché marquera la fin de la rivalité Est-Ouest. La Yougoslavie, à son tour, implose en 1992. En Amérique du Sud, les dictatures militaires sont emportées, au milieu des années 1980, par une vague de crises politiques et sociales. En Afrique et dans le monde arabo-musulman, l’endettement a aggravé la paupérisation et l’instabilité politique. Pour ces pays, le temps de la décolonisation n’est plus qu’un lointain souvenir. 

Quelles conclusions peut-on tirer de cet «accouchement d’un nouveau monde… au forceps» ? Deux fins peuvent être dégagées, une de portée économique, une autre de portée géopolitique. Mais pour comprendre la première, il faut comprendre la seconde. Qu’en est-il de la «portée géopolitique» qu’ont eue indirectement les phénomènes monétaires ? Le premier élément de réponse est la «Guerre froide» qu’il faut replacer dans son vrai contexte post-1945. Partons de l’hypothèse qu’après le deuxième conflit mondial, les États-Unis s’étaient repliés sur leur continent, donc se sont isolés du reste du monde (doctrine Monroe). Que serait-il passé ? Ils auraient laissé libre la voie à l’idéologie soviétique qui était extrêmement porteuse à l’époque. La Chine, devenue communiste en 1949, la moitié de l’Europe de l’Est l’était déjà. Le retrait des États-Unis de la scène mondiale aurait forcément entraîné un effet domino. L’Asie, sans contrepoids, serait devenue communiste. L’Europe occidentale sans le soutien des États-Unis aurait certainement suivi. La même situation s’imposerait pour l’Afrique et le monde arabe, qui deviendraient des satellites du bloc communiste. Que resteraient-ils ? L’Amérique du Sud ? Elle suivra. La Grande-Bretagne ne fera pas exception, et subira le même sort que l’Europe. Entouré d’un monde communiste, les États-Unis ne pourraient qu’être submergés par l’idéologie communiste.

Le sens de la «Guerre froide» prenait tout son sens dans la face cachée des enjeux géopolitiques qui ont opposé l’Ouest à l’Est. Toutes les guerres qui ont suivi dans le monde s’inscrivaient dans cette opposition entre le courant libéral et le courant totalitaire. Si le monde était tombé dans le «totalitarisme», «toute revendication, toute parole contre le système serait bannie et les goulags auraient foisonné dans le monde». L’avènement du «totalitarisme communiste» cependant n’était pas sans intérêt historique puisqu’il a constitué, dans cette phase dangereuse de l’histoire, un formidable contrepoids à la politique hégémoniste de l’«impérialisme américain». Ainsi prennent leur sens les phénomènes monétaires et les crises économiques dans la mutation du monde qui s’est opérée sans heurt majeur pour le monde. Ces phénomènes ont fait l’économie d’une guerre qui aurait eu de graves conséquences pour la paix mondiale. Se rappeler «l’affaire des euromissiles» en Europe, ou la «crise des fusées» en 1962, le monde était à deux doigts d’une guerre nucléaire.

Michel Aglietta, à ce propos, écrit : «La monnaie n’est pas seulement un bien économique... Trop souvent encore, les commentateurs et les citoyens ne voient dans la monnaie que des pièces et des billets pratiques pour acheter et vendre. Ils ne comprennent pas que derrière cette apparence lisse se cachent des forces considérables qui vont broyer les individus et les nations. La situation de l’Argentine en ce début d’année 2002 est là pour nous rappeler qu’on ne saurait prendre trop au sérieux la monnaie.» (1)

3. L’avènement de la Chine et de l’Inde, «deux locomotives» du monde

La fin de la «Guerre froide» a modifié les données géopolitiques. Le monde est désormais unipolaire. Les États-Unis, en position de seule superpuissance mondiale, cherchent à façonner un «nouvel ordre mondial». La plupart des conflits dus à l’affrontement Est-Ouest se trouvent résolus. La fin de l’apartheid en Afrique du Sud, la fin de la guerre entre l’Irak et l’Iran et entre l’URSS et l’Afghanistan, les dictatures militaires en Amérique du Sud laissent place à des régimes démocratiques. Enfin un début de résolution du conflit israélo-palestinien est initié par les puissances (accords d’Oslo). 

Les conflits armés qui ont suivi l’éclatement de l’URSS et de la Yougoslavie ont trouvé pratiquement tous une solution à la fin de la décennie. Seul le Moyen-Orient et les pays du Golfe qui sont des zones stratégiques d'approvisionnement en pétrole continuent de polariser l’attention des États-Unis. Le statu quo est menacé par les nouvelles puissances, l’Irak et l’Iran, sorties renforcées militairement par la guerre. Pour parer à cette menace, l’Amérique, après la libération du Koweït, a placé l’Irak sous un embargo international qui durera jusqu’à son invasion et son occupation, en 2003, par les forces américaines et britanniques. Cependant, le monde devenu unipolaire ne fait pas oublier qu’une nouvelle reconfiguration économique mondiale a commencé à se préciser avec la montée en puissance de l’Asie, surtout avec la Chine qui s’est convertie à l’économie de marché, à partir de 1980. En effet, le Japon, frappé par la plus grave crise boursière et immobilière de son histoire, a stagné durant toute la décennie 1990. Les États-Unis sont entrés, à leur tour, en récession en 1991. L’Europe, en pleine désinflation, a suivi en 1993.

L’ex-URSS subissait des crises politiques, économiques et sociales graves. La Yougoslavie s’est transformée en champ de guerres. L’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Inde frappées par de graves crises, toutes liées à l’endettement, se trouvent pour la plupart sous médication du FMI (plans d’ajustement structurels). Corruption, favoritisme, népotisme, fuites de capitaux…. sont le lot de la gestion déliquescente de ces Etats. Une grande partie du monde est en crise, y compris l’Occident qui s’est désindustrialisé au profit de l’Asie. Tandis que les taux de croissance des pays occidentaux étaient très faibles voire nuls ou négatifs et un taux de chômage appréciable, les pays d’Asie affichaient une croissance «insolente», plus de 6% annuellement. Le centre de dynamisme de l’économie mondiale s’était déplacé vers l’Asie. Dès lors, une question s’impose pour ce monde devenu «unipolaire» : «Comment la superpuissance américaine compte-elle façonner un nouvel ordre mondial alors que l’essentiel de l’outil qui a fait sa force de domination se trouve délocalisé en Asie ?» 

C’est précisément la «nouvelle Asie», par ses formidables importations de pétrole et de matières premières et sa «boulimie» en liquidités internationales que seules les puissances occidentales (États-Unis, Angleterre, France, Allemagne, Japon…) pouvaient émettre, ont tiré à la fois l’Occident et le reste du monde de la récession. Précisément, les «locomotives asiatiques», en particulier la Chine, qui accumulaient des liquidités (réserves de change) via le «consumérisme américain» en produits made in China, in South Koréa, in Taiwan…, qui ont fait revenir la superpuissance à sa fonction habituelle de «première locomotive» du monde. La croissance de la première économie du monde est paradoxalement liée à sa consommation, une composante-clef de la demande qui représente les deux-tiers de son PIB. Ainsi se comprend pourquoi l’âge d’or qui a suivi aux États-Unis, à partir de 1994, et étendu ensuite au monde n’a pas été animé par les États-Unis, mais par l’Asie.

Même la «Nouvelle économie», c’est-à-dire les valeurs technologiques (informatiques et télécommunications) qui ont constitué avec Internet une «troisième révolution industrielle», et qui ont permis de créer des dizaines de millions d’emplois dans le monde, la Chine et l’Inde se sont taillés la part du lion en devenant le premier producteur mondial de microprocesseurs, de logiciels, etc. Le doute est permis donc quant au «Comment la première puissance mondiale pourrait façonner le monde ?».

Même la régionalisation qui a commencé en Europe avec l’inclusion des pays de l’Europe centrale et orientale dans l’Union européenne ainsi que de l’ALENA (États-Unis, Mexique, Canada) obéissait à la nouvelle donne en Asie. L’approfondissement des relations économiques et commerciales et la forte intégration dans le «tout exportation» des pays asiatiques ont incité les pays occidentaux à instaurer, dans leur environnement immédiat, des zones de libre-échange. L’objectif visé était de se protéger des autres blocs commerciaux. Mais la crise de l’endettement, les délocalisations et la dérèglementation financière dans le monde ont minimisé l’impact de ces zones de libre-échange qui n’ont joué surtout que sur le plan interne. 

Les formidables investissements occidentaux qui littéralement pleuvaient sur cet eldorado qu’est devenue l’Asie, avec pour tête de file, la Chine, se soldent, en 1997, d’une crise systémique. Elle constituera une «alarme» pour les puissances asiatiques. Une crise qui n’aura duré qu’un peu plus de deux ans et riche d’enseignements. Les pays asiatiques se sont mis d’accord pour créer un fonds de secours qui les protègent de la fuite de capitaux occidentaux (fonds de pension…). Appelé l’«initiative chiang mai», ce fond, lancé en 2000, constitue une première brèche dans le système financier international dominé par l’Occident.

L’âge d’or américain n’aura finalement duré moins d’une décennie. Les doubles krachs des valeurs technologiques en 2000 montrent la fragilité du système économique américain qui reste très dépendant de l’activité boursière et des liquidités internationales injectées par la Réserve fédérale (FED). Des liquidités qui retournent en partie au système bancaire américain sous forme de pétrodollars arabes et d’excédents asiatiques, principalement de la Chine et du Japon, pour doper la consommation américaine. Un processus qui masque la perte de compétitivité des États-Unis sur le marché mondial.

Toute l’actualité économique braque aujourd’hui ses projecteurs sur la Chine, dont la croissance explose. L’Inde n’est pas en reste, bénéficiant des délocalisations, elle suit le décollage de la Chine avec dix ans de retard. Si à l’export, l’Inde n’a pas suivi comme la Chine un schéma de «tout exportation», elle a émergé néanmoins comme un leader mondial dans les services, notamment en informatique (plus d’un quart du marché mondial du logiciel), premier fabricant mondial des génériques. Et on en est qu’au début de sa montée en puissance dans le domaine industriel, avec le développement en parallèle, de multinationales indiennes qui arrivent déjà en Occident, notamment dans le textile, l’acier... 

Deux blocs asiatiques qui sont aujourd’hui largement complémentaires et peu concurrents font face au même problème : la pression démographique. Réunissant à eux deux plus du tiers de la population mondiale, la compétitivité, la performance sur le marché mondial est devenue pour eux presque une «religion». La perte de compétitivité de la première puissance mondiale comme pour les autres pays développés et les cycles économiques récurrents ne sont pas forcément négatifs pour le reste du monde. L’Occident qui a été initialement la «locomotive» pour l’économie mondiale, par les liquidités injectées et les délocalisations, a passé aujourd’hui le relais aux grandes puissances asiatiques qui, après rattrapage et mise à niveau de leur industrie, ont émergé. Si le problème réside essentiellement en termes de compétitivité, de différences de niveau de vie et de protection sociale qui sont incomparables entre les pays développés et les pays émergents, et par conséquent du retard à combler pour ces derniers, ce qui explique les frictions en termes de décroissance et de chômage en Occident et de croissance et hausse de l’emploi dans les pays émergents, ce processus tout compte fait est naturel et relève des «Rendements décroissants». Il demeure cependant que l’Occident a toujours des atouts, et même de nombreux atouts.

4. La «malédiction nécessaire des pétrodollars». Vers un «Troisième choc pétrolier» ?

Ceci posé, il faut rappeler qu’on est loin de la situation du Japon lorsque l’Occident opposa des barrières douanières à l’invasion des produits manufacturés et industriels japonais (électronique, automobile, aciers, etc.). L’Europe comme les États-Unis cherchaient à préserver leurs industries, leurs «emplois». Une donne stratégique : l’industrie a été le pilier de la puissance économique occidentale dans le monde. Un tournant s’est produit dans l’histoire du monde par le phénomène des délocalisations, elles-mêmes relevant de «nécessités historiques». Devant ce phénomène, les experts américains et européens, avec la perte de compétitivité occidentale face aux exportations asiatiques (à faible coût et égale qualité), n’hésitèrent pas à affirmer, dans la crise des années 1980 et 1990, que la mondialisation rendaient une grande partie d’un certain nombre d’industries comme le textile, les chantiers navals, la sidérurgie… insuffisamment rentables en Occident et qu’il était pertinent de les laisser partir (les «délocaliser» là où le coût de la main d’œuvre était plus faible), pour se concentrer sur des «activités plus modernes», à savoir les «services». Ces experts pensaient que la domination sur le plan monétaire ne pourrait que faire plier l’Asie, comme cela s’est passé avec le Japon en 1985. En effet, après les accords du Plaza en 1985 et la crise financière en 1990, le Japon ne s’en est pratiquement pas remis. Cependant, ce qui est valable pour le Japon n’est pas forcément valable pour la Chine et l’Inde, qui ont d’autres possibilités, d’autres potentiels sans rapport avec ceux du Japon. 

Ces pronostics d’experts ne tenaient pas la route pour la simple raison que la Chine et l’Inde ont, au contraire, profité de la mondialisation (surtout la Chine depuis son entrée à l’OMC en 2001), pour propulser leur puissance économique grâce aux délocalisations des entreprises européennes, américaines, japonaises, taïwanaises, sud-coréennes… alors que l’Occident n’en finit pas avec la stagnation. Aujourd’hui, la Chine est la deuxième puissance économique mondiale, et l’Inde n’est pas très loin.

Les guerres menées par les États-Unis et l’Europe contre le terrorisme, si elles sont bien fondées, n’expliquent pas pour autant l’occupation de pays souverains comme l’Irak et l’Afghanistan. Il y a évidemment le «pétrole» au Moyen-Orient, mais lui aussi n’explique pas les guerres avec leurs conséquences sur le plan humain et financier. La seule réponse qui sied à l’objectif visé dans la guerre est l’«arme monétaire». L’Irak venait de libeller son pétrole contre nourriture en euro en novembre 2000. Il était évident que cela était inacceptable pour la superpuissance. La puissance du dollar étant mise en cause, il fallait y mettre un terme. 

En réalité, l’«arme monétaire», depuis les années 1970 et 1980, a été une «malédiction» puisqu’au lieu que l’Occident garde son industrie, prend les mesures protectionnistes qui s’imposent, comme il l’a fait avec le Japon, pour préserver l’emploi aux dizaines de millions de travailleurs européens et américains, il s’est arc-bouté sur les «pétrodollars» pour répercuter ses déficits commerciaux sur le reste du monde. Ce que l’Occident n’a pas compris, c’est qu’en répercutant ses déficits, il a aussi répercuté son industrie sur le reste du monde. L’«arme monétaire», comme les «pétrodollars», au final, a été une «malédiction nécessaire». Résultat : l’Occident a perdu son industrie au profit de la Chine, de l’Inde et ailleurs et des millions d’emplois. En plus, il risque de perdre aussi les débouchés en Chine puisque celle-ci cherche à s’émanciper de l’Occident. Elle exige dans ses accords (un échéancier est établi) que toute la production manufacturière et industrielle chinoise produite avec les firmes occidentales soit totalement fabriquée en Chine (jusqu’au dernier boulon). Ce qui signifie la fin de toute sous-traitance en Europe et aux États-Unis. Et elle se prépare à le faire aussi sur le plan monétaire. 

Evidemment, l’Occident détient encore la suprématie monétaire dans le monde, et les perspectives que la Chine et l’Inde rattrapent l’Occident n’est pas dans l’ordre de quelques années mais de décennies. Aussi peut-on dire déjà que, sur le plan de l’«arme monétaire», les quatre grandes Banques centrales occidentales sont presque à court de «munitions» (2). Avec un usage massif d’assouplissement quantitatif (Quantitative easing ou QE) depuis 2008, les politiques monétaires non conventionnelles commencent à s’essouffler. Et qu’un «troisième choc pétrolier» est tout à fait dans l’ordre des choses dans les années immédiates à venir. Le Choc pétrolier donnera probablement à l’Occident via les «pétrodollars» un nouveau souffle pour diminuer les déséquilibres qui existent entre lui et les pays émergents en matière de croissance et d’emplois. Ceci pour une première réponse. Se préparer à l’«après-Occident» ou à un découplage des pays émergents de l’Occident n’est qu’une vision erronée du monde. Il n’y a pas que l’Occident et les pays émergents sur le marché mondial, le reste du monde, c’est-à-dire les autres continents et sous-continents dont l’Afrique, l’Amérique du Sud et le monde arabo-musulman ont aussi un rôle avec qui il faut compter. Ceci pour une deuxième réponse. Enfin la dernière et la plus importante, il revient à l’Occident de tirer les leçons du passé s’il veut changer le cours de l’Histoire. 

Le monde est un tout, et pour qu’il progresse, il y a des «Nécessités» (ou la «Main invisible» d’Adam Smith) qui travaillent en vue d’une répartition plus équilibrée, plus équitable, plus optimale de la «force du travail» dans le monde. Avant même l’accumulation des richesses dans le monde, la «force du travail» est celle qui assure à plus d’un milliard de travailleurs un emploi, une rémunération et une dignité dans l’existence. C’est cette pensée, cet objectif, et cela est primordial, que doivent tendre les analyses pour la compréhension des grands bouleversements que vit le monde d’aujourd’hui.

Medjdoub Hamed

Chercheur

Bibliographie :

1. «La monnaie entre violence et confiance», par Michel Aglietta et Andrea Orlean. Edition Odile Jacob 2002.

2. «Vers un nouvel ordre monétaire international : ajustements, crises et douloureuses mutations», article publié par Medjdoub Hamed, le 03. 05.2013, sur les sites www.lematin.dz, www.agoravox.fr, www.legrandsoir.info

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Commentaires (3) | Réagir ?

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adil ahmed

merci

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thadarthmlayouv

Excellente analyse pleines de bonnes references je voudrai juste ajouter pour ceux qui s'interessent une reference de taille : (ce que vous ne devez pas savoir) de Michael morris a lire absolument

Merci

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