L’incertitude : le mal algérien

Nos chefs d'Etat nous ont enfoncé depuis des décennies dans un système autoritariste hybride.
Nos chefs d'Etat nous ont enfoncé depuis des décennies dans un système autoritariste hybride.

Si pour la beauté du jeu de l’objectivité, nous nous délestions des à priori et des sentences politiques qui habillent nos opinions et qui sont le pain quotidien de la presse nationale ou le crédo d’un reste d’opposition et si par souci de lucidité, nous faisions l’économie, à minima, d’un discours officiel qui ne cache pas sa désuétude nous rappelant avec un goût amer la fameuse chanson des Charlots "tout va très bien madame la marquise…", nous pourrions convenir, toujours à minima et comme s’il s’agissait d’un truisme, que ce que partagent les algériens, absolument tous les algériens, y compris ceux du sérail, tient en un mot : l’incertitude. -une incertitude profonde, déprimante, relevant de l’existentiel sans même la justification d’une alternative possible ou de choix difficiles…

Passée l’heure de la certitude procurée salutairement par la révolution armée et relativement sa continuation dans l’après-guerre, le pays, à la dimension de son vaste territoire et de sa jeunesse, admet mais ne comprend pas l’apathie dont il est atteint. Pire, il n’arrive pas, depuis cette année exceptionnelle de 2011, à intégrer, ne serait-ce que partiellement, la réalité de l’ébullition qui partout ailleurs, à commencer par le voisinage immédiat, est en train de transformer un très vieux morceau du monde ou tout au moins l’image que l’histoire nous en offrira à temps.

A penser cette incertitude, terme qui renvoie de prime abord à la sphère privée plutôt que publique et à l’état ou le sentiment plus qu’à l’attitude, il est certes ardu d’en définir les contours avec la rigueur de l’homme de science. Pourtant, le phénomène n’est guère absent en tant que référence (si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer) dans les domaines apparentés de la sociologie et de la science politique. Pour preuve, il ne faut pas une recherche poussée pour découvrir que l’incertitude est bien présente comme élément soutenant un concept encore actuel, celui du principe de précaution, si cher aux théories environnementales. De même, les approches méthodologiques qui président au concept semblent se prêter idéalement à une approche sociopolitique analogue, sinon parallèle et donc convenir, avec le souci de rationalité qui se doit, au modeste essai que nous entreprenons.

En tant qu’état et telle que définie dans le Larousse, l’incertitude suppose le doute, ce qui ne correspond que peu au cas algérien dont l’esprit critique n’a, en l’occurrence, rien de systématique. Toutefois, en tant qu’attitude, elle résume quasi parfaitement notre condition expectative. L’expectative est l’attente, mais l’attente de quoi ?... L’on serait presque tenté de dire le déluge ou d’aller plus loin pour parler de l’idée autrement eschatologique d’apocalypse que certains redouteraient par-dessus tout alors que d’autres appellent de tous leurs vœux, comme une délivrance.

Dans le sens de l’immédiateté, l’avers et l’envers de ce bas-monde seraient le paradis et l’enfer, ce qui rassemblerait les algériens dans le contexte métaphysique mais le diviserait pour tout le reste. Ceci est d’autant plus vérifiable, qu’hors du champ de la foi, cela nous ramène à la formule consacrée par Hans Jonas, celle d’une «heuristique de la peur» par laquelle est justement fondé le principe de précaution.

Comme une brûlure au premier, deuxième ou troisième degré, l’incertitude agit plus qu’elle ne fait agir. Elle agit différemment selon l’appartenance de l’individu à une catégorie sociale, classe ou caste. Ainsi, celle extrême, qui a poussé au désespoir la dizaine de Bouazizi algériens n’est pas celle, tout aussi extrême qui a motivé la désertion de Ben Ali, le suicide politique des Moubarak et des Gueddafi ou encore la fuite en avant, parfois sanglante, de beaucoup de zaims arabes.

Il semble que pour ce cas d’étude, les mêmes causes produisent les mêmes effets où que l’on soit et que la différence n’est identifiable que dans la perception de l’incertitude suivant la condition sociale. Parce qu’il s’agit de perception ou plus exactement d’affect, il semble également nécessaire de faire un distinguo et de porter l’observation à un triple niveau, celui des médias, celui du pouvoir et celui des populations.

Le niveau des médias, l’enfer du journaliste ou comment donner du sens à l’inertie au cœur du chaos :

Jamais lecture de la presse nationale n’a été aussi ardue pour le modeste lecteur qui y cherche des réponses. A ceci s’ajoute le fait que jamais la différence de contenu n’a été aussi grande et flagrante entre les télévision et radios et la presse écrite. C’est précisément ce grand écart, à la limite du grotesque qui fait penser à beaucoup que l’ouverture du champ audiovisuel, censée ne plus être un vœu pieu, ne serait, en définitive, qu’une énième «égyptiannerie», un tour d’illusion que le pouvoir s’engage à produire sans pour autant connaître et maîtriser le secret de prestidigitation que cela exige. Dans le même ordre d’idées, s’il est vrai que la chose est validée dans l’agenda gouvernemental, l’on serait bien en droit de douter de sa consistance. Sauf preuve du contraire, nous avons là, une illustration de la fatuité d’un système qui ne peut même pas avoir la justification de l’utopiste. Par ailleurs, nous aurons facilement constaté que la presse nationale souffre depuis un certain temps, d’une confusion ou plus exactement d’une dispersion de matière que n’explique pas la masse brute d’information, ni la multiplicité des lignes éditoriales, ni même une certaine duplicité des plumes qui s’y expriment. Inédit, ce phénomène trouve sa source dans la réactivité peu maîtrisée qui y est induite à la double mesure des événements qui surviennent et des non événements provoqués et célébrés. Il trouve également et pour une grande part son origine dans un référentiel depuis longtemps invisible au niveau central et intraduisible dans les réalités locales. L’effet produit en surface, autrement dit sur le papier, si l’on peut se permettre la comparaison, rappellerait la «spirale» propre au genre de Kateb Yacine où l’information semble faite pour défier le temps. En effet, nous aurons tous lu des séries d’articles en 1999, 2000, 2003, sur une affaire donnée qui subitement disparaît de la chronique sans connaître le moindre épilogue pour ensuite resurgir, plusieurs années après et s’éclipser de nouveau avec ce goût consommé d’inachevé. (On va de l’affaire Khalifa à la réécriture de l’histoire par règlements de comptes interposés, etc…) En somme, le journaliste contraint de fourbir ses armes sur de l’information qui ne connaît plus de péremption, se bat quasi inconsciemment dans un chaos (médiatique, surtout politique) qui ne dit pas son nom. Sur un autre registre, cela explique la distorsion paroxystique entre la communication déclinée dans les discours et les faits politiques. Au même titre nous sommes en droit de préciser que le décalage qui existe entre discours et faits est souvent trop facilement imputé à l’absence quasi-totale d’un discours au sommet de l’Etat. Toutefois, nous pouvons aussi convenir que cette vision trahit une certaine myopie et que le champ de communication algérien est malheureusement perverti par une pléthore de discours (dans le sens large du terme) tous révélateurs dudit anachronisme par rapport, notamment à l’exigence de réalité plus qu’au temporel. Il va sans dire que myopie n’est pas cécité car la dynamique censée développer, en symbiose, la traduction dans les mots de la décision politique, se trouve décentrée alors qu’elle devrait procéder, en toute logique, à partir du noyau de l’Etat et couler de source. Ainsi, la dispersion qui en résulte dans le communicationnel algérien, trouve ses raisons d’être dans cette distorsion voulue et entretenue au grand dam d’un démos qui au bout de la chaîne s’en trouve tout-à-fait désorienté. La nuisance à ce propos va au-delà de ce qu’il est permis de redouter et dans le cas spécifiquement algérien, nous ne pouvons que comprendre les voix qui dénoncent ce choix de non discours formel comme une marque de mépris d’un Primus inter pares à l’endroit des citoyens.

Quoi qu’il en soit, force est de constater que la pratique fonctionne dans le sens de la logique de force voulue par le Président même si, considérant l’état des lieux social, cela ne peut être que contreproductif en tant qu’il constitue un facteur fondamentalement déstructurant de l’affect. Déstructuration n’est pas un mot excessif et l’illustration qui peut en être faite tient dans le fait que plus d’une fois, c’est le discours d’un officier supérieur américain (dossier sécuritaire, dossier libyen…) qui fait sens en ses formes à la fois performative, d’intention et d’appréciation et qui chez certains nationaux a été jusqu’à susciter une surréaliste gloriole!!?...

En dernière analyse, nous dirions qu’alors que la presse n’a jamais été autant lue, jamais, paradoxalement, cette dernière n’a laissé autant perplexe. Tandis que tout ou presque tout ce qui est rapporté et commenté est censé concerner dans son fondement la condition de lecteur, tout semble perçu avec le scepticisme, sinon le fatalisme habituellement dû au faits divers. En même temps qu’ils interprètent l’incertitude algérienne, nos médias ne réussissent en somme et à leur corps défendant, qu’à la refléter et donc la confirmer.

Le niveau du pouvoir, un gâchis ; jouer aux dames sur un échiquier :

De ce qui précède, nous pourrions dire que malgré tout, le pays jouit de stabilité et qu’en toute logique l’on ne cherche pas à changer une équipe qui gagne… Le paradoxe est bien algérien : un régime qui s’éternise dans un Etat sans volonté. L’inertie serait une force qui justement maintient le système en l’état depuis plus d’une décennie tout en lui procurant une résistance aux vents du changement qui soufflent dans toute la région. Un régime fort à la mesure de la suffisance qu’il tire de sa condition légale-rationnelle…

Là aussi, l’incertitude est totale car il nous faut d’abord dépasser l’acception élémentaire du système qui est le nôtre et d’abord en saisir la nature. S’attacher à en faire la critique ou le procès suivant les références de l’intelligentsia des années soixante est aujourd’hui ridicule. Autrement dit, il n’est plus permis de se référer à quelque système de pensée constructiviste pour le faire ainsi que cela est encore vécu dans les derniers bastions de l’opposition où nous constatons que l’on demeure accroché à un référentiel réduit à la contradiction dictature/démocratie ou pire à une fumeuse "praxis" assortie de discours d’appréciation véhéments qui ne sollicitent plus que la nostalgie (RCD, PT…). Dès lors, quelle peut être la nature exacte de notre système politique qui fait que d’aucuns sentent qu’il y a là une forteresse imprenable quoique bâtie sur du sable et une place forte ouverte sur l’échiquier du monde qui se complaît dans un jeu de dames tout domestique, tout pathétique?

Que d’eau a coulé sous le pont depuis l’ère de Boumediene où le paradoxe fut tout aussi algérien et où nous étions en présence d’un Etat en construction qui se voulait fort, parfaitement décolonisé et qui tentait l’industrialisation du pays alors que le régime politique était assurément dictatorial, totalitaire.

Plus de deux décennies bien difficiles ont sonné le glas de l’ancien ordre, le seul qu’ait véritablement connu le pays, au sens polysémique, toute la suite n’ayant été qu’une série de situations chaotiques suivant des velléités de changement avorté parce qu’immature. Cela dit, les circonstances atténuantes que nous pourrions avancer au bénéfice des années quatre-vingt dix ne peuvent être de mise depuis l’échec de l’aventure islamiste armée (consommée depuis 1997) sous la houlette du président Zeroual. Ainsi, force est de reconnaître que le système politique algérien a changé mais dans un sens autre que celui pensé et préconisé dans l’antagonisme :démocratie-laïcité/ totalitarisme fondamentaliste. A défaut d’une rupture qualitative ou d’une régression féconde (Houari Addi), nous sommes tombés, avec la facilité de l’unijambiste et compte tenu des calculs médiocrement politiciens de nos visionnaires d’alors, dans un modèle autoritariste hybride et quasi indéfinissable. Se référant à la typologie des autoritarismes qui peut être établie à partir des travaux d’Arendt ou de Bénéton ou encore de Weber et Lefort, nous concluons vite et sans à priori que le système est en soi un puits d’incertitude. En effet, le pays a bien fait, au bout du compte, l’expérience d’un autoritarisme populiste qui aura vécu à l’exemple de la première ouverture malheureuse d’un chef qui avait bien cru à son charisme et pensé de la sorte gagner la faveur d’un peuple ; surtout subjuguer l’étranger en remplaçant la singularité algérienne (solde du mythe des valeurs algériennes) par une vision toute personnelle et pseudo pragmatique du politique. Dans un deuxième temps, l’Algérie a cédé à la tentation d’une dictature libérale où l’option présidentialiste devait prendre le pas sur l’exigence d’une collégialité même restreinte. Nous aurons ainsi gagné un président quasi impérial sans pour autant tirer profit d’un bonapartisme qui aurait permis de rêver un renforcement de la république et une transition vers une économie modernisatrice. Enfin, comme on n’en avait cure, il a fallu, au gré des blancs-seings, tomber dans le sultanisme (S.Eisenstadt) et découvrir, à travers un autoritarisme patrimonial que tous les biens matériels et abstraits devaient être identifiés nommément au Président et être à son effigie (les logements de B, les primes de B…) ; ceci, nonobstant la question récurrente du niveau insolent de la corruption en tant qu’effet du système. De plus, il semble que ce modèle devait être inscrit dans la durée à la faveur d’un caudillisme naissant, s’il n’avait été heureusement stoppé net par l’avènement du printemps arabe (maintien de l’état d’urgence, options du tout sécuritaire, projets de "tawrith"). Trois mandats correspondent donc à autant d’expériences autoritaristes plus stérilisantes que stériles qui n’auront permis à l’Algérien que de faire du surplace avec l’illusion d’être libre dans une situation de non dictature et avec la frustration de n’être pas en épanouissement parce qu’empêtré dans une réalité non démocratique.

Alors que la politique étrangère a toujours eu pour fonction ingrate, entre autres, de préserver la dorure du système, l’Algérien découvre avec toute la désillusion que nous imaginons, que même dans ce domaine, le constat est amer. Cette Algérie, ancienne Mecque du tiers-monde, pétrie dans l’idéal révolutionnaire, aura à partir d’une option contre-nature perdu le pari libyen et démontré de son incapacité à transformer des intérêts vitaux en action ou même à réagir avec la sérénité de l’isolationniste à une absence passagère, dirions-nous de discernement… Ainsi, le pays se trouve il, durablement, placé en dehors des affaires du monde alors que dès la fin des années quatre-vingt, des chancelleries qualifiées de mineures semblent avoir peu à peu digéré les limites de l’Etat-nation et intégré de façon dynamique la réalité du nouvel ordre mondial tout en validant les nouvelles règles du droit international qui l’accompagnent. A ce titre, le printemps arabe aura fait le deuil, oserions-nous dire en conscience, de la part fallacieuse et vieillotte de l’argument de souveraineté, notamment dans ses aspects pervers (le droit que s’arrogent les pouvoirs d’étouffer tout conflit intérieur dans le sang).

Le niveau de la société, la grande incertitude, le peuple entre désenchantement et impéritie :

Souveraineté pour souveraineté, l’actualité régionale vient à point pour rappeler que la souveraineté, l’originelle en république, demeure l’attribut du peuple. Dans notre esprit, cette formule quand bien même fondamentale, passe encore pour être idéaliste, voire même dangereusement démagogique. C’est ce qui, à contrario, nous fait croire aussi que nous serions en présence de révolutions car, pour la première fois depuis les indépendances, les populations réclament frontalement la réappropriation d’une légitimité trop longtemps mal consentie.

Ainsi, violence pour violence, celle d’abord latente, peut dans une immédiateté qui surprend comme dans sa qualité frumentaire, naturellement évoluer jusqu’à parvenir à défaire un pouvoir. Cependant, qu’en est-il du cas algérien qui fait exception alors que de nouvelles réalités semblables et tout alentour, sont entrain de s’écrire à l’encre des symboles ?... Lorsque la question de l’exception algérienne se pose en termes d’interrogations, cela ne peut que trahir un malaise profond qui renvoie inévitablement au vécu de l’après quatre-vingt huit et aux séquelles d’au moins deux violences jumelles, parfois antagonistes mais pas toujours, l’une métapolitique et l’autre instrumentale. Mais il faut encore une fois préciser qu’interrogation n’est pas réponse même si le souvenir de notre tragédie constitue une référence de taille aussi bien dans l’esprit des tunisiens comme dans une certaine mesure chez les égyptiens, libyens et bientôt yéménites et syriens. C’est comme si l’histoire récente nous disait par la bouche des pouvoirs algériens successifs : donnez-moi une révolution et par la pointe de son propre glaive, j’en extirperai jusqu’aux entrailles. Ainsi qu’une opération de taxidermie, il n’en reste en tout état de cause qu’une apparence, celle encore présente chez nous et qui se traduit par d’autres formes concomitantes de violence avec des motivations plus ou moins inavouables mais toutes considérées aux yeux de l’observateur averti comme infra politiques (M. Wievorka) – actes de terrorisme, émeutes, intervention expansive du droit, réussites politiques sans cause, enrichissement par effraction…, mais toutes se résumant dans une violence symbolique où la part faite entre signifiant et signifié et individu et collectivité, est en fin d’analyse, révélatrice d’une atteinte voulue négative à l’estime de soi et d’une souffrance subjective tenace et consciente.

C’est précisément à cette question que nous voudrions en venir pour faire taire, une fois pour toutes, les discours ou simplistes ou réducteurs et dans tous les cas violents parce que pernicieux, qui justifient le défaut de «l’effet dominos» par l’argument selon lequel l’Algérie serait en avance de vingt-trois ans sur le printemps arabe et que si elle demeurait jusqu’ici imperméable à quelque mouvement de l’histoire, c’est que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. A menue distance, l’histoire ne valant que par les repères qu’elle offre à notre raison, nous pouvons, par extension, conclure que les phénomènes «harga», résignation, gabegie suicidaire (définition personnelle de l’esprit moukawal), corruption, ne sont pas produits par magie et reproduits par mimétisme. D’autre part, quand l’expert mesure la dramatique perversion de l’affect en matière de culture politique qui avait fait dire à la promo de sc.po de 1993 que la démocratie était "haram" et à celle de 2007 qu’elle était le chaos et que de toute façon, les connaissances universelles ne sauraient résister à la vérité de l’absolu chez les uns et à celle d’une théorie générale du complot chez les autres, il a devant lui une illustration de la manière dont des éléments culturels de base sont intériorisés dans les trois dimensions telles qu’établies G.Almond et S. Verba, cognitive, affective et évaluative et de la façon dont les écarts et les similitudes dans les représentations sont faits et entretenus dans une même culture de sujétion mais dans un temporel différent. Sur une vingtaine d’années, nous avons assisté à une dégénérescence qui frise le problème identitaire du fait d’un brouillage entretenu par l’instance politique au nom d’un facile maintien du pouvoir et du choix contraint d’une instance civile de se soumettre par impuissance et incompréhension. C’est là la part d’incertitude qui explique l’exception algérienne, du moins dans la conjoncture présente.

Est-elle appelée à durer ? – nous ne le pensons pas car comme le rappelle si bien P.Charaudeau en se référant à Moscovici, notamment à L’altruisme naturel du peuple aussi bien normatif que participatif, le jour viendra où l’on fera tomber le tabou qui empêche de voir et de dire que tout peuple a une part de responsabilité dans la politique menée par ses gouvernants, même lorsqu’il est opprimé, même s’il est lui-même insidieusement corrompu, même s’il doit encore et encore en payer le prix fort car ce serait tout à sa gloire !...

Le plus difficile pour les populations appelées tôt ou tard à «se réaliser» est de s’extraire du carcan systémique actuel. Les limites déjà évoquées dont principalement celles concernant la culture politique en donnent une idée. A propos de politique, nous préciserons que la pluralité partisane n’a pas résolu les problèmes que nous connaissions dans le modèle monolithique. Paradoxalement, le potentiel de frustration qui est censé développer les répertoires de mobilisation collective dans le cadre d’un militantisme pluraliste se trouve être présent avec plus de force dans le système passé alors que, théoriquement parlant, il devrait y être inversement proportionnel… A cela, une seule explication, que nous situerons dans l’incapacité des partis nationaux à se mobiliser et dans les réticences de l’algérien à faire siennes les formes partisanes de délégation. On en vient à se projeter dans me modèle olsonien qui, partant du concept de rationalité collective pose entière la question du «paradoxe de l’action collective» qui admet qu’il ne suffit pas que des gens partagent des intérêts communs pour garantir leur passage à l’action raisonnée du moment où les bénéfices éventuels d’une mobilisation intérieure ou extérieure (les révolutions voisines), leur profiteraient dans tous les cas. Nous serions également d’accord pour relativiser "la frustration algérienne" qui échapperait aux situations rationnelles classiques, crise économique, récession et trouverait plutôt son origine dans le cas complexe de l’apparition de nouvelles normes de consommation. Ainsi, si la manne pétrolière parvient encore à protéger le pays des heurts de la crise économique mondiale, elle ne le fait que peu dès qu’il s’agit de ces formes nouvelles de "l’appel du ventre"… Sur un autre registre, nous dirons que ce sont ces nouvelles attentes, toutes matérialistes, qui justifient la part non négligeable qui est prise dans le développement de la corruption individuelle même si celle-ci n’est au départ que le produit de la corruption institutionnelle. Dans la catégorisation de la corruption en Algérie, nous devons reconnaître qu’elle relève du "crime noir" puisque sapant en première et dernière instance la réalisation de l’Etat de droit.

Pouvoir un état de droit dans un Etat de droit, c’est précisément le défaut de la cause et de l’effet qui aura obéré l’attente essentielle de l’ouverture démocratique tentée en 1989 et doublement compromise à partir de 1992 avec la généralisation du phénomène terroriste local et l’assassinat de M. Boudiaf. Aujourd’hui, cette remise en cause passe pour être effective non seulement à travers les actions de l’instance politique qui sont franchement menées dans ce sens mais aussi à travers les nouvelles mentalités civiles mais non citoyennes qui ont eu le temps de faire flores. Ainsi, c’est avec un certain sentiment du ridicule que nous avons assisté au déploiement de près de 30000 policiers en prévision d’une «manif» dont on savait qu’elle ne mobiliserait qu’un petit nombre d’éléments partisans venus s’essayer à un coup de poker. Et c’est avec un certain étonnement que nous avons découvert que rendez-vous était toujours pris le samedi plutôt que vendredi, autrement dit en dehors d’une symbolique que l’on réserve à tort et bêtement au fondamentalisme islamique… Enfin, c’est avec un réel effroi, cette fois, que beaucoup d’algériens avertis ont réagi aux témoignages télévisés relatant l’agacement de riverains bons pères de famille quant à l’occupation de la rue par les manifestants, démontrant ainsi d’une incapacité totale à concevoir, à la base, les principes premiers de l’idée de démocratie, à savoir, l’antique agora, à côté des concepts liés d’isegoria et d’isonomia (réformes athéniennes de Clisthène en l’an 507)…

Pour conclure, nous ne pouvons que tenter les questions suivantes qui disent entière l’incertitude algérienne : quelles réformes espérer quand tous les moyens sont mobilisés pour la pérennité d’un modèle de régime moribond? Quelles réformes (avant l’effondrement) serions-nous en droit de rêver lorsqu’une majorité d’intellectuels se résigne à voir dans le statuquo un synonyme de la stabilité et se gausse, chauvine, des printemps arabes, féconds ou stériles soient-ils ?

A. Alloun

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Commentaires (17) | Réagir ?

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adil ahmed

merci

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adil ahmed

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