Lettre à Maâmar

Lettre à Maâmar

Alors, oui, il est difficile d’oublier que durant mes deux années de prison, mes confrères de la presse indépendante ont pris parti pour les juges de mes persécuteurs. Ils ont déjeuné avec les juges de mes persécuteurs. Ils ont blanchi les juges de mes persécuteurs. Parlementé avec eux, ri avec eux, réfléchi avec eux.

Par Mohamed Benchicou

J'ai, en fait, deux bonnes raisons de ne pas te remercier pour ton saisissant hommage au Matin publié dans Le Soir d'Algérie (1). La première, la moins discutable sans doute, c’est que devant l’élégance morale, on ne se confond pas en gratitudes. On s’incline, et c’est tout. Rassure-toi : l’élégance et le panache étant les choses les moins bien partagées dans notre corporation, je n’ai pas eu à m’incliner souvent. Pourtant, en journalisme comme dans la vie, le panache tient à peu de choses, des choses dites à contre-courant d'une hypocrisie collective, reconnaître, par exemple, que les grands scandales qui, aujourd'hui, font les grosses manchettes d'une presse soudainement ragaillardie, de l’affaire BRC au scandale Sonatrach-Chakib Khelil, en passant par l’esclandre Sawiris, ont été dites, en leur temps, par Le Matin, ce vilain petit canard qu'on croit avoir condamné aux oubliettes. Prêtons donc oreille à ces hommes politiques indignés par les «forfaits de Chakib Khelil», à ces journalistes bombant le torse et qu’on voit partir en guerre contre la corruption avec dix ans de retard. Qui, parmi eux, aurait un peu de cette élégance que tu sembles porter si naturellement, celle-là de savoir rappeler que ces révélations, ajoutées à l’escroquerie Shorafa, aux tortures de Tkout, au sombre épisode de la Baigneuse et aux sévices infligés au citoyen Saâdaoui par les hommes de Zerhouni, ont fini par constituer le dossier à charge contre Le Matin, suspendu depuis, et contre son directeur incarcéré pendant deux ans ?

C'est que, tu le sais bien, nous qui faisons partie de cette caste d’esprits ingénus qui prétendent faire du journalisme avec les choses les plus méprisées par les détenteurs du bon goût, n’avons jamais su pratiquer ce «journalisme professionnel» qui consiste, entre autres, à savoir fermer la porte au nez de ceux qui, torturés de Tkout ou syndicalistes de Sonatrach, étaient venus s'en remettre à une presse réputée indépendante. J’entends encore les ricanements qui entouraient alors nos enquêtes, insoutenables dérisions accumulées sur le souvenir de ce journal trahi. Il me parvient encore les railleries de tous ceux-là qui, pris d'une subite illumination pour un journalisme moderne, n'avaient pas assez d'insultes et de moqueries pour notre journalisme sot et désuet. Il est vrai que nous étions sourds à leur «journalisme professionnel» dont on sait aujourd’hui qu’il se mesure, chez eux, à la tranquillité qu'il procure à ceux qui le pratiquent et qu’il s'apprécie au nombre de pages de publicité offertes par le clan présidentiel. Alors, oui, je n’ai pas eu à m’incliner souvent car rares sont ceux qui peuvent aujourd’hui, dans ce bunker de l'esbroufe et du mensonge qu’est devenue la classe politico-médiatique algérienne, à l’heure où la presse devient l'affaire de Jourdain enrichis et de barbouzes reconvertis, rares sont ceux qui peuvent écrire, sans se désavouer, que «Mohamed a été finalement le seul à s'opposer d'une manière franche et directe à ce pouvoir gâteux (…) Nous savions tous que sa condamnation était due au courage qu'il a eu, lui et son équipe, de dénoncer les agissements d'un cercle de prédateurs qui a pris possession des postes-clés pour faire main basse sur les richesses de l'Algérie.» Tu comptes, avec les amis du Soir, parmi la poignée d’hommes et de femmes qui n'ont jamais songé à détourner la tête pendant mon incarcération et, pour une certaine classe d'hommes, cela va de soi. Le temps faisant, tout est désormais clair : entre des hommes qui ont intrigué, durant deux années, et ceux qui, comme vous, n'ont même pas pu supporter les outrages à une liberté de la presse payée par des sacrifices interminables, le choix n'est pas difficile et il n'est pas besoin de dire qui relève de la fidélité, qui du mépris. Bien entendu, ils remplissent les journaux et parlent aujourd’hui avec intrépidité, se donnant à bon compte les airs de l'esprit libre et pour compenser un peu ce temps où ils philosophaient avec les bourreaux. Car oui, mes confrères, dans leur écrasante majorité, se sont inventé les justifications de leur allégeance à la mafia et à leurs magistrats, ceux-là mêmes qui venaient de me condamner sur injonction du duo Bouteflika-Zerhouni.

On le sait depuis toujours : le problème c’est le persécuté. La confrérie des prévôts trouve qu’ils exagèrent, qu’ils en font trop, qu’ils font tout pour se faire remarquer. Oui Maâmar, dix ans qu’ils font ce qu’il faut pour ne pas nous voir, nous les persécutés qui avons osé attenter à la bonne humeur du persécuteur. C’est pratique, pourtant, un persécuteur : il délivre toutes sortes de petits avantages et vous promet même à de hautes destinées si vous avez le talent du parfait intendant. Dans son infinie perspicacité, la confrérie arrive même à la conclusion qu’il n’y a pas de persécuté tout à fait innocent. Tu les décris si bien, ces «amis» pas dupes des «dessous de l’affaire Benchicou», qui justifiaient leur immobilisme par «ce qu’ils savaient sur Benchicou», un milliardaire, un importateur de pois chiches… L'heure n'est sans doute pas à discuter ces thèses répugnantes parce qu'en fin de compte, Maâmar, n'avons-nous pas agi depuis quarante ans pour que, d'une certaine manière, même les experts cancaniers de la Maison de la presse soient préservés dans leur liberté et gardent toujours la possibilité d'insulter les autres et, un jour peut-être, de se juger eux-mêmes ?

Mais de tout cela faut-il s’en réjouir ou s’en accabler ? Car enfin, le problème de fond qui se pose ici, c’est le rôle de la presse dans l’Algérie d’aujourd’hui, livrée aux gangs de toutes sortes. Et l’enjeu de la suspension du Matin et de l’incarcération de son directeur était, précisément, de contraindre la presse à se prêter à une besogne primordiale : assurer la représentation médiatique d’une réalité politique inexistante. L’enjeu était de la dévitaliser, de l’utiliser pour remodeler, de façon plus globale, l’autoritarisme et le mettre à l’heure de la démocratie. Créer l’illusion du pluralisme dans la République d’Algérie. Ce que le Soir d’Algérie et les fidèles amis du Comité Benchicou et du Collectif pour la liberté de la presse, ont sans doute freiné, voire empêché, durant mon incarcération, c’était le subterfuge qui consistait à détourner la presse de son terreau et à l’asservir au pouvoir comme actrice principale de la démocratie de façade. Ce fut la recette du nouveau ministre, Monsieur D. Un homme charmant, raconte-t-on, comme il en existe tant parmi les conseillers des régimes totalitaires. Il va faire à nos confrères une proposition qu’ils ne peuvent pas refuser : la paix et l’argent. L’argent plutôt que la prison. Monsieur D. va persuader la presse de l’avantage qu’elle aurait à se convertir en régiments de tirailleurs au service du régime. En été 2006, je l’entendais encore racoler avec talent : «Le temps du conflit avec la presse doit se terminer et je l’invite, désormais, à être aux côtés du pouvoir et pas contre lui.» Aux côtés du pouvoir ? Avec ses ors, ses attributs et ses honneurs ? Devenir un homme de cour ? Monsieur D. savait que sa machiavélique proposition était infaillible : il existe peu d’esprits qui ne se laisseraient griser par la proximité de l’escorte royale. Il va alors entreprendre de transformer les dirigeants des journaux libres en acteurs de la démocratie de façade en leur faisant miroiter la périphérie du pouvoir ! Nous étions promis au rôle d’une presse d’une démocratie travestie que Bouteflika offrirait à admirer au monde, une «démocratie sans représentation» avec ses partis sans militants et ses initiés bien rémunérés qui se font passer pour les opposants les plus bruyants au régime. Alors, oui, il est difficile d’oublier que durant mes deux années de prison, mes confrères de la presse indépendante ont pris parti pour les juges de mes persécuteurs. Ils ont déjeuné avec les juges de mes persécuteurs. Ils ont blanchi les juges de mes persécuteurs. Parlementé avec eux, ri avec eux, réfléchi avec eux.

Cela s’est passé à mon dernier printemps à El-Harrach.

Nourris par l’illusion d’une relation pacifiée avec la justice du pouvoir, mes collègues et certains de leurs avocats organisèrent un symposium surréaliste intitulé «Presse-justice : confrontation ou dialogue ?» sous la présidence du juge Djamel Aïdouni, l’homme que le clan présidentiel avait chargé de me faire condamner. On y fit preuve de toutes sortes de tartufferies et de duplicités. On commença par y parler de justice indépendante avec le sieur Aïdouni. On termina par proposer l'union du renard et du poulailler : une justice aux ordres et une presse libre invitées à travailler «la main dans la main» ! Puis s’enchaînèrent toutes sortes de subterfuges loufoques, afin d’intégrer les dirigeants de la presse dans l’arrière-cour du pouvoir. Le plus cocasse aura été ce match de football entre les directeurs de journaux et les ministres de Bouteflika, une pathétique chorégraphie entre gens bedonnants, organisée, comble de l’infamie, en commémoration de la Journée internationale de la liberté de la presse !

Nos journaux vont, ainsi, perdre la voix virile qui fit leur réputation. Ils vont éviter les sujets qui fâchent le pouvoir et se prêter aux «thèmes sublimes», les reportages «pipoles», sombrant dans les vieilles ornières du détail pittoresque et de l’érotico-commercial, l’obsession dégradante de plaire à n’importe quel prix, l’amputation de la vérité par «nécessité commerciale», la flatterie des bas instincts, l’accroche sensationnelle, la vulgarité typographique...

«Le mépris de ceux à qui l’on s’adresse» !

J’en arrive à la seconde raison pour laquelle je ne te remercie pas pour ta chronique-hommage au Matin: à voir la secrète jubilation qui transpire de ton texte, je crois bien que tu l’as écrit pour toi. Quand tu dis «C'est à Mohamed Benchicou que je pense aujourd'hui, à sa souffrance physique et morale, à sa solitude dans une geôle sombre et humide, mais aussi à l'immense espoir qu'il a soulevé chez les cadres honnêtes, les citoyens debout et tous les Algériens dignes !», tu prends une discrète revanche sur le sort. Ces Algériens existent, Maâmar. Ils ont surgi, à ma sortie de prison, ce matin du 14 juin 2006, du fond de leur anonymat, surgi comme on surgit de l’oubli, le visage transformé par la détermination et l’espoir, les yeux rougis par l’émotion et m’ont tendu leur main durcie, cette main qui sent l’Akfadou et la Mitidja, cette main qui porte l’espérance de la terre dans ses lignes et dans ses rides, comme pour me dire : «Il y a longtemps qu’on se connaît, mon frère !» Ils étaient venus nous redire que ce peuple, de tout temps trahi et abusé, a toujours eu besoin d’une solidarité aussi vaste que l’immensité de ses solitudes. Lui n’a ni sunlight ni lampions. Il n’a à proposer aux gazettes que sa patiente guerre contre la déchéance. Il sait que cette guerre-là n’est pas à la mode, que les paroissiens de la presse et de la littérature ont contraint les médias à ne s’intéresser qu’aux thèmes sublimes : Zidane, Carla Bruni, l’affaire Khalifa... Quel intérêt représente-t-il pour une presse dont le fond est formé de la gouaille, du quolibet et du scandale ? Il sait que sa patiente guerre contre la déchéance n’a, elle, rien de sublime car trop vraie ! Tu sais sans doute comment on va à la rencontre de ces milliers de regards. Moi, je l’ignore. Ce que je sais, est qu’il est inoubliable et bouleversant, comme dit le poète, d’avoir incarné cet espoir-là, ne serait-ce qu’une minute, aux yeux de tant d’êtres solitaires.

J’ai toujours pensé, vois-tu, que les journalistes préhistoriques que nous sommes, n’avaient de salut que dans la force du temps. Et voilà venu le temps où tu peux faire l’éloge d’une nouvelle espérance à propos d’un journal dont tant de brillants esprits récitaient plutôt l’éloge funèbre. Alors emparons-nous, à notre tour, de ce refrain créé pour les parrains qui nous gouvernent et laissons-le sortir de nos poitrines : Mazalna Ouagfine !

M. B.

(1) Le Soir d'Algérie du 7 mars 2013

Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2013/03/14/article.php?sid=146472&cid=2

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Commentaires (20) | Réagir ?

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Quelqun EncoreQuelqun

@ Abbas Ifrene

Je n'insinue rien cher ami, je dis CLAIREMENTce que je pense. Est-ce fondé? Ou, est-ce du fantasme? Chacun "voit midi à sa porte" comme on dit.

Et, si vous êtes capable (vous ou quelqu'un d'autre) de nous expliquer les dessous des assassinats de Mekbel, Djaout... eh bien, on aura avancé d'un sacré pas.

M. Benchicou, en dépit de ce qu'il a subi, n'est pas Le Ché algérien des temps modernes. D'ailleurs, existe-t-il ce fameux Ché des temps modernes?? Même les défunts Boudiaf et Matoub tendent à tomber, progressivement, dans l'oubli; c'est vous dire!

En revanche, cette version électronique du Matin, et même-si elle représente une sorte de "contournement" face à la censure de sa version papier, eh bien je trouve personnellement qu'elle offre beaucoup plus de liberté de parole, que la ligne éditoriale n'est pas tout à fait établie (et, tant mieux!) car certainement peu de pressions des annonceurs et autres "investisseurs" dont je parlais dans mon précédent commentaire.

Je ne vous apprendrai rien en vous disant que même dans les systèmes réputés être les plus démocratiques (USA, France …), les accointances entre politiques et journalistes sont un secret de polichinelle.

Pourquoi, dans ce cas-là, l’Algérie serait en reste, elle dont « le savoir-faire » en la matière est mondialement reconnu.

Nighak, tikhar kane i l’ghachi adh yahdhar ! Faute de leader charismatique auquel L’ghachi pourrait s’accrocher, « on se raconte des histoires » en attendant des jours meilleurs.

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abbas ifrene

dans ce cas là, vivement des jours meilleurs!

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nadir boumalit

Mon cher Mohamed,

c'est avec un horrible sentiment d'injustice (je voudrai trouver l'équivalent du mot "hogra" dans langue française) et une profonde sensation d'impuissance que de nombreux algeriens ont suivi, le chemin de croix que vous ont imposé les nouveaux colons qui auront tout, vraiment tout fait, pour vous briser...

Alors, quand je vous lis aujourd'hui, plus lucide, plus convaincu que jamais de la "cause", je me dis : "ils ont échoué : ils l'ont blessé, ils l'ont meurti, mais pas vaincu... Ils ne sont meme pas parvenus à l'humilier... "

Merci pour cette leçon de résistance et, comme vous le dites si bien, reprenons à notre compte ce magnifique "mazalna ouafine"!

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