L'étrange destinée d'Isabelle Eberhardt

'Isabelle Eberhardt
'Isabelle Eberhardt

"C’était l’heure élue, l’heure merveilleuse au pays d’Afrique, quand le grand soleil de feu va disparaître enfin, laissant reposer la terre dans l’ombre bleue de la nuit."

Étrange destinée que celle de la jeune Isabelle Eberhardt, qui périt emporté par la boue dans la rivière d’Ain Sefra au Sud Ouest de Tlemcen, à l’entrée du désert, à l’âge de 27 ans. Broyée et noyée par les folies de cet Oued qui emporte chaque année et jusqu'à nos jours, son lot de jeunes algériens. Mais cette fois, dans ses flots, une grande exploratrice et ses écrits ! Il faut dire qu’Isabelle n’était pas née sous n’importe quelle étoile. Inscrite dès sa naissance (1877) dans l’innombrable famille des apatrides, d’origine russe par son père.

En rupture de ban avec l’Occident, elle en refuse les valeurs, avec une violence dont seule la présence maternelle retarde encore les embrasements. La légende lui attribue parfois le poète Arthur Rimbaud comme père. Désireux de préserver leurs enfants et de ne pas susciter la désapprobation sur leur liaison, à l'époque peu conformiste, Natalia et Vava décident de rester en Suisse après la naissance d'Isabelle.

La famille s'installe à Meyrin, à la Villa Neuve. Isabelle y passe son enfance en compagnie de quatre des enfants de Natalia: Nicole, Augustin, Natalie et Volodia. Cette famille recomposée, cosmopolite et si peu conformiste, attirait l'attention. Isabelle Eberhardt fut d'abord instruite par son père Vava. Elle fréquenta ensuite l'école secondaire. La Villa Neuve était un lieu de rencontre cosmopolite. On y entendait parler le russe, le français, l'allemand, l'italien et l'arabe, parfois aussi le grec et le latin. Isabelle Eberhardt a ainsi grandi dans un environnement multiculturel et intellectuel puisque sa maisonnette regorgeait de livres dans différentes langues. Cette effervescence culturelle et cosmopolite développa chez elle une intarissable soif de découverte. 

En 1883, l'aîné des enfants, Nicola, quitta le domicile familial pour s'engager dans la Légion étrangère. Isabelle entendit parler pour la première fois de l'Algérie. Histoires simples de la vie quotidienne, et de ses bonheurs. Mais parfois aussi de ses malheurs, de sa rudesse. Histoire d’hommes et de femmes d’une autre culture, d’une autre époque. On oserait presque dire d’un autre monde. Mais non : ces gens vivaient, se battaient, s’aimaient (d’un amour aussi torride que leur région, pour faire une comparaison un peu facile) dans un « Sahara âpre et silencieux, avec sa mélancolie éternelle, ses épouvantes, ses enchantements.» Là où tout est de sable et pierres, et où «rien ne reverdit jamais.». Si ces textes nous donnent des descriptions précises de la vie d’une société, de nombreuses phrases renseignent également sur leur auteur. «Comme toujours en route, dans le désert, je sens un grand calme descendre en mon âme. Je ne regrette rien, je ne désire rien, je suis heureuse.» Comment ne pas l’être, pour cette femme à la fois humble et exceptionnelle, dans « un pays ensorcelant, unique, où le silence est Roi, et où la paix à travers les siècles superbement monotones. Pays de rêve et de mirage.». On reconnaît Isabelle à son écriture, son sens du détail, tous les détails, qui finit par construire une vue d’ensemble qui comble le lecteur, malgré la brièveté des textes. Les textes de ces recueils relatent des faits, des aventures, de la période de sa vie à El Oued, en 1900, mais n’ont été rédigés que plusieurs mois après. On y trouvera : Au pays des sables, Fantasia, Printemps au désert, Dans la dune, entre autres. Mais tous sont à lire impérativement 

À la mort de sa mère, Nathalie de Moerder, en novembre 1897, Isabelle est enfin libre et plutôt que de sombrer dans les tentations de l’anarchie, elle s’embarque pour l’Algérie, un jour de mai 1897. Camouflée sous un accoutrement masculin, sous le nom de Mahmoud Saadi, elle est bien décidée à céder à sa fascination pour le désert. Aguerrie par ses aventures antérieures, Isabelle choisit de s’implanter dans ces régions du globe qui, depuis toujours, exercent sur elle une attraction irrépressible. Mais, pour cela, il lui faut se fondre avec la population. Vivre selon ses règles et les us. Et renoncer à tout ce qui la rattache à l’Occident. Ce à quoi Isabelle sacrifie volontiers. Passionnée par l’écriture, Isabelle Eberhardt note au jour le jour ses impressions, ses découvertes, ses rencontres, ses émotions. Ses écrits rendent compte avec précision de ce qui est devenu sa raison de vivre. L’Algérie, le désert et les gens du désert. 

L’ensemble de ces écrits constitue une chronique qui couvre une période de cinq années. De 1899 jusqu’à 1904. Mais si l’exotisme facile est banni de l’écriture d’Isabelle Eberhardt, il n’en reste pas moins que son écriture est imprégné d’une véritable sensibilité, qui est aussi celle d’un écrivain. Plus tard tous ses écrits seront exploités par l’armée Française…

"Après un séjour de deux mois au ksar de Béni-Ounif, des courses très fréquentes et sans apparat à Figuig", Isabelle était tout d'abord retournée à Béchar. Accompagnée comme à son habitude d'un serviteur "avenant et dégourdi", elle prenait plaisir à faire trotter la jument sur les chemins de la hamada ou bien à se faire " bercer sur sa selle arabe, commode comme un fauteuil", au pas calmé et régulier de l'animal. Comme la journée avait été très longue, elle avait fait halte à l'étape du "village" de Bou-Ayech pour reposer et reprendre force. Là, les sous-officiers du 1er étranger, qui l'avaient vue l'an passé en excursion à Hadjerath-M'guil, l'avaient "reconnue et fêtée", sans pour autant dévoiler son incognito. Il y avait comme cela, dans son souvenir, "des familles, des foyers et des feux de bivouac" qu'elle retrouvait "aux heures d'isolement et de rêvasserie dans la fumée d'une cigarette, et ce lui était encore plus tonique que le souvenir des grands enthousiasmes, qui laissait après eux des trous, et que les grandes espérances, fondées sur la valeur des êtres, qui finissaient toujours, en désillusions et en faillites". 

Sur cette réflexion, elle avait poursuivi son chemin jusque dans les jardins de Béchar où elle avait retrouvé l'ineffable silence du Sud, "des sensations éprouvées jadis dans le lit de l'oued de l'inoubliable Bou-Saâda, la perle du Sud", avec ses palmiers-dattiers, ses bancs de sable. 

En 1895, Isabelle Eberhardt est âgée de dix-huit ans. Ses premières nouvelles sont publiées dans divers journaux. On citera "Infernalia" parue dans La Nouvelle Revue parisienne puis "Vision du Maghreb". Isabelle Eberhardt y décrit l'Algérie qu'elle n'a pourtant pas encore visitée.

Lorsqu’en mai 1897 elle effectue son premier voyage, Isabelle Eberhardt, est accompagnée de sa mère qui souhaite se rapprocher de son fils Augustin, Isabelle prend le pseudonyme masculin arabe de Mahmoud. La mère d'Isabelle, Natalia de Moerder, décéda peu après, en novembre 1897, à l'âge de 59 ans. En 1898, l'organe de presse L'Athénée publie les nouvelles d'Isabelle. Suite à une dispute avec le directeur, sur fond d'antisémitisme et d'affaire Dreyfus, Isabelle Eberhardt ne fut plus publiée et se retrouva sans ressources.

Elle débute à cette époque la rédaction de Rakhil, roman d'amour entre un étudiant musulman et une jeune fille juive, qui l'accompagnera partout mais qu'elle n'achèvera pas. En 1899, Isabelle perdit son frère Volodia qui mit fin à ses jours.

En juin 1899, Isabelle et son frère Augustin gagnent Tunis. Isabelle poursuit seule la route vers l'Algérie. Déguisée en homme, elle est vêtue d'un burnous blanc et coiffée d'un turban. La confusion autour de son identité (une femme vêtue comme un homme qui se fait appeler Mahmoud Saadi mais possède un passeport russe au nom d'Isabelle de Moerder) sème le trouble parmi les autorités. Difficile en effet d'imaginer une femme voyageant seule par plaisir dans ces contrées arides ! Elle put toutefois résoudre ces difficultés administratives et poursuivre son périple. Elle côtoie les caravanes et les convois militaires et écrit pour un journal qui lui a commandé ses impressions de voyage.

Isabelle Eberhardt rencontra l'amour de sa vie en la personne de Slimène Henni, un soldat des corps de cavalerie indigène de l'armée française en Afrique du Nord à Oued Souf. En janvier 1901, elle fut victime d'une tentative d'assassinat à Béhina. 

Il est évident que le mode de vie d'Isabelle Eberhardt, sa liaison avec un autochtone, suscitaient la désapprobation des colons. Son mariage avec Slimane fut refusé par l'armée française. En mai 1901, les autorités françaises l'enjoignent de quitter l'Algérie. Elle gagna Marseille, sous un faux nom et vêtue d'un bleu de chauffe pour voyager en 4ème classe, non autorisée aux femmes.

Isabelle Eberhardt fut convoquée à Constantine en qualité de victime et témoin dans le procès qui devait s'ouvrir le 18 juin 1901, suite à la tentative d'assassinat dont elle avait été victime. Elle rédigea une lettre dans un quotidien d'Alger qui donnait sa version des faits. Le coupable fut finalement condamné et Isabelle bannie d'Algérie. On estimait que son mode de vie et ses déguisements étaient des facteurs de troubles.

Elle finit par obtenir l'autorisation d'épouser civilement Slimane le 17 octobre 1901 à Marseille. Le couple rejoint l'Algérie le 14janvier 1902. Isabelle Eberhardt reprend ses voyages dans le désert. Elle semble s'intéresser particulièrement à l'hydrologie du désert : oueds, sources, torrents. De retour à la capitale, Victor Barrucand lui offre un poste d'envoyée spéciale pour le journal "El 'Akhbar". Elle collabore aussi avec Luce Denaben, directrice de l'école-ouvroir des filles musulmanes d'Alger. Pour la première fois de sa vie, Isabelle Eberhardt peut véritablement vivre de journalisme. 

La soif des grands espaces la reprend. Elle repart, de plus en plus longtemps, à travers les immensités du Sahara. Ses périples sont publiés régulièrement dans "EL 'Akhbar" où elle tient une colonne. Dans ses nouvelles, si riches en couleurs et atmosphères, Isabelle Eberhardt n'hésite pas à défendre les fellahs et à s'élever contre la colonisation. En 1903, elle se rend à Aïn Sefra où un conflit de frontière fait rage entre le Maroc et l'Algérie. Elle officiera comme " reporter de guerre ", sans doute une première pour une femme. Ses articles et analyses politiques étaient prisés par de nombreux journaux dont le " Mercure de France ". Elle se lia d'amitié avec le colonel Lyautey, futur Maréchal de France.

Le 21 octobre 1904, Slimane, en permission, la rejoignit à Aïn Sefra. Ce jour fut le dernier d'Isabelle Eberhardt. La ville d'Aïn Sefra fut en effet le théâtre d'une catastrophe naturelle. L'oued se transforma en torrent furieux et la ville fut emportée. Slimane fut retrouvé vivant, mais Isabelle, affaiblie par le paludisme, n'avait pas pu fuir. On la retrouva dans les ruines de sa maison, vêtue de son habit de cavalier arabe. Isabelle fut enterrée au cimetière musulman. On retrouva ensuite le manuscrit de " Sud Oranais " que Barrucand fit publier un an plus tard.

De la mort, elle a écrit : "Tout le grand charme poignant de la vie vient peut-être de la certitude absolue de la mort. Si les choses devaient durer, elles nous sembleraient indignes d'attachement." (A l'ombre chaude de l'Islam)

Les éditions Joëlle Losfeld entament la publication des écrits d'Isabelle Eberhardt dans une «édition du centenaire 1904-2004». «Je ne suis qu'une originale, une rêveuse qui veut vivre loin du monde, vivre de la vie libre et nomade, pour essayer ensuite de dire ce qu'elle a vu et peut-être de communiquer à quelques uns le frisson mélancolique et charmé qu'elle ressent en face des splendeurs tristes du Sahara.» C'est dans le dépouillement du désert qu'Isabelle Eberhardt écrit, inlassablement, le cœur battant de mille sensations que lui procure le moindre détail. Loin de l'archétype de l'écrivain voyageur en mal de sensations exotiques, et qui s'enivre de ses propres rêves, Isabelle Eberhardt est l'expression d'une fusion avec cette terre d'accueil. Dans son approche du Maghreb, elle rompt complètement avec l'orientalisme et le pittoresque et décrit les algériens dans leur situation de peuple colonisé. Elle devient un étonnant témoin de la réalité algérienne.

Fayçal Maarfia

Les données ci-dessus sont tirées des romans d’Isabelle. E. L’histoire d’Isabelle du livre de Fayçal Maarfia et Les photos d’internet.

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Commentaires (4) | Réagir ?

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algerie

merci

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algerie

merci

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