La révolution d’Égypte a-t-elle échoué ?

Les révolutionnaires risquent de se faire voler leur combat par Morsi et les Frères musulmans
Les révolutionnaires risquent de se faire voler leur combat par Morsi et les Frères musulmans

"Celui qui sert une révolution laboure la mer". Simone Bolivar, héros latino-américain (1783-1830)

Curieux destin que celui de l’Égypte ! Deux ans sont déjà passés depuis l'apothéose d'Al-Tahrir et le pays ne s'est toujours pas mis sur les rails de la démocratisation. Comble du hasard ou concours dramatique de circonstances ? Personne ne le sait. L'euphorie révolutionnaire du départ a, paraît-il, donné lieu à un désenchantement démocratique dans le terminus. L’Égypte, ce leader historique de l'espace arabo-musulman, a-t-elle alors raccroché et tourné le dos à l’appel de la démocratie et du progrès ou s'attend-t-elle uniquement à ce qu'un démiurge ou un homme providentiel vienne la sauver in extremis de sa descente aux enfers ? Difficile d'en juger à priori. Car, coincé entre l'enclume d'une probable contre-révolution et le marteau d'une autocratie islamiste qui tergiverse et tarde à fomenter des réformes concrètes, le pays des Pharaons semble être parasité par le vent de tant de désillusions : désillusion de la rue d'abord, de la société civile, des partis politiques de l'opposition et des révolutionnaires de "Maydan Al-Tahrir" ensuite. En conséquence, des interrogations légitimes s'y fraient tout naturellement chemin: serait-il possible à Morsi de se dépêtrer à moindre frais de ce contexte extrêmement explosif du "marigot égyptien" ? Saurait-il tailler, à lui seul, face à des masses de plus en plus aguerries et au milieu de grosses pointures telles que Kheirat Al-Shater, Al-Baradei ou Amr Moussa, l'image messianique d'un héros libérateur et moderniste tendant la main à son peuple pour le relever de sa chute alors que sa légitimité populaire est sérieusement entamée, sinon dirait-on même, entachée d'irrégularité ? C'est en effet la problématique à laquelle est confrontée toute l’intelligentsia gouvernante au moment actuel en Égypte. Celle-ci hésite, semble-t-il, à trancher et à se ranger derrière un mot d'ordre unique et consensuel face aux effets de la crise politique qui les menacent. Pour cause, l'interminable entreprise de démocratisation du pays s'est enlisée dans les incertitudes des lendemains post-révolutionnaires. Désormais, tout le monde s'est rendu à l'évidence que l'équation du futur égyptien est compliquée et comporte beaucoup d'inconnus. Chose qui rend d'ailleurs toute solution d'une crise des plus compliquée qui soit.

En réalité, l'incapacité des frères musulmans à accoucher d'un programme socio-économique authentique, différent et en même temps alternatif à celui de la défunte oligarchie de Moubarak se fait de plus en plus sentir dans les milieux populaires. D'où l'inquiétude générale qui s'en dégage. Cela est dû en premier lieu à l'inexpérience politique des islamistes sur le terrain. Il est judicieux de noter à ce propos que «le sésame de la religion» qui a tourné à plein régime dans "l'oppositionnel" et fantasmé des années durant les cairotes se voit aujourd'hui d'aucune utilité tant dans le bouillon démocratique que dans la pratique du pouvoir. A ceci près que, selon une logique toute nouvelle de gestion étatique, la confrérie islamiste serait aux antipodes de la gageure émancipatrice portée dans les tripes des révolutionnaires de la place d'Al-Tahrir. Plus pire encore, le limogeage du Maréchal Hussein Tantawi, le chef du conseil suprême des forces armées (CSFA) et du chef d’état-major Sami Anan le mois d'août dernier et l'annulation de la déclaration constitutionnelle dont ces derniers se sont servis pour diriger de main de fer le pays durant «la transition» n'a rien résolu de l'épineux et sempiternel problème de la domination des militaires dans l'échiquier politique. A preuve que le Sénat ait déjà pris l'initiative de ratifier une loi selon laquelle l'armée est autorisée à s'occuper des opérations de maintien de l'ordre aux côtés des forces de police et ce jusqu'à la tenue des élections législatives du 21 novembre dernier (situation on ne peut plus similaire à "l'état d'exception" subie par l’Égypte durant presque 30 ans). Ce qui suppose en toute logique une délégation des pouvoirs civils aux militaires. De même l'adoption d'une nouvelle constitution votée dans la précipitation fin novembre par une assemblée constituante à dominante islamiste est-elle perçue par les masses comme une tendance à un règne oligarchique de la part de la nouvelle équipe gouvernante (les islamistes). Bien entendu, Morsi ne se pose pas encore comme tyran à part entière, c'est-à-dire "à la Moubarak" mais il n'en agit pas moins. L'effroyable vidéo ayant fait le tour du net et qui montre un jeune manifestant nu, traîné sur le sol et lynché devant le palais présidentiel par des policiers en furie met en saillie le saisissant parallélisme de ce que d'aucuns ont appelé "despotisme pathétique" entre le Moubarak déchu et le Morsi ayant les pleins pouvoirs constitutionnels entre ses mains. De plus, la carte blanche que ce dernier a offerte sur un plateau d'or à la grande muette pour réprimer dans le sang des manifestations pacifiques et imposer des couvre-feu dans trois villes du Canal de Suez (Ismaîlia, Port-Said et Suez) laisse préfigurer, on s'en doute, une certaine collusion ou "entente tactique" entre la sphère présidentielle et "l'establishment" militaire pour mettre au pas les libertés fondamentales dans le pays. "Morsi par ce décret élimine la volonté du peuple par laquelle il est arrivé à la présidence et devient un dictateur [...] les frères musulmans au lieu de combattre l'ancien régime se sont compromis avec lui afin de défendre leurs intérêts au détriment de la révolution", écrit Al-Aswani

Il est donc hors de doute que cette partie d'échecs qui se joue au plus haut niveau de l'État ait une grande teneur symbolique dans la mesure où les mêmes mécanismes de fonctionnement du pouvoir (machiavélisme, répression et marchandages) sont toujours en cours. Et encore, il n'en est pas moins vrai que le mépris des aspirations populaires passe, quoique atténué, de l'autoritarisme de Moubarak à la soi-disant démocratie de Morsi. Le bilan des victimes depuis la fin de l'ancien régime le justifie amplement, plus de 60 personnes y sont tuées. En arrière-plan, les économistes sont unanimes sur le fait que les prodromes d'une faillite économique annoncée ne sont qu'une question de temps, le spectre d'une «révolte du pain et de casseroles» n'est plus éloigné. Décidément, les autorités pensent tirer le signal d'alarme. De leur côté, les partis d’opposition qui tentent de corriger la trajectoire de la révolution du 25 janvier 2011 savent la signification d'une économie rentière à dominante commerciale et spéculative (économie basée essentiellement sur l'industrie touristique et les revenus du Canal de Suez). La dépendance économique de l’Égypte du conseil de coopération du Golf (C.C.G) à la tête duquel se trouvent l’Arabie Saoudite et le Qatar serait à n'en point douter un signe de mauvais augure pour la population égyptienne surtout lorsqu'on devine que, dans l'autre versant, l'armée est financée principalement par l'Oncle Sam.

C'est dire combien l’Égypte est au point mort du point de vue économique et par surcroît un pion aux mains des puissances étrangères. Néanmoins, se sachant pourtant insolvables vis-à-vis des institutions financières internationales, les frères musulmans n'ont pas hésité à contracter le 20 novembre dernier un emprunt de 4,8 milliards de dollars au fonds monétaire international (FMI) en contrepartie de mesures budgétaires drastiques et de limitation de libertés syndicales et ouvrières. Le discours prononcé par le président Morsi en Chine s'inscrit dans cette étroite perspective. Cela étant, la tendance réformiste, «entriste» et libérale des frères musulmans s'est greffée à "la stratégie néolibérale", déjà prise sous les coups de boutoir des États Unis et des puissances occidentales comme fil conducteur en économie par le dictateur déchu. Ceux-là tentent aujourd'hui un remodelage géostratégique en faveur de la Turquie : État laïque et puissance économique, limitrophe de l'union européenne, capable de servir de modérateur d’intérêts et d'ennemi potentiel au triangle chiite (Iran, Syrie et Hezbollah) et "un vigile à gages" en cas de débordement du conflit syrien moyennant bien sûr son intégration à l'Union Européenne. En ce point, il convient de préciser que Erdogan joue un "pocker" risqué et que les palestiniens sont les grands "losers" des bouleversements moyen-orientaux. En effet, la dernière visite du président iranien Ahmedinajed en Égypte pour participer au sommet de l'organisation de la coopération islamique (OCI) et dont le pays est fermement hostile à la politique de normalisation menée par les autorités égyptiennes envers l'ennemi sioniste depuis le traité de Camp David de 1979, qui, plus qui est, en profond désaccord avec l’Égypte sur la position à prendre face au destin d'Al-Assad montre à bien des égards la volonté de ce dernier de tenter un dégel diplomatique, un rapprochement stratégique et un repositionnement géopolitique pour contourner l'influence du Qatar et de la Turquie, alliés traditionnels de l'Occident dans la région. Ainsi les États du Golfe, ces fameuses pétromonarchies qui pratiquent la «diplomatie du chéquier» et présumées être de surcroît bailleurs de fonds du "printemps arabe" s'empressent-elles, elles aussi d'attirer l’Égypte dans leur giron sur une base confessionnelle «proximité sunnite» et économique (offres d'investissement). Il est certain qu'après la mort spectaculaire du dernier rejeton du nassérisme (El-Gueddafi) à Syrte et le recul du nationalisme arabo-bâathiste du Moyen-Orient avec son paradigme d’État nationaliste (Dawla Qutriya-Watania) au profit de l’État transnationale "Oumma Islamiya", de nouveaux rapports de force dans la politique inter-étatique du Monde arabe y ont fait surface. Il y a lieu d'affirmer que la confrérie des frères musulmans risque à la lumière de la conjoncture internationale actuelle de contredire ses principes ou de se contredire elle-même.

Dans le même ordre d'idées, l’opposition (le front du salut national, la jeunesse laïque et libérale, les organisations chrétiennes et coptes, les révolutionnaires et les activistes indépendants) ainsi que de larges franges de la population contestent la légitimité de Morsi. Ce dernier en duel serré avec l'armée, cette éminence grise indéboulonnable, pour le contrôle des leviers de décision s'est vu même dans l'obligation d'appeler à son secours, craignant dans l'immédiat un scénario chaotique. Pour rappel, le front du salut national (FSN), un rassemblement des forces d'opposition ayant vu le jour fin novembre a rejeté l'offre du dialogue national lancée par Morsi le 27 janvier dernier. En revanche ses membres se sont vite ravisés et ont trouvé dans les salafistes d'Al-Nour (deuxième force politique du pays), un intermédiaire incontournable dans leurs tractations avec le pouvoir en place. A vrai dire, l'opposition essaie sans vain dans un bras de fer qui n'en finit pas de convaincre Morsi de former un gouvernement de salut national, la création d'une commission juridique indépendante pour la révision de l'actuelle constitution, le respect des droits des femmes et des minorités religieuses et surtout la nomination d'un nouveau procureur général (garantie pour l'indépendance de la justice). L'anarchie qui s'est emparée du pays des pharaons en dit long sur la nature de la crise multidimensionnelle à laquelle celui-ci fait face (absence presque totale de légitimité, déficit de confiance, paralysie socio-économique). Il semble bien clair que l'apprentissage de la démocratie est un dur exercice auquel personne ne s'y est préparé "les pays sont plutôt comme des enfants qui apprennent à marcher. Ils se mettent debout, font des petits pas, mais tombent sans cesse avant qu'ils puissent apprendre graduellement à trouver leur équilibre", note à juste raison Tamar Mallat. En conséquence, un constat s’impose : La révolution est devenue l'unique "modus operandi". Plus grave, la recrudescence de la violence comme moteur du changement en lieu et place du débat d'idées et du dialogue a accentué l'opacité des desseins de Mohammed Morsi. Le recours à la machine répressive comme ultime réponse à des manifestants en colère a déçu tous ceux qui croient encore à un changement démocratique pacifique. A l'instar de la Tunisie, il est trop peu probable que l’Égypte soit vraiment un modèle révolutionnaire accompli. Morsi a trop déçu ! Ceux qui ont épousé la cause révolutionnaire se sentent lésés dans leurs droits. Le désenchantement est général et toutes les configurations sont possibles du moment que la présence tutélaire de l'armée s'impose indéfiniment. Au final, il est fort à parier que trop d'ingrédients laissent penser que l’Égypte est sur le cratère du volcan et que cette "démocratie" arrachée au forceps à la place d'Al-Tahrir n'est, hélas, qu'une mère de substitution à la dictature. Néanmoins l'espoir reste permis pour les enfants du Nil car dans toute l'expérience humaine, il n'est plus de révolution pur jus !

Kamal Guerroua, universitaire

Notes de renvoi

1- Alaâ AL-Aswani, Morsi a beaucoup promis sans tenir parole, article publié dans le quotidien égyptien Masr Al-Youm et repris dans Le courrier international n°1153 du 6 au 12 décembre 2012

2- Tamar Mallat, The underside of revolution, article publié dans Arabs think.Com, 30 janvier 2013, voir aussi dans le même site la pertinente analyse de Emilie Sichinghe, The egyptian constitution : looking beyond seasonal forecast, 5 fevrier 2013

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Commentaires (5) | Réagir ?

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adil ahmed

merci

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laid baiid

La révolution d'Egypte n'a pas échouée, c'est toute la gangrène laissée par Moubarak et la surveillance d'Israel et son Mossad qui font tout pour la détruire...

De même pour la Lybie et la Tunisie..... Ils ont opté pour la "Charia", et ils vont le payer...

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