Lettre à Edwy Plenel

Lettre à Edwy Plenel

J’ai lu avec beaucoup d'émotion votre hommage à Georges Guingouin, chef du plus grand maquis de la résistance française, le maquis du Limousin, à l’occasion de la diffusion sur France 3 du film que François Marthouret lui a consacré.(1)
Guingouin ressemble à tous ces héros, les nôtres, les vôtres, Moulin, Ben Boulaïd, Aubrac, Ben M’hidi, Ourida Meddad, ces chefs de maquis qui gênaient, comme dirait Raymond Ruffin, ceux-là qui ont choisi de renoncer au bonheur de vivre pour s'astreindre au devoir de nous éviter le déshonneur de la servitude. C’est à ce titre que Georges Guingouin est apparu dans un de mes romans paru en 2010, en France et en Algérie.(2) Gabril, le père de Yousef, personnage central du roman, un descendant de combattants internationalistes kabyles, s'était, en effet, engagé dans la Résistance sous les ordres de Guingouin, pendant que Yousef bataillait sur le front de Normandie, libérant, de bourg en bourg, de corps en corps, la France de l'occupant nazi. Dans l’esprit du roman, il s'agissait, avant tout, de rappeler que des Algériens ont participé à la libération du monde, et que le monde envoya en retour à l'Algérie ses meilleurs fils pour accompagner le combat désespéré de son peuple. Ils étaient nos frères de souffrance par engagement militant, philosophique ou même chrétien, à l'image de Paul- Albert Février, lecteur assidu et passionné de saint Augustin et dont l'ami Khemissi d'Aïn Oulmène suit inlassablement les traces. Leur vie, dites-vous, est de celles qui, par leur modeste grandeur, sauvent l’espérance pour demain. C’est l’un des paradoxes de ces temps sans mémoire qu’il nous faille solliciter les morts pour enseigner la vie aux vivants. Mais c’est que dans les bruyantes mondanités littéraires et médiatiques qui sont les nôtres aujourd’hui, ces hommes et ces femmes n'ont plus de place. On leur préfère les humeurs de Gérard Depardieu, les pathétiques combines politiciennes du bunker algérois ou les frasques sexuelles de DSK. Ce n'est pas un «oubli». C'est une décision stratégique. Les ombres grandioses de ces créatures d’exception pèsent sur la conscience de ceux qui, chez vous en 1940 comme chez nous hier et aujourd’hui, accompagnèrent l’abaissement national. On commence par renier, puis par falsifier et on finit sous-traitant de l'armée de l'ancien colonisateur, en route, cette fois-ci, vers le voisin malien ! Tout ça pour dire, cher confrère, que l'obstination du témoignage dont vous faites preuve a quelque chose de significativement pédagogique en ces temps dominés par l’obstination du mensonge. Il nous faut tenter de payer un peu de nos dettes à tous ces Guingouin guettés par la terrible destinée du soldat inconnu. L’histoire de ces êtres dévolus au bien, comme celle de Georges Guingouin, humilié, calomnié, battu à mort par ses geôliers, ceux-là mêmes qui avaient servi le régime de Vichy, rappelle qu’au temps de la grandeur a souvent succédé «le temps des habiles et la revanche de ceux qui manquèrent de courage», le temps de la déchéance morale. Et que fut la colonisation sinon une immense entreprise de déchéance morale ? En revenant de guerre et de Berchtesgaden où il vit brûler Hitler, Yousef apprit la mort de son père Gabril et de sa compagne Aldjia, le premier dans le plus grand massacre de civils commis en France par les armées nazies : Oradoursur- Glane, lorsque la France tremblait ; la seconde dans le plus grand massacre de civils commis en Algérie par les armées françaises : Sétif, le jour où cette même France dansait. Qui, d’Aldjia ou de Gabríl, mourut d’une mitrailleuse française ? et qui périt d’une rafale allemande ? Dans le récit des deux carnages, Yousef n’a vu qu’un seul doigt noir appuyer sur la détente – le doigt de la main meurtrière qu’agita l’escadron français de la garde républicaine pour semer la mort à Sétif, Périgotville, puis à Kherrata, Colbert, et Saint- Arnaud ; c’était aussi la main des Panzer-grenadiers de la Waffen- SS massacrant hommes, femmes et enfants d’Oradour-sur-Glane ! Une seule et même main ivre de haine. Dieu qu’ils se ressemblèrent dans leur manière hystérique de donner la mort, les nazis et les fils du deuil limousin, ceux-là mêmes qui n'auraient jamais dû oublier l'odeur de leur propre chair calcinée ! Oui, ces hordes de tueurs amnésiques qui firent de Sétif un charnier, avaient les traits de ces gendarmes français, de ses policiers et de ces juges dont vous dites qu'ils avaient servi, sans mot dire, voire avec zèle, le régime de Vichy, et qui humilièrent en 1953 Georges Gingouin, l'ont calomnié et battu avec sauvagerie. C'était la même France haineuse et amnésique, la France qui sortait d'une collaboration pour entrer dans la répression. Ils avaient d’abord parqué les habitants, grands et petits, jeunes et vieux, place du Champ-de-Foire à Oradour, et dans la cour des casernes à Sétif. Un Waffen-SS alsacien à Oradour, un caïd à Sétif avaient traduit aux damnés les propos du commandant Diekmann et ceux du commissaire Olivieri. Puis ils avaient tiré avec des mitrailleuses et des chars, sur des visages hébétés. Alors, comment ne pas voir dans le refus des dirigeants français de faire repentance pour les crimes coloniaux, non seulement une façon d’interdire à leurs concitoyens de regarder leur passé dans ce qu'il a aussi de plus abject, mais aussi et surtout un délit de silence sur les besognes de ceux-là qui ont sali l'honneur de la France de 1789, la France des Lumières ou celle de la Résistance. Car, oui, la France de Sétif s'était habillée en Panzerdivision d'Ouradour. Les témoins racontent qu'à Oradour puis à Sétif, les assassins allemands et français, comme effrayés devant leur propre barbarie, avaient tenu à cacher à Dieu, aux hommes et sans doute aussi à eux-mêmes, le spectacle de leur folie meurtrière. A Oradour, ils avaient enterré les cadavres dans des fosses derrière l’église, après les avoir recouverts de paille et y avoir mis le feu ; à Sétif, ils avaient creusé des trous semblables dans la forêt qui surplombe la ville, recouvert les corps de chaux avant de les y entasser, puis de damer le sol. Yousef, devenu mendiant du cimetière, et Guingouin, posent sur ce monde amnésique le même regard désabusé. Là où Guingouin, se basant sur la philosophie de l’Histoire, concède que les précurseurs ont toujours tort et que l’épreuve passée, c’est le temps des habiles et la revanche de ceux qui manquèrent de courage, Yousef, lui, le relaye pour dire que les morts ont tort si après leur mort il n’y a personne pour les défendre. Du reste, je les vois, aujourd’hui encore à Alger, traversant nos existences en survivants désabusés, nos Guigouin. Ils s’appellent Yaha Abdelhafidh, Azzedine Zerrari, Djamila Boupacha, Djamila Bouhired, Annie Steiner, seuls et perplexes, seuls de cette solitude glaciale qu’on porte dans le cœur, à l’insu du monde, seuls au milieu des tornades et des giboulées de forfaitures, accablés par le spectacle de la patrie qu’ils ont libérée, celle-là autrefois fantasmée et qui n’est plus, aujourd’hui, que la patrie de la peur et du silence. Je retiens de votre travail et de celui de François Marthouret, qu'il faut enfin donner raison à Georges Guingouin : il est l'heure de rendre la mémoire au peuple. A la France du déni et du bras d’honneur, à celle qui, de la bouche des officiels, refuse de faire repentance de ses crimes coloniaux ou celle qui, sous les traits hystériques de Marine Le Pen, s’en revendique, à la France figée dans le refus de regarder en face tout passé qui bousculerait le présent, vous aurez opposé l’implacabilité du souvenir et rappelé qu’il y eut aussi et surtout une autre France, celle qui vous tient à cœur, la France de la bravoure et de la générosité.

Mohamed Benchicou
* Directeur du quotidien algérien Le Matin (suspendu par les autorités algériennes) et auteur.

(1) Le grand Georges.
(2) Le mensonge de Dieu, 2010. Edition Michalon

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Commentaires (2) | Réagir ?

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mohamed boudebza

Monsieur Benchicou, defenseur de la veuve et de l'orphelin, ah si tous les intellectuels algeriens en exil avaient votre courage, rajal taa sah

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elvez Elbaz

Juste une suggestion à benchicou et aux responsables du matindz.

Pourquoi ne pas porter sur la page d'accueil de ce site le nombre de jours que le journal le matin, pris en otage par l'indû placé président, le néfaste bouteflika, a été privé de parition ?

Le journal le matin est pris en otage et interdit de parition par le clan bouteflika et ses parrains du drs, comme pour les otages, énumerez le nombre de jours est une forme de résistance pour rappeler à ce pouvoir et systéme illégitime d'alger sa responsabilité dans l'état de déliquescence de l'algérie.