Algérie : 11 janvier 1992

Le FIS avait promis de potences publiques, du changement des habitudes vestimentaires, culinaires
Le FIS avait promis de potences publiques, du changement des habitudes vestimentaires, culinaires

Un moment important, mais controversé de notre histoire. Vingt et une années après l’arrêt du processus électoral suicidaire qui allait être "l’enterrement de l’Algérie", le sujet reste polémique.

Pour ma part je ne peux ni me détourner ni renier ce moment. Mon devoir est de l’évoquer, parce qu’il s’agit d’un important moment d’histoire, et particulièrement d’un moment de mémoire commune avec des camarades qui ont été fauchés par le terrorisme islamiste, et d’autres qui ont été durement éprouvés par le temps et les circonstances. 

Le "11 janvier" était l’aboutissement de luttes, de combats et de déchirures atroces qui ont marqué notre quotidien militant. Dès le lendemain des élections municipales de juin 1990, au sein du Parti de l’Avant-Garde socialiste d’Algérie nos débats tournaient autour de la réponse à apporter à la menace islamiste. Nous nous étions engagés en rangs dispersés dans les élections communales. Il ne pouvait en être autrement, la direction était divisée sur des questions essentielles : sur l’appréciation de "l’ouverture démocratique", sur la caractérisation du projet politique du Fis et en conséquence sur la ligne générale à imprimer à l’activité du parti[1]. Elle était divisée entre les appréciations d’un premier secrétaire qui voyait dans le nouveau paysage politique algérien une résurgence de la classe politique d’avant la guerre de libération nationale (avec ses nationalistes, ses communistes et en l’occurrence ses Oulémas) et l’analyse faites par d’autres dirigeants qui voyaient dans la montée du fascisme islamiste une menace mortelle pour la nation et l’État. Le comportement du Fis après sa victoire aux municipales renforça les analyses des contradicteurs du premiers secrétaire et assura la promotion de leurs positions en celles du parti. Le 18 juin 1990, le Pags désignait l’islamisme comme danger mortel pour la république[2]. Il confirmera cette orientation et demandera l’interdiction des partis anticonstitutionnels à partir du 18 juillet de la même année. Cette position va travailler le parti, mais aussi le camp démocratique et la société. 

La préparation du 1er congrès du Pags a fait la part belle aux questionnements liés à la nature de l’islamisme, à sa place dans le processus démocratique, à la réponse qu’il faut lui opposer. Que faire ? Lui disputer "la base populaire" en affirmant le caractère ouvrier du parti ? Cristalliser un large front républicain qui fera pièce au front de la réaction ? Le débat était rude. Il a profondément divisé le parti, ses instances, ses structures, et ses militants. D’un côté la légitimité de classe de l’autre celle de la réactualisation de la compréhension pertinente de l’étape historique et de ses tâches. Débats ardus, difficiles et compliqués par la phase du passage de la clandestinité à l’activité légale, mais aussi par des suspicions d’infiltrations et de manipulations par les services. 

Le FIS, fort de sa victoire électorale, déployait sa stratégie faite de pressions multiformes sur la société. Création d’une police islamique, milices fascistes pour la moralisation et la caporalisation de la société. Opérations commandos contre des activités culturelles. Activation de ses premiers groupes armés constitués des survivants de Bouyali et des Afghans, recrues de Nahnah envoyées en Afghanistan. "Vitriolage" des travailleuses, et décentes punitives contre "les femmes seules". Premières actions de sédition au sein de l’ANP, et mouvement insurrectionnel urbain pour faire tomber la république. Le Pags faisait pièce, il était là pour délégitimer la présence de l’islamisme dans le processus démocratique, pour dire que force devait être à la loi et que la république devait se défendre. "Interdiction des partis islamistes agrées en violation de la constitution", telle était son exigence ! À chaque montée en puissance de l’insurrection islamiste, le Pags était là pour rappeler l’exigence de résistance et de combat. Le Pags, "n’était pas grand-chose", de plus il était affaiblit de l’intérieur, mais il était ce témoin républicain qui refusait la fatalité de l’abdication devant le Fis et le mouvement islamiste. Il a porté cette exigence seul, avec de maigres forces mais ses idées avaient travaillé la société, elles étaient présentes, fortes d’arguments lourds et d’un attachement viscéral à l’Algérie historique. 

Nous avons été raillés, "vous avez vu vos résultats aux élections, c’est cela qui vous pousse à en appeler à l’armée" ; "vous appelez au coup d’État"; "vous êtes contre la démocratie". Il fallait faire compagne seule contre tous, « affiches » ronéotypées contre affiches en quadrichromie ; budgets en millions de centimes contre budgets en millions de dinars, appels à occuper les tranchés défensives de la république contre les appels à occuper les sièges des palais de la république… même l’insurrection de juin 1991 n’avait pas rompu notre isolement… 

Lorsque arrivent les législatives de décembre 1991, à la veille du scrutin la position était suffisamment confortée pour interpeler les citoyens algériens avec force : "Vous n’irez pas à l’enterrement de l’Algérie". Face à l’unanimité qui voyait dans ces législatives l’enterrement du parti unique, il faut mesurer aujourd’hui ce qu’était d’affirmer que c’était plutôt l’enterrement de l’Algérie. Il se trouve encore, aujourd’hui, des voix démocratiques qui parlent d’arrêt du processus démocratique et de coup d’État. Ceux-là voient encore ces évènements avec un regard partisan, prisonnier de l’époque, sans recul, englué dans la subjectivité inhérente à l’engagement partisan. Tout ce qui n’aide pas une meilleure compréhension des choses. 

L’arrêt des législatives de décembre 1991 a été le fait d’un front objectif hétéroclite. Un front qui a convergé sur un point unique : refuser l’instauration d’une théocratie. L’ANP en a été le principal artisan. De façon marginale, des forces politiques y ont joué un rôle. D’abord celles qui se sont cristallisée autour d’Aboubakr Belkaid et d’Ali Haroun. Il y a eu aussi le RCD qui est sorti des législatives en dénonçant le discours que le FIS avait tenu dans l’entre-deux tours : promesses de potences publiques, changement des habitudes vestimentaires, culinaires … des Algériens ; excommunions des non islamistes et promesses de leurs substituer des Soudanais ou des Iraniens… Il y avait également le Pags. Mais tout ce beau monde ne pouvait suffire à arrêter les élections, il fallait que la société accepte cette décision, que l’idée ne soit pas nouvelle, ce qui était le cas. C’est là que le travail politique, d’explication, de vulgarisation, mais aussi de théorisation du Pags valait son pesant d’or…. 

Le front objectif qui avait arrêté les législatives n’avait aucune cohésion sur la question essentielle du traitement de l’islamisme. Entre le Pags partisan d’une disqualification de ce courant théocratique, le RCD réfractaire à la "politique de la chaise vide" et partisan de la concurrence électorale, et les forces du système passées expertes dans les manœuvres et les jeux de manipulations et d’appareils, les fossés étaient béants. 

Un temps, le jeu était resté ouvert, la période des 166 jours de la présidence de Mohamed Boudiaf. Bien qu’il soit venu en janvier, il avait en tête un nouveau "Novembre". Mais un coup d’État allait refermer la parenthèse. S’ouvre alors la lente et résolue négociation du système avec l’islamisme. Elle sera ponctuée par des épisodes de dialogues, que Tahar Djaout[3] avait très tôt dénoncés, et des moments de sanglantes confrontations où de lourdes opérations militaires répondaient aux sanglants massacres…. 

Pourquoi revenir à tout cela ? Pourquoi parler d’une date que je ne peux revendiquer sans la rejeter ? Simplement parce que les questions posées restent sans réponses : Comment qualifier l’islamisme ? Peut-il avoir une place dans un processus démocratique ? Comment construire un État moderne dans les sociétés de la rive sud de la méditerranée ? Quelles y sont les voies d’affirmation de la citoyenneté ? Nous n’avons pas répondu à ces questions en Algérie. Elles se posent aujourd’hui en Tunisie, en Égypte, en Syrie, etc.

Mohand Bakir

[1] http://www.calameo.com/read/000427528ef90f832a7f5

[2] Après l’avoir invité à la cérémonie de sortie à la légalité organisée en Septembre 1989 à la salle Ibn Khaldoun, et avoir envisagé la possibilité d’une unité d’action à la base.

[3] http://mob.dz.over-blog.com/article-tahar-djaout-la-famille-qui-avance-et-la-famille-qui-recule-74633284.html

Plus d'articles de : Mémoire

Commentaires (3) | Réagir ?

avatar
algerie

merci

avatar
algerie

merci

visualisation: 2 / 3