Il y a cinquante ans, se révoltaient les premiers Tunisiens

Habib Bourguiba a dirigé la Tunisie d'une main de fer jusqu'à sa destitution par Ben Ali.
Habib Bourguiba a dirigé la Tunisie d'une main de fer jusqu'à sa destitution par Ben Ali.

D’aucuns diraient que les premiers Tunisiens à s’être levés contre un régime en place après l’indépendance sont ceux de janvier 2011.

D’autres diraient qu’avant eux il y avait les islamistes et les gauchistes de tous bords brutalement annihilés par le régime de Ben Ali pendant 23 ans. D’autres encore citeraient volontiers les insurgés de Gafsa de janvier 1978, ou les révoltés du pain de janvier 1984, amadoués sans peine par Bourguiba. Mais pour être juste envers les Tunisiens, au-delà de toutes ces dates, bien des hommes et des femmes de courage ont montré leur détermination, tout au long des cinquante années passées, à combattre la dictature de Bourguiba et de Ben Ali.

Et pour être juste envers l’histoire, il faut rappeler que le premier mouvement de révolte qui prit place dans l’histoire contemporaine de notre pays, avant janvier 2011, avant janvier 1984, avant janvier 1978 et avant tous les autres, fut celui de ce lointain mois de janvier 1963.

Sitôt devenu président au lendemain de l’indépendance, Bourguiba s’installe de plain-pied dans un pouvoir quasi-absolu. Il fait emprisonner ses opposants ; il sacrifie le sang des Tunisiens dans une guerre suicidaire contre De Gaulle à Bizerte ; il fait assassiner Ben Youssef et persécute les Yousséfistes ; il engage l’agriculture du pays de manière brutale et autoritaire dans un système de coopératives qui s’avèrera catastrophique, il se donne des airs de monarque en s’offrant des palais ruineux dans tous les coins du territoire, alors que le pays est enfoncé dans une misère noire. Ce n’était pas tout-à-fait le style de pouvoir que les Tunisiens attendaient et pour lequel ils se sont battus pendant près d’un siècle d’occupation. Il ne s’agit pas ici de faire le jugement de Bourguiba, mais simplement d’expliquer que le mouvement de 1962 avait ses raisons.

En effet, certains patriotes observent la dérive de Bourguiba avec amertume. Ils veulent agir. Ils se consultent, se concertent, et forment un groupe d’une trentaine de personnes ; certains sont des militaires, d’autres des civils. Tous ou presque avaient participé à la lutte pour l’indépendance. C’étaient jusque-là des bourguibistes invétérés, et certains le sont même restés. Mais leur amour pour la patrie dépassait la personne de Bourguiba. Au péril de leur vie, ils envisagent de le déposer pacifiquement. Preuve que leur motivation était démunie de toute ambition personnelle, leur plan était de le remplacer non pas par un des leurs, mais par un proche de Bourguiba, à identifier au moment venu.

Mais la tentative de coup d’Etat est découverte, et les militants sont arrêtés. On leur fait un procès sommaire et expéditif dirigé directement par le pouvoir exécutif. Nous sommes le 17 janvier 1963. Le verdict de la cour est un pur message de Bourguiba, c’est-à-dire un avertissement à tous ceux qui oseraient imaginer un jour tenter pareil acte de sédition. Il y eut treize condamnations à mort et plusieurs peines de dix, quinze et vingt ans de travaux forcés. Dans le seul but de justifier la sauvagerie de la sentence, la cour avait fait la sourde oreille aux preuves tangibles du caractère pacifique de l’opération.

Le 24 janvier 1963, les condamnés à mort sont exécutés dans un lieu secret et jetés dans une fosse commune. Leur cauchemar prend fin. Commence alors celui des autres, les condamnés aux travaux forcés. Huit ans durant, ils vécurent dans des conditions assimilées à la torture selon les normes internationales des droits de l’homme. Assis à même le sol, la cheville attachée à une chaîne de moins d’un mètre fixée au mur, ils étaient réduits à l’état animal. On les obligeait à courir pieds nus sur du verre brisé, tenant d’une main leur chaîne, et de l’autre leur large pantalon destiné à les humilier davantage. Dans leur cachot, ils étaient directement exposés au froid glacial de l’hiver et à la chaleur suffocante de l’été. Ils ont ressenti la faim dans leurs entrailles pendant huit années consécutives. Ultime état de déchéance, ils devaient faire leurs besoins sur place, devant les autres, dans un pot collectif qui se passait de main en main d’un bout à l’autre de la cellule, chargé de détritus, et qui était changé seulement une fois par jour. Quant à leurs familles, on leur faisait subir un calvaire d’un genre différent, en les privant de tout contact et de toute nouvelle de leur proche. A la huitième année on les détache de leurs chaînes, et à la onzième année on les libère, soit le 1er juin 1973.

Ce récit est certes triste pour les personnes qui le vécurent, il demeure néanmoins glorieux pour l’histoire. Il laisse un message à la postérité : La lutte pour la liberté ne meurt jamais, même aux moments les plus sombres de son parcours. Ces patriotes ont commencé le combat pour la démocratie en janvier 1963. Et pendant que les os des morts s’enfonçaient dans la terre, et que les prisonniers gémissaient sous la torture, le flambeau de la liberté a continué de passer d’une main à l’autre, d’une année à l’autre, à la barbe des dictateurs et de leurs caciques, jusqu’à ce fameux 14 janvier 2011. Gloire à la liberté.

Chekib Tijani.

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