Affaire Belhouchet- Chawki : la fin du journalisme convivial Par Mohamed Benchicou

Affaire Belhouchet- Chawki : la fin du journalisme convivial  Par Mohamed Benchicou

Faut-il, cette fois-ci encore que notre presse fait parler d’elle dans les prétoires, se réfugier dans les vieilles complaintes résignées du journaliste persécuté, se borner au classique étalage de nos anciens faits d’armes et se contenter du lancinant rappel de nos martyrs ? La condamnation de nos confrères d’El-Watan, Omar Belhouchet et Chawki Amari, parce qu’elle concerne un titre symbolique, parce qu’elle est particulièrement lourde et parce qu’elle intervient précisément aujourd’hui, nous invite plutôt à un diagnostic lucide et courageux : la presse va devoir payer dans les conditions les plus défavorables, le prix de l’ingénuité et de la vanité. Par le verdict de Jijel en effet, le pouvoir vient de nous signifier, à l’approche des présidentielles, la fin de du pacte entre le renard et le poulailler, cet arrangement de 2004 qui consacrait l’illusoire journalisme convivial : c’est le retour aux hostilités ! Or, notre presse, plus fragile et plus seule que jamais, paraît aujourd’hui trop handicapée pour affronter l’étape du bâton qui s’annonce. Elle a perdu quatre ans à croire au journalisme pacifié, ignorant qu’il était dans l’intérêt du régime de passer d’une phase de damnation de la presse à celle de son instrumentation. Quatre ans au bout desquelles elle a perdu son âme et ses bastions. Regardons bien : la condamnation d’Omar Belhouchet et Chawki Amari ne suscite aucune protestation de la part d’une société désabusée et déçue de ce que ses journaux indépendants se soient transformés en gazettes de cour. Mais il y a pire : il n’existe plus de forteresses à l’intérieur de la corporation pour dénoncer cette décision de la Cour de Jijel et envisager une riposte devant la répression qui se profile. Car il s’en déroule bien une : avant nos deux confrères d’El-Watan, le directeur d’Echourouk avait écopé d’un an de prison sur plainte ….de Khadafi. Oui, pour s’être détachée de son tissu social, la presse se retrouve aujourd’hui bien seule. Durant quatre années, abusée par une patiente stratégie de subornation qui ne disait pas son nom, elle a donné aux lecteurs l’image détestable d’une presse qui traitait avec désinvolture les angoisses de son époque, qui s’était fourvoyée dans des subordinations inqualifiables, une presse qui avait renoncé aux grandeurs dont elle avait héritées…Et durant quatre années, misant sur les vertus du journalisme pacifié, la presse algérienne a négligé de renforcer sa charpente intérieure, les citadelles de la profession : il n’y a plus de syndicat de journalistes, plus d’association des éditeurs.Et aujourd’hui, elle se retrouve bien seule

Une répression douce et une manipulation dure

A la décharge de nos amis, on peut comprendre qu’en 2004, la suspension du Matin et l’incarcération de son directeur avaient balisé le terrain pour cet arrangement tacite entre la presse et le pouvoir. Devant la perspective de passer deux années au cachot, on peut aisément comprendre que mes confrères fussent conduits à adopter ce journalisme pacifié, toujours à la lisière de la forfaiture, mais suffisamment flexible pour ne pas déboucher sur une cellule d’El-Harrach. Le pouvoir algérien y trouvait son compte. Il venait de comprendre l’énorme coût politique du harcèlement de la presse : les régimes qui s’y adonnent sont vite disqualifiés aux yeux de l’opinion internationale. Bouteflika avait alors saisi que dans un monde où la démocratie et les élections étaient devenues la seule source de légitimité reconnue, dans ce monde là, la violence, en tant qu’instrument de perpétuation du pouvoir, avait fini par acquérir un prix trop élevé. Le postulant au Nobel de la paix qu’il fut, ne l’oubliera pas. Et puis, à quoi bon réprimer le journaliste à une époque où les mondes virtuels de la télévision et d’Internet ont ­triomphé ? Aussi, le pouvoir a-t-il vu dans ce traumatisme l’opportunité de décrocher par la manipulation des esprits ce qu’il obtenait jusque-là par la répression : la stérilisation du verbe certes, mais aussi sa récupération. On passait d’une phase de damnation de la presse à celle de son instrumentation politique. Dès 2005, le régime prend la décision : il ne frappera plus la presse, il va s’en servir. S’en servir pour rester au pouvoir. Soucieux de préserver ses positions dans un contexte où les pressions populaires venues “d’en bas” deviennent de plus en plus fortes, il découvrira tout l’intérêt qu’il y aurait à instaurer une démocratie dirigée, fondée sur une répression douce et une manipulation dure. Il va remodeler l’autoritarisme pour le mettre à l’heure de la démocratie. Créer l’illusion du pluralisme dans la vie politique algérienne. Son secret sera la création d’une réalité politique parallèle qu’il offrira à admirer au monde, une “démocratie sans représentation” avec ses partis qui n’ont ni personnel, ni membres, ni siège... ; avec ses initiés bien rémunérés qui se font passer pour les opposants les plus bruyants au régime. Et sa presse libre ! La démocratie dirigée, illusoire et factice, s’imposait d’autant plus, en ce début du 21è siècle, que l’écart ne cesse en Algérie de se creuser entre les élus et l’électorat. Bouteflika va se servir des journaux algériens non seulement comme éléments de décor de sa démocratie de façade, mais aussi comme acteurs actifs ! Il va leur confier une tâche primordiale : assurer la représentation médiatique d’une réalité politique inexistante, celle-là même que le régime entend substituer à la représentation politique de valeurs, d’intérêts et d’idées, c'est-à-dire aux attributs fondamentaux de la vraie démocratie. Mes amis vont donc être invités à se prêter à la grande parodie qui consiste à téléguider des éléments institutionnels de la démocratie, comme les partis politiques, les élections et les médias, à la seule fin d’aider ceux qui sont au pouvoir à y rester. La démarche des hommes de Bouteflika fut un cocktail détonant de postmodernisme français et de manipulation façon Sécurité militaire ou KGB. Ce qu’ils ont emprunté aux postmodernes, c’est leur intuition de “l’irréalité de la réalité”. Ce qu’ils ont emprunté à la riche tradition de la police secrète algérienne ou du KGB soviétique, c’est la capacité des technologies à rendre réel l’irréel.

L’époque du brainstorming !

Le génie de Hachemi Djiar aura été d’avoir persuadé la presse algérienne de l’avantage qu’elle aurait à se transformer en régiments de tirailleurs au service du régime. En été 2006, je l’entendais encore racoler avec talent : « Le temps du conflit avec la presse doit se terminer et je l’invite désormais, à être aux côtés du pouvoir et pas contre lui. » Il savait que sa machiavélique proposition était infaillible : il existe peu d’esprits qui ne se laisseraient griser par la proximité de la cour royale. Il va alors faire de cette forme perverse de subornation sa principale stratégie de domestication de la presse. Dès son installation il va entreprendre de transformer les dirigeants des journaux libres en acteurs de la démocratie de façade en leur faisant miroiter la périphérie du pouvoir. En leur octroyant un statut d’interlocuteurs officiels ! Rappelons-nous ces fameux brainstorming, ces stériles conciliabules avec les dirigeants de la presse, des séances de réflexions communes absolument inutiles mais dont l’insigne avantage est de donner au directeur du journal l’illusion d’avoir participé à la définition d’une politique de l’information en Algérie. Rappelons-nous aussi tous ces subterfuges aussi loufoques les uns que les autres, pour intégrer les dirigeants de la presse dans la périphérie du pouvoir. Je me souviens du plus cocasse : ce match de football entre les directeurs de journaux et les ministres de Bouteflika, une pathétique chorégraphie entre gens bedonnants censée réunir des « protagonistes du pouvoir » et organisée, comble de l’infamie, en commémoration de la Journée internationale de la liberté de la presse ! Mais il y eut aussi ce symposium surréaliste intitulé « Presse-justice : confrontation ou dialogue ? » où l’on fit preuve de toutes sortes d’incongruités. On commença par y parler de justice indépendante avec Djamel Aïdouni, c’est-à-dire avec l’homme qui s’est prêté aux plus grosses machinations judiciaires au profit du régime, et qui, entre autres exploits, a ficelé le dossier qui devait me jeter en prison. On termina par proposer une version améliorée de l'union du renard et du poulailler : une justice aux ordres – dont fait partie le juge de Jijel - et une presse libre invitées à travailler la main dans la main ! C’était le temps, souvenez-vous, des leçons de « journalisme professionnel », assénés avec des airs doctes et une pudibonderie assassine, par une confrérie de Ponce Pilate qui se mettait en devoir de faire le procès des égarements d’en face, ceux de la « presse adolescente » celle qui n’a rien compris au métier. Leçon numéro une : le journalisme professionnel se mesure à la tranquillité qu'il procure à ceux qui le pratiquent. Leçon numéro deux : le journalisme professionnel s'apprécie au nombre de pages de publicité offertes par le clan présidentiel via l'Anep et au nombre de voyages effectués dans les bagages du chef de l'Etat ! Avec ces deux préceptes fondamentaux, dont on devine qu'ils sont des solides garanties pour l'exercice indépendant et « éthique » du métier, vous êtes blindés pour le restant de votre carrière. Il suffit de suivre le prospectus de la presse convertie au jésuitisme, à la tartuferie, à la pierre et aux élégances de la hâblerie. La presse algérienne diffame ? Mais bien sûr, messieurs, bien sûr ! On parle bien sûr de l'autre presse, pas celle qui voyage avec le président, mais l'autre, celle qui paie ses factures d'imprimerie, l'autre qui se fait suspendre, traîner devant les juges, convoquer par les commissaires, cette presse immature et provocatrice qui se fait confisquer ses passeports et jeter en prison, ces gazettes à ce point ignares du journalisme professionnel qu'ils se font harceler par le fisc, harceler par les imprimeries, harceler par les policiers, les magistrats, les flics de Zerhouni, puis maintenant par leurs collègues érudits en déontologie et indignés par tant d'impiété envers les religions bouteflikiennes ! On en sortait, rappelez-vous, avec la conscience apaisée : Beliardouh, en fin de compte, n'était qu'un vulgaire diffamateur accablant la mafia locale, Hafnaoui Ghoul et Larabi méritaient bien leurs jours de prison qui croyaient s'attaquer aux notables d'El Bayadh au mépris de l’éthique et de la déontologie ! Que conclure ? Qu’il faut en finir avec le péché de notre presse : si elle se retrouve seule aujourd’hui pour s’être tant émerveillée de ce que Bouteflika l’invitât à un armistice, c’est parce qu’elle s’est mésestimée. Elle s’est oubliée dans les passions lubriques et dérisoires de l’argent et des connivences. Elle a renoncé à son identité. A ses racines. Et donc à sa seule source de puissance. Elle croyait devoir sa survie aux puissants alors qu’elle l’a imposée par son histoire. Pourtant, si le pouvoir fut conduit à négocier une trêve, c’est bien parce qu’il avait perdu la bataille de trois ans menée contre la presse. Alors, s’il y a un secret de jouvence de la presse libre algérienne, c’est bien celui-là : revenir à ses racines. Faire porter la presse libre par un mouvement social plutôt que de la marchander avec le régime. Ne plus jamais craindre de déplaire …Et tous les juges, de Jijel et d’ailleurs, trouveront à qui parler.

M.B.

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Commentaires (12) | Réagir ?

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Ameziane messaoud

Si le geste mécanique d'alller querir son journal chaque matin persiste encore, la joie qu'on ressentait à sa lecture n'est plus qu'un vague souvenir. Mais, à qui donc la faute? Mr Benchicou, revenu de sa douleureuse expérience, nous donne, dans cet article, un magistral diagnostic et une excellente thérapie. Mr Belhouchet, au sortir de sa géole, aboutira, surement au même diagnostic et preconisera, aussi surement, la même cure. Nous autres citoyens-lecteurs, nous ne désirons que ça! Retrouver cette odeur de liberté qui nous donnait tant de joie au coeur et de rêves à la tête! Alors faut-il souhaiter que tout nos conviviaux journalistes fassent un tour dans ces géoloes si revitalisantes!

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khelaf hellal

De quelle paix et de quelle réconciliation parle-t-on quand il n'y a pas la liberté d'expression et de conscience, la liberté de la presse et le droit de savoir et d'être informés ? De quelle paix parle-t-on quand on veut enfermer la societé dans des dogmes et des preceptes idéologiques et religieux d'un autre âge ? De quelle paix parle-t-on quand il n'y a pas la tolérance et le respect de la différence de l'autre ? De quelle paix parle-t-on quand on ne crée meme pas un espace de vie, de liberté et d'hospitalité pour laisser évoluer l'Etranger chez soi ? La persécution et les candamnations des journalistes et des publications procédent de l'inquisition et de ses méthodes arbitraires et fanatiques qui peuvent mener jusqu'au bûcher. Aprés le lourd tribut payé au terrorisme islamiste par la corporation il subsite encore, sous le régne de Bouteflika cette forme insidieuse de chasse aux sorciéres qui vous empéche d'informer et de dire toute la vérité. La presse libre a été un progrés et une bouffée d'oxygéne dans notre pays malheureusement il y a eu ce travail d'intox et de dénigrement propagé en profondeur par les islamistes et relayés par les tenants du pouvoir pour mieux nous asservir et nous dominer. Toutes ces sorties ne sont pas faites pour nous rassurer, le climat social est plûtot morose et étouffant à Alger.

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