Algérie : la chaîne et les maillons humains

Qu'ont fait les pouvoirs successifs de cette joie explosive que toutes les caméras du monde ont capté en 62 ?
Qu'ont fait les pouvoirs successifs de cette joie explosive que toutes les caméras du monde ont capté en 62 ?

"Cela fait des années, des dizaines d’années, des dizaines et des dizaines d’années que nous faisons la chaine dans le pays. Tout le monde fait la chaine, petits et grands, enfants et vieillards, chômeurs et travailleurs...

La chaîne partout, dans la capitale ou dans le trou perdu au fin fond du désert. Pourquoi on fait la chaine, chaque jour que Dieu fait, du matin à la fin de la journée, pourquoi, nul ne le sait, nul ne l’a jamais su, et nul ne le saura jamais… D’ailleurs à quoi cela nous servirait-il de savoir pourquoi nous faisons la chaine, et où cela nous mène-t-il puisque nous sommes légalement dans l’obligation de faire cette chaine." (1)

A quoi rêve-t-on dans une chaîne ? A la tuer tellement elle tue notre dignité. Quand enfin notre tour arrive c’est en chien de Pavlov qu’on  se laisse récompenser. Et puis le dégoût reprend sa place, cette destruction intérieure irréparable causée par l’humiliation de celui qu’on croyait le contraire du colon : le frère. Déjà en 1957 Mouloud Feraoun avertissait dans son journal : "Pauvres montagnards, pauvres étudiants, pauvres jeunes gens, vos ennemis de demain seront pires que ceux d’hier…" Nous rêvons de faire la chaine, un jour, inchallah, pour choisir un Président. Chadli a beau avoir le sourire sympa et l’amabilité d’écrire ses mémoires en doublon, genre bon chic bon genre, on n’a pas "chainé" pour lui il est sorti comme tous ses collègues du chapeau de "Qui on ne sait pas". Le général De Gaule a écrit ses mémoires et Châteaubriant celles d’outre-tombe, ça va donner forcément  des idées à nos Raïs surtout les héritiers de Ben Bella et Boumediene. Pour le prix d’un seul tome, l’affaire vaut sa peine.

Si les deux premiers sont rentrés dans l’histoire universelle, les deux derniers se contenteront de l’histoire nationale qui sait inverser n’importe quel proverbe : nul n’est prophète qu’en son pays. Heureux qui comme eux non pas connu l’ingratitude du printemps arabe mais la ferveur des foules dopées à point et malléables à souhait. Les psys savent qu’il est plus difficile de manipuler un individu qu’un groupe. En 2004 un sociologue américain voulant tester les identités sexuelles de ses étudiants a laissé croire à un échantillon d’étudiants qu’ils avaient un côté plus féminin que masculin. Puis il a posé des questions sur la guerre en Irak sur les homos sur les voitures… A 99% les élèves qui ont été leurrés se sont montrés les plus machos : ils étaient pour la guerre en Irak contre les homos et préféraient les 4x4. Les autres avaient répondu normalement c'est-à-dire selon leurs convictions. Et pourtant ça s’est passé dans  une prestigieuse université en Amérique là où on ne badine pas sur l’égalité des sexes  et pas dans un village afghan aux mains des talibans. Les philosophes parlent de  "tragédie de la vie", pour un rien nos hantises millénaires reviennent doublées de nos peurs au quotidien.

Notre fragilité face aux démons n’a pas pris une ride, nous voterons pour le caïd ou le mollah afin de s’assurer de sa protection. Qui se souvient de ce peuple joyeux et naïf qui croyait au ciel et aux frères filmé par toutes les cameras du monde en 1962 dans une Alger blanche comme la robe virginale d’une mariée rêvant d’un bonheur eternel ?  Un demi-siècle d’indépendance, seuls les malins, les dispensés de la chaine, fêtent l’heureux événement. Déçu trahi traumatisé par un terrorisme incestueux, le peuple a fini par se disloquer et même le printemps arabe n’a pas réussi à le faire sortir de sa léthargie. Il est devenu cet amas informe névrosé larvé téléguidé imprévisible surveillé ignoré et occupé sans arrêt à faire la chaine. Nos cimetières savent la défaire, le temps  d’enterrer ou de s’enterrer. Sur les visages dans les gestes dans les regards, ce n’est qu’un appel à fuir. Courir derrière la France, chassée pas rancunière, elle a fini par gommer notre indigénat nous envie le matelas en devises supposé nous appartenir et s’émerveille de la sagesse de nos dirigeants supposés avoir été choisis par nous. Comme Napoléon en Egypte, tout en fantasmant sur l’Islam qui n’interdisait pas au chef militaire d’être en même temps le chef religieux, ne pouvait s’empêcher  de mépriser  le peuple égyptien qu’il trouvait bête et servile à l’excès…

Paroles d’enfants : Une surveillante générale tire les oreilles d’un chenapan qui a pris l’habitude de rater la cérémonie pour remonter  l’emblème national : "Espèce de demeuré, sais-tu que pour chasser la France et que tu puisses vivre libre dans ton pays, un million et demi de martyr sont morts !" Réponse du petit cancre : "Moi, je vous ai pas dit de chasser la France…" En ce vendredi,  la speakerine de la chaine 3 questionne des adolescentes sur la définition de la commune. Réponse : "Une commune c’est pour ne pas avoir des pannes d’électricité des coupures d’eau, pour réparer les routes  et nettoyer." La fonctionnaire zélée s’empresse de l’interrompre  et d’un ton docte donne  la définition académique d’une commune avant d’orienter le débat sur le choix du bon maire. Curieux sujet pour des gosses, à moins que l’idée est de les utiliser pour éclairer leurs parents sachant, d’après la presse, qu’à peu près un maire sur deux a eu affaire avec la justice. Certes c’est plus facile d’emprisonner le dernier que le premier, au-dessous d’un maire, il y a la populace. C’est aussi plus pratique de taper sur l’épicier le boulanger du quartier que d’aller chercher des poux dans les cheveux  des gros bonnets qui maitrisent prix pénuries et potes.  Rien ne nous étonne rien ne nous révolte rien ne semble nous séduire même pas les toutes nouvelles promesses officielles de soigner sérieusement  les cancéreux d’augmenter le montant du change de construire la plus grande mosquée du monde par de pauvres Chinois qui n’ont aucun livre révélé. Sans oublier la dernière baraka, le gaz de schiste grand bouffeur et pollueur d’eau, d’après les experts. Il y a quelques temps de cela la chaine Arte a diffusé un documentaire sur les pirates de Somalie, les Chebabs.

Au début ces tristes énergumènes étaient de paisibles pêcheurs en colère contre les navires étrangers qui polluaient leur mer en y déversant leurs déchets avec la complicité des autorités locales. A la longue, fatigués de les chasser ils décidèrent de les pourchasser pour les faire payer. Si les injustices sociales, d’après les spécialistes, ont généré chez nous l’intégrisme puis le terrorisme, que va générer chez nos descendants la destruction des nappes phréatiques ? Pourquoi un pays comme nous imbibé de gaz et de pétrole conventionnels s’implique dans ce schiste que refusent les Occidentaux fortement endettés et gros importateurs des deux premiers ? On dit que les enfants commencent à grandir quand ils posent des questions qui ont des réponses. Nous les Algériens, on a beau avoir les cheveux blancs le facies d’une pomme  fripée, nos questions demeurent sans réponse tels  des fous dans un asile : débilité incurable. Tout semble venir trop tard, tout annonce le piège renouvelé et la lassitude des croyances suicidaires. Le pire est sans doute à venir car tout a été fait pour nous liés pieds et mains à la mamelle pétrolière donc à nos éternels pharaons. Nous ne pourrons plus faire comme nos aïeux nous regrouper en tribus en s’accrochant à la terre nourricière et au savoir-faire des Anciens. Ils ont détruit les espaces verts bétonner les sources polluer les plages aspirer leur sable et semer l’insécurité partout si ce n’est pas un faux barrage c’est la traitrise d’une autoroute flambant neuve qui arrachera ton âme.

En attendant notre heure, continuons à faire la chaîne pour la camelote asiatique la friperie occidentale la nourriture sous cellophane vitaminée dans des laboratoires poubelles  et nous soigner avec des médicaments non certifiés pourvu qu’ils soient disponibles et pas trop ruineux. Nos sages affirment qu’un aliment qui ne tue pas fait grossir. Tous les classements internationaux sont là pour prouver que notre pessimisme n’émane pas d’une quelconque pathologie : le bled de 1962 a bien perdu tout son prestige et n’arrête pas de chuter à toutes les épreuves. (2) Déjà au début des années 1970, un journal italien avait reproché à la glorieuse Algérie d’être rentrée dans le monde indifférent des pays arabes. Quelle sera son analyse aujourd’hui où apparemment on navigue en solo sans gouvernail sans carte sans boussole ? Mais le mutisme européen est de mise surtout en ces temps de crise où l’argent peut tout acheter l’honneur et l’auréole du saint compris. "De démission en démission, nous n’avons appris qu’une chose : notre radicale impuissance." (3)

Mimi Massiva

(1) Les billets de Saïd Mekbel

(2) L’Algérie perd deux places au classement Doing Business (El Watan 28 octobre 2012)

(3) Paul Nizan (Aden Arabie)

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Commentaires (3) | Réagir ?

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Notproud

Nos pire Colons c'est les Arabes, les Turcs sont partis, les Français aussi mais pas les Arabes !

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Brahim Arbat

Les découvertes archéologiques ont prouvé que les ancêtres des Chinois ont il y a plus de 3000 ans découvert le travail à la chaîne, autrement dit la " méthode organisée de l'accomplissement collectif". Votre formidable texte, honnête et excellement mené, va, madame, droit au coeur. Bien entendu, on Algérie on dit "chaîne" au lieu de "queue" mais le message essentiel est passé 5 sur 5. Bravo. Seulement, j'ajoute une chose: et les populations dans tout ça ? On me raconte que dans les marché les étalagistes n'affichent les prix sur une dizaine de produits proposés et les client ne roupètent pas et acceptent de poireauter en demandant à chaque fois prix par prix pour chaque denrée. Combien le poivron, combien la carotte, combien, combien, tout le monde aux pieds du vendeurs... Vous ne trouvez pas que ce n'est pas du tout normal ? J'ai vécu il y a très longtemps 35 ans dans mon pays l'Algérie, c'était comme ça dans mon quartier au début et alors nous avons organisé des réunions, entre voisins proches et lointains, puis entre lotissements, pour régler définitivement le problème. Comment ? Nous avons bycotté le marché durant deux journées, le troisième jour même les trois marchands de persils et de coriandre se sont mis à afficher les prix...

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