Tunisie : face à l’inquisition islamiste, la naïveté des intellectuels ?

La militante et intellectuelle Sihem Bensedrine pendant une manifestation.
La militante et intellectuelle Sihem Bensedrine pendant une manifestation.

Face à la vague de violence des islamistes contre les manifestations culturelles et les libertés citoyennes en Tunisie, militants des droits de l’Homme et intellectuels tunisiens observent sinon un silence inquiétant, du moins une attitude ambiguë.

Alors que des partis politiques - Le Forum démocratique pour le travail et les libertés (Ettakatol), le mouvement Wafa et le mouvement Echaab principalement - ont condamné, dans des communiqués publiés, vendredi, les actes de violence qui ont visé, jeudi, la manifestation "festival Al-Aqsa" à Bizerte, exprimant leur "profonde inquiétude" devant "les agressions à répétition dans les espaces publics et les atteintes aux libertés fondamentales", les deux figures proue des opposants à Ben Ali, Siham Bensedrine et Tewfik Benbrik n’ont pas condamné, à notre connaissance, ces actes inquisiteurs des islamistes contre la culture et les libertés individuelles.

Dans un communiqué publié dans le journal La Presse, daté du 13 août dernier, Sihem Bensedrine  a, certes, réagi contre  l’article 27 du projet élaboré par la commission des libertés de l’ANC relatif au statut de la femme dans la société qui a provoqué un tollé. La militante des droits de l’Homme, journaliste et récipendiaire du prestigieux prix Alison Des Forges pour l'engagement exceptionnel en faveur des droits humains (Alison Des Forges Award for Extraordinary Activism), s’insurge contre cet article sans remettre en cause l’idéologie du parti de Rached Ghannouchi : "De deux choses l’une, écrit-elle, soit ses rédacteurs (sous la direction de Mme Farida Laâbidi du groupe  Ennahdha) n’ont pas pris la mesure des conséquences juridiques d’une telle formulation, soit ils cherchent délibérément à inscrire dans notre future constitution une discrimination à l’encontre des femmes, contrevenant à toutes les conventions internationales que la Tunisie a ratifiées. Devrait-on en conclure que les promesses données par les leaders d’Ennahda lors de leur campagne électorale de ne pas revenir sur les acquis du CSP n’engagent que ceux qui leur ont prêté  foi ? ?Le principe de dépendance qu’implique le mot «complément» est en opposition totale avec le principe d’égalité qui suppose l’autonomie juridique de l’entité en question. Outre le fait que les femmes assurent une double journée de travail, elles sont, dans les familles des zones suburbaines les plus touchées par le chômage, la principale source de revenus des ménages. Ce sont, presque exclusivement, elles qui assurent la cohésion des ménages touchés par la précarité et la délinquance ; ce sont encore elles qui assurent la sécurité et la stabilité de la famille."

Pour sa part, l’écrivain journaliste Tewfik Ben Brik, dans le contexte des attaques menées par les salafistes contre Nessma TV en 2011 a qualifié  le film Ni Allah ni Maître de la réalisatrice tunisienne Nadia El Fani de "pornographie idéologique" sur les ondes de Mosaïque FM. De tels propos lui ont valu la foudre de plusieurs créateurs et artistes tunisiens pour avoir, notamment, porté un jugement de valeur sur ce film, qu’il n’a pas vu, selon son propre aveu. Rappelons que ses propos faisaient suite, le 26 juin 2011, à la violente attaque des salafistes du mouvement Hizb Ettahrir contre le collectif associatif "Lam Echaml" qui a projeté ce film, agressant violemment son directeur et menacé le public pour empêcher la projection du film.

Hélé Béji, intellectuelle tunisienne, auteure de nombreux ouvrages sur l’histoire politique de la Tunisie et du Maghreb, notamment son l’essai Nous, Décolonisés et connue pour ses prises de position en faveur des droits des femmes dans le monde arabe a, lors d’une conférence sur le thème de l’"Etat-Nation" dans le contexte des Révolutions arabes, surpris son monde en déclarant : "Je tire mon chapeau aux islamistes tunisiens." Elle a fait cette déclaration suite à l’annonce, le 26 mars dernier, du parti islamiste Ennahda, majoritaire au parlement, de ne pas inscrire la chari’a dans la constiution : "Si cela se confirme, l’Etat tunisien sera le premier pays musulman à ne pas parler de la charia dans sa Constitution et ce sera le fait des islamistes eux-mêmes. Ce sera une révolution pour le monde arabe, non franchement, je leur tire mon chapeau." Une position surprenante pour cette intellectuelle, fille de l’ancien ministre du Tourisme de Bourguiba, Mondher Ben Ammar. Et d’ajouter : "Ghannouchi n’est pas bête, en procédant ainsi il a évité une guerre civile." 

Abdelwahab Meddeb reste l’un des rares intellectuels à condamner l’idéologie islamiste d’Ennahda dans ses déclarations aux médias.  Auteur de l’essai Contre-prêches. Il  est membre du  comité de défense créé,  juillet 2012, pour soutenir, Ghazi Béji et Jaber Mejri, les deux jeunes Tunisiens qui ont été  condamnés à sept ans et demi de prison pour la diffusion sur leurs pages Facebook de caricatures jugées provocatrices et portant atteinte à l’Islam.

L’écrivain Albert Memmi, Grand prix de la Francophonie, auteur de Portrait du colonisé et de La statue de sel ne s’est pas exprimé sur les "Révolutions arabes".

Rappelons, en revanche, que quelques 67 intellectuels tunisiens ont publié le 2 juin 2011 un manifeste sur "L'avenir de la démocratie en Tunisie" dans l'objectif d'alerter l'opinion publique sur "le danger qui guette" la société tunisienne. Le parti Ennahda et ses alliés gouvernementaux en sont les principaux accusés, mais seulement après avoir cru aux bonnes intentions du parti de Rached Ghannouchi : "Nous avons espéré que les transformations que ce parti islamiste déclarait avoir accomplies étaient réelles. Beaucoup de Tunisiens ont parié que ce mouvement pouvait être porteur d'une conception démocratique inspirée par l'islam. Or, les discours et les actes démontrent le contraire. Une volonté hégémonique vise à s'emparer de tous les pouvoirs. L'idéologie islamiste avance pour imposer à la société tunisienne son ordre dogmatique"

En février de la même année 2011, une pétition soutenue par la LDH (Ligue des droits de l’Homme)  s’élevait contre l’agression par les islamistes de Nessma TV : "L’état des libertés publiques en Tunisie appelle à la vigilance et à la mobilisation. Nous apprenons, au quotidien, des violations et des atteintes répétées aux libertés fondamentales : à la liberté d’expression, à la liberté de la presse, à la liberté d’information, à la liberté de création et à la liberté de pensée. Nous, Tunisiennes et Tunisiens de l’étranger, signataires de cet appel, sommes inquiet(e)s de la dégradation des libertés acquises par la Révolution tunisienne, dont la revendication essentielle était : la liberté, le travail et la dignité. Nous sommes inquiet(e)s parce que chaque jour apporte son lot d’atteintes et de violations des libertés publiques et, en particulier, de la liberté de la presse…"

Depuis, le soutien des intellectuels aux résistances menées par la société civile tunisienne contre les violences islamistes et le double jeu du parti Ennahda au pouvoir, reste mitigé. Considèrent-ils la chute de Ben Ali comme une fin en soi ? Le syndrome "Ben Ali" empêche-t-il une analyse lucide des dangers de l’idéologie islamiste d’Ennahda et des salafistes qui lui sont affiliés de nature ?

R. N.

Plus d'articles de : Maghreb

Commentaires (5) | Réagir ?

avatar
Aghioul Amchoum

Le chameau veut rire du dromodaire en lui disant: "tu as une, mon ami le dromadaire".

Le dromadaire a répondu: "tu es stupide car tu oublies que tu pen possèdes deux".

Avant de critiquer les intellectuels tunisiens, jugeons les nôtres.

avatar
miloud benhaimouda

À ma connaissance, aucun pays musulman n’a encore accédé à la démocratie et à la modernité (séparation du religieux et du politique, mode de vie industriel ultra-rationalisé, pluripartisme, alternance du pouvoir, liberté de conscience, d'expression, contrôle des richesses publiques) par des moyens révolutionnaires ou électoraux. Tous ceux qui ont essayé n’ont finalement échangé qu’une dictature militaire contre une dictature religieuse : Iran en 79, Algérie en 91-92 (là, la partie n’est pas encore jouée), Tunisie, Egypte, Lybie, Maroc en 2012, Syrie... Les sociologues et les historiens ont sûrement leurs explications sur ce phénomène.

La seule expérience réussie fut celle de Mustapha Kemal ; or, Mustapha Kemal ne comptait pas sur les intellectuels mais bien sur l'armée, et ce fut elle qui fit de la Turquie une nation moderne.

Le malheur du Maghreb c'est probablement de ne pas avoir enfanté de militaires visionnaires ou de les avoir éliminés ; mais si en plus, les jeunes, la catégorie instruite, commencent le travail de sape, déclenchent la révolution (avec la bénédiction des Occidentaux), puis finissent par se faire déborder par les islamistes, ils ne doivent s’en prendre qu’à leur courte vue.

Les Occidentaux, qui prétendaient œuvrer pour les droits de l’homme et la démocratie, en fait offraient un escabeau aux religieux, pendant que les intellectuels écoutaient les sornettes de BHL…

Je crois que beaucoup réalisent qu’ils n’ont rien gagné, mais pire, ont perdu au change : récession due à la baisse du tourisme, augmentation de la violence, atteinte aux libertés individuelles. C’en est assez pour expliquer leur silence. On dit qu’un changement politique radical présage une durée d’un demi-siècle pour le nouveau régime, si ce n’est davantage ; beaucoup, beaucoup de temps pour le silence et le regret du bon vieux temps, celui d’avant le jasmin et d’avant le printemps. Mais c’est le propre de toutes les révolutions d’engendrer la nostalgie.

visualisation: 2 / 5