L’histoire mouvementée de la Base de l’Est (1re partie)

Une partie d'un bataillon de la wilaya I commandé par Tahar Zbiri.
Une partie d'un bataillon de la wilaya I commandé par Tahar Zbiri.

Au-delà des jugements à l’emporte- pièce portés sur des hommes qui ont exercé de grandes responsabilités pendant la guerre de Libération, au-delà des verdicts prononcés injustement contre beaucoup d’entre eux, demeurent les vraies questions d’Histoire que n’ont pas épuisé les débats ouverts dans le cadre des rencontres cycliques des acteurs de la Révolution, les livres publiés ou les écrits parus dans la presse.

Le sujet relatif à l’Histoire de la Base de l’Est mérite d’être revisité. Les grands évènements qui ont été à l’origine des dynamiques qui ont conduit à la victoire ont eu souvent pour cadre la Base de l’Est. Pourquoi la Base de l’Est a-t-elle été créée ? Qui a créé cette Base d’où ont pris leur élan des hommes qui serviront, plus tard, leur pays à de hauts postes de l’Etat : Chadli Bendjedid, Tahar Zbiri, Mohamed-Chérif Messaâdia, Ahmed Draïa, Abderrahmane Bensalem, Khaled Nezzar, Abdelmalek Guenaïzia, Djeloul Khatib, Selim Saâdi et tant d’autres moudjahidine ? Qui était ce colonel Amara Bouglez qui a su projeter sa vision au-delà des horizons où il exerçait un commandement sans partage ? Est-il vrai que c’est grâce aux moyens de la Base de l’Est qu’une poignée d’hommes (Ouamrane, Krim, Bentobal, Boussouf), venus seuls en Tunisie à partir de la fin de l’année 1956, porteurs d’un simple sigle (CCE), ont pu s’imposer et concrétiser le cahier des charges de la Soummam ? Qu’est-ce que l’acheminement ? Pourquoi cette opération vitale pour la Révolution a conduit à la bataille des frontières qui a été à l’origine de l’accélération de la dynamique qui a conduit les Français à leur impasse d’Evian. Mohamed Maarfia, témoin de la naissance de la Base de l’Est, rappelle le cheminement qui a vu une ALN désorganisée, et parfois désorientée, devenir dans le Nord-Est algérien une force militaire disciplinée, capable d’initiatives stratégiques et d’offensives frontales. Il dresse, dans le même texte, le portrait du colonel Amara Laskri, dit Bouglez, trop longtemps méconnu, alors que les combats que cet homme a menés ont eu une incidence positive remarquable sur le cours de la Révolution.

R. N.

Une base à l’Est

Dans les structures de l’ALN, la place de la Base de l’Est a été importante. Le rôle essentiel qu’elle a joué et qui a fait faire à la révolution une avancée qualitative remarquable est dû à plusieurs facteurs : sa position géographique, la nature du terrain qu’elle contrôlait, les moyens qu’elle a mis en œuvre, la détermination de ses unités et les qualités du chef charismatique qui l’a créée et qui l’a longtemps commandée : le colonel Amara Bouglez. Le directoire politique de l’Algérie en guerre, le CCE, issu du Congrès de la Soummam, a donné la priorité au renforcement de la lutte armée par la restructuration de l’ALN et par un effort conséquent pour la doter en moyens militaires performants. La délégation extérieure du FLN, avant sa capture en octobre 1956, avait sérieusement dégrossi le dossier de la source des approvisionnements auprès de certains pays du Moyen-Orient. Le CCE (Comité de coordination et d’exécution), animé par son noyau dur, travaillera à élargir la sphère géographique où la révolution algérienne pouvait prétendre à des solidarités agissantes traduites par l’ouverture des dépôts militaires. La seconde phase, sans doute la plus difficile, sera l’acheminement des matériels militaires, obtenus d’une façon ou d’une autre, jusqu’à leurs futures utilisateurs dans les profondeurs des djebels algériens. Amar Ouamrane, arrivé en Tunisie à la fin de l’année 1956 en éclaireur du CCE, avait tout de suite compris qu’il fallait une base à l’Est, un tremplin aux ressorts éprouvés pour faire faire l’ultime bond aux matériels qu’ils allaient faire parvenir à la porte tunisienne de l’Algérie en guerre. Ce tremplin existe déjà, c’est la zone autoproclamée autonome de Souk Ahras.

"Autoproclamée" ! Pourquoi cette région, qui s’étend de la Calle jusqu’au nord de Tébessa, sur une profondeur de quelques dizaines de kilomètres, s’est-elle proclamée autonome alors, qu’à l’origine, elle faisait partie de la Wilaya II ? L’explication tient en quelques phrases : l’immensité du territoire de la wilaya II et ses moyens au début limités n’ont pas permis une coordination effective entre le commandement de la wilaya et les unités opérant à l’extrême nord-est après la mort, le 11 janvier 1955, de Béji Mokhtar fondé de pouvoir de Youssef Ziroud. L’état-major de la wilaya, après l’effort considérable du 20 août 1955 et les répressions menées par l’armée française, s’était imposé un repli tactique. L’Aurès, au zénith de sa puissance, désireux d’étendre partout la révolte, et parce qu’il voulait fédérer, sous la houlette de sa prestigieuse Idara, les régions berbérophones au-delà des piémonts du grand massif montagneux du centre est, a affecté d’autorité, dans cette région de Souk Ahras, des officiers (Tahar Arfa, puis Louardi Guettel et Amor Bouguessa) et des unités de combat.

Youssef Zighout, et après lui Lakhdar Bentobbal et Ali Kafi, ont admis tacitement cette mainmise de l’Aurès du moment que l’action de ce dernier concourrait puissamment au but commun. Il faut rappeler que l’offensive du 20 août 1955 a été lancée, entre autres raisons, par le commandement de la wilaya II pour soulager l’Aurès assailli par des forces ennemies considérables. Les particularités spécifiques aux deux régions — le Nord-Constantinois et la région de Souk Ahras ont eu, sans jamais remettre en cause la fraternité d’armes, l’effet de deux pôles positivement chargés. C’est ainsi que le fait accompli de l’Aurès ne sera pas remis en cause au moment des discussions concernant la préparation du Congrès de la Soummam menées par Brahim Mezhoudi et Amar Benaouda, membres éminents de l’état-major de la wilaya II, lors de leur rencontre avec Louardi Guetel, vers la fin du mois de mai 1956 à Khef Erekhma, au nord de Souk Ahras. Lorsque la cohésion du commandement de l’Aurès sera ébranlée après la mort de Mostefa Ben Boulaïd, les difficultés qui s’en suivront auront une répercussion jusque dans l’extrême nord de la wilaya I. La mort tragique de Amor Djebar, un important chef local, conduira au retrait en juin 1956, des officiers nememchas. Leur départ précipité créera un grand vide et laissera dans le désarroi les maquis du nord-est. Le Congrès fondateur de la Soummam n’a pas encore eu lieu. La wilaya II est tournée vers d’autres priorités. L’Aurès est désormais absent. Le mérite de Amara Bouglez (de son vrai nom, Laskri) ancien sous-officier mécanicien de la marine française, qui commandait le secteur de la Calle en 1956, est d’avoir su faire preuve d’opportunisme bénéfique pour la révolution en se posant en successeur de ceux que le mouvement giratoire qui s’était emparé de l ’Idara de l’Aurès avait aspirés. Il saura répondre avec intelligence à la question concernant la légitimité de sa candidature que posaient des chefs locaux méfiants et recroquevillés sur eux-mêmes.

Parti des hauteurs qui surplombent la Calle, au début du mois de juillet 1956, Amara Bouglez — il tient le surnom de Bouglez d’un lieu-dit, la source de Bouglez, qu’exploitait son défunt père — visitera, accompagné d’un groupe de jeunes Bônois rieurs, diserts, les principaux bivouacs des puissants groupes armés demeurés sans chef, sans coordination et sans perspective. Grand de taille, svelte, brun de peau, la voix légèrement rauque, le geste tour à tour ample ou bref, habillé d’une "canadienne" au col duveté de laine, armé d’une carabine US, Bouglez rendra très vite sa silhouette familière dans les moindres recoins de la zone de Souk Ahras. Il répétera sans se lasser les mêmes arguments : "Ecoutez-moi, écoutez-moi bien, sans l’union, l’organisation et l’ordre, les mousquetons harkis seront bientôt dix fois plus nombreux que nos Mausers. C’est ça que vous voulez ?" Ses interlocuteurs étaient impressionnés par l’apocalypse qu’il décrivait si leur entêtement à refuser l’union et la discipline devait perdurer. Sa force de persuasion, il la tirait de sa conviction. Livrés à eux-mêmes, isolés les uns des autres, manquant de l’essentiel, luttant par désespoir, ils n’espéraient plus rien de l’avenir, et voilà que l’ancien marin venait leur communiquer sa foi inébranlable en la victoire, et exprimer sa détermination à tout faire pour surmonter les épreuves qu’ils vivaient tous. Beaucoup de ceux qui avaient tâté du B 26, du halftrack et du harki qui connaissait les dialectes, les pistes et les réseaux de soutien, verront en lui l’homme de la situation. Les autres, les plus rétifs au joug de la discipline, se rallieront, contraints et forcés, lors de la réunion tenue dans la ville frontalière du Kef le 22 septembre 1956. L’intervention musclée de la garde nationale tunisienne, sur ordre de Bourguiba, en sa faveur, et le "vous serez le goulot de la bouteille", écrit par Ben Ben Bella et confié au commandant Tahar Saïdani, à Tripoli, décideront de l’issue heureuse de la rencontre.

Ou le colonel Bouglez fait feu de tout bois

Désormais reconnu par ses pairs, Amara Bouglez se met en devoir d’évaluer ses moyens et ses possibilités. Sur le plan militaire, il dispose, au centre, des militaires algériens qui ont déserté le camp français de Lebtiha situé à quelques kilomètres de la ville de Souk-Ahras, avec armes et bagages en mars 1956 et qui sont regroupés autour du "chef" Abderrahmane Ben Salem et de son compagnon Mohamed Aouachria. Ils occupent la région de Ouchtetta et le bec de canard, une saillie algérienne au droit de Ghardimaou, petite ville à l’extrême-ouest de la Tunisie. Plus à l’Est, opèrent les groupes de Tayeb Djebbar, confortés par la présence, dans leurs rangs, de nombreux transfuges de l’armée française ayant fait leurs classes en Indochine. Les forêts des Béni Salah sont tenues par les unités de Slimane Belachari, un vétéran du mouvement national. Ce centre deviendra, dans peu de temps, la zone d’opération du 2e bataillon de la Base de l’Est qui sera confié à Abderrahmane Ben Salem. Du sud immédiat de Souk Ahras jusqu’à Louenza, activent les groupes de Sebti Boumaâraf, Mohamed Lakhdar Sirine, Mohamed Lasnam, Hadj Lakhdar Daoudi et Abdallah Slémi. Ces éléments, nombreux et très aguerris, formeront l’effectif du 3e bataillon. Tahar Zbiri, de retour de l’Aurès, sera bientôt à sa tête. Au Nord, dans le demi-cercle dessiné par la ligne qui relie le piémont oriental de l’Edough à la lisière des forêts des Beni Salah et qui remonte vers Tabarka, laissant à l’extrême- nord le phare ancien de la Calle, activent les premiers compagnons de Bouglez, quelque quatre cents hommes. Ces vétérans, dont l’intrépide Allaoua Béchaïria et le chanceux Chadli Bendjedid, constitueront le noyau dur du futur 1er bataillon que commandera Chouichi Laïssani. Les "citadins" du commando de Slimane Laceu (Guenoune Slimane) activent, eux, à la périphérie immédiate des implantations militaires de l’armée française et dans la ville de Souk Ahras.

Amara Bouglez, désormais en position de force, fin politique, répond au souci des nouvelles autorités tunisiennes, désireuses de voir l’ordre régner chez elles, en prenant une série de mesures destinées à faire respecter par ses maquisards la souveraineté du pays d’accueil. Il se place ainsi, dans la position d’interlocuteur valable face à Driss Guiga, commissaire central, puis ministre de l’Intérieur, ou au débonnaire Bahi Ladgham, vice-président de la jeune République tunisienne. Il impose la concertation avec le commandant Mahdjoub Ben Ali, chef de la Garde nationale bourguibienne, pour résoudre par le dialogue les nombreux problèmes nés des incessants va-et-vient des hommes de l’ALN à travers la frontière. Estimant, à juste titre, que la révolution algérienne a tout à gagner d’une Tunisie stable, il repousse ostensiblement les avances de Salah Ben Youssef, le leader de l’aile maximaliste du Néo Destour compétiteur déterminé du président tunisien. Mais, se méfiant d’une éventuelle versatilité de ce dernier, il maintient dans les unités de Sebti Boumaâraf un des plus combatifs de ses chefs de guerre, des moudjahidine yousséfistes qui ont combattu l’armée française pendant les évènements de Tunisie, et qui sont venus s’intégrer à l’ALN, sous la bannière des "Combattants de l’Afrique du Nord". Grâce à son sens du compromis, son réalisme, ses choix pertinents, il engrange, sans prendre de risques, d’inestimables avantages pour la révolution. Le premier et le plus important est la bénédiction de Habib Bourguiba pour l’installation de bases de l’ALN en territoire tunisien. Il ne cède pas aux options exprimées, parfois véhémentement, sur le maintien du commandement à l’intérieur de l’Algérie.

Pédagogue, il explique patiemment aux puristes de la révolution, et aux allumés du djihad, qu’il est vain d’espérer un état d’équilibre entre les forces de l’armée algérienne naissante et celles de l’ennemi. Il estime — et il cite des exemples illustres à l’appui de sa démonstration – que pour durer et espérer vaincre un jour, la seule alternative pour un mouvement indépendantiste encore faible est de bâtir, à l’abri d’un sanctuaire, les conditions d’une longue résistance. "L’armée française respectera-t-elle la souveraineté de l’Etat tunisien ?" Ou bien "n’est-il pas aventureux de concentrer notre état-major et de le sédentariser dans un endroit connu de l’ennemi ?" Ce sont là les questions judicieuses qui lui sont posées. Le proche avenir démontra que l’analyse qu’il avance est clairvoyante : "Les Français seront certainement tentés de réoccuper la Tunisie et le Maroc pour neutraliser durablement les bases arrière de l’ALN, mais un facteur le leur interdira toujours : la conviction que leur agression provoquera la création d’un front nord-africain uni et déterminé à leur résister. Ils n’ont pas les moyens humains, matériels, financiers et diplomatiques pour s’engager dans une telle aventure. Ce qui est à craindre, et il faudra veiller à s’en prémunir, ce sont des actions de commandos, ponctuelles et limitées dans le temps, contre nos installations." A la veille de l’arrivée de Amar Ouamrane en Tunisie, Bouglez a déjà fait l’essentiel en matière de remise en ordre dans les rangs des groupes armés qui activent dans le Nord-Est. En très peu de temps, il a montré son savoir-faire. Avant même la réception des organigrammes de la Soummam, les unités qu’il commande sont restructurées par Abderrahmane Bensalem et Mohamed Aouachria, les deux célébrissimes déserteurs de mars 1956, selon le modèle français qu’ils connaissent bien. Les anciens seigneurs de la guerre, qui tiennent les djebels, sont entrés dans le moule façonneur. Ils obéissent aux ordres de la nouvelle hiérarchie. Des centres d’instruction sont ouverts. De jeunes maquisards y apprennent les rudiments du métier des armes. L’organisation, mise en place par Amara Bouglez pour élever le niveau de l’ALN, fera école, à telle enseigne que Houari Boumèdiène, visitant ces installations au courant du deuxième semestre de l’année 1957, demandera et obtiendra l’affectation en wilaya V de l’officier Khaldi Hasnaoui, un des instructeurs de la Base de l’Est.

Au nom du CCE

A Souk Al Arbaâ, où il s’installe avec son staff, dès octobre 1956, une administration voit le jour. Sous la houlette du dynamique Layachi Benaâzza, elle mène une action dans toutes les directions grâce à des militants dévoués et compétents : Tahar Saïdani, Ahmed Nidham, Tahar "Spaguet", Amar Bosco, Rabah Nouar, Hama Chouchène, Abdelkader Laribi, Daoudi Abdeslem, Salah Méchentel, Mahmoud Harathii, Ahmed Draïa, Abderrahmane Bouraoui et tant d’autres. La Tunisie et la Libye sont minutieusement prospectées par Ali Ben Ouerdja et Hadj Hocine Sahraoui à la recherche des armes abandonnées en 1943 par l’Afrika Korps de Rommel et de Von Arnim. Le résultat est parfois fabuleux. Les carabines Mauser, (auxquelles les maquisards vouent un véritable culte), les mitrailleuses MG 42 et 43, les PM Schmeisser, les pistolets Luger ou Parabellum, font le bonheur des hommes de Bouglez. L’argent manque. Il ordonne l’exploitation du liège. Les chênes des forêts des Ouled Bechih et des Beni Salah sont une véritable manne céleste. Le produit de la vente, réalisée par l’intermédiaire de Salah Othmani, grand négociant d’origine algérienne installé à Tunis, permet de pallier au plus urgent : la sempiternelle "mhamssa" des popotes et les chaussures Palladium, dont les maquisards font un usage considérable. Les médicaments sont réduits à l’aspirine et au mercurochrome. "El imen, baba !" tient lieu de recette miracle pour vaincre le froid, la fatigue et les mille petites douleurs du quotidien. De généreux donateurs viennent au secours de l’ALN. De richissimes membres de la diaspora kabyle dénouent leur bas de laine, et des commerçants djerbis, en majorité fidèles à Salah Ben Youssef, le secrétaire général dissident du Néo-Destour, offrent des centaines de gourdes en fer blanc, des chemises, des pataugas. Les réfugiés commencent à affluer en Tunisie, chassés de leurs mechtas par les bombardements de l’aviation, ou fuyant les camps dits, pudiquement, de "regroupement". Bouglez essaie, avec le peu de moyens dont il dispose, de soulager leur détresse. Les rapports qu’il dresse de la situation de ces déracinés, rapports confiés à l’UGTA qui vient d’ouvrir un bureau auprès de l’UGTT à Tunis, tenu par le dynamique Brahim Bendriss, seront utilisés dans peu de temps par Ahmed Boumendjel et M’hammed Yazid pour sensibiliser les Croix et Croissant Rouges de la planète à ce qui se passe à la frontière tunisienne.

Décembre 1956. Ouamrane rejoint la Tunisie. L’homme a l’aspect d’un bulldozer. Il en a la force. Une grosse tête posée sur le cube puissant du buste. Un visage aux traits durs. Des mâchoires impressionnantes. Un accent du terroir brut de décoffrage. Il est surtout oint de l’huile sainte d’Ifri. Les autres atouts de ce guérillero de fer sont des états de services anciens et connus de beaucoup d’anciens militants nationalistes du Nord-Est : un engagement ancien dans le mouvement national, un choix précoce pour la lutte armée, (condamné à mort en 1945 pour cause de mutinerie du régiment de tirailleurs dont il faisait partie et hors la loi française avant la lettre de Novembre, dès sa sortie de prison), un récent et prestigieux commandement wilayal et une proximité valorisante avec le légendaire Belkacem Krim. Mais cela lui aurait-il suffi pour mener à bien sa mission à l’Est, s’il n’avait point rencontré – après quelques tâtonnements — Amara Bouglez ? L’entrevue entre les deux hommes se déroule dans le bureau de Driss Guiga. Les échanges sont brefs, mais suffisants. — "Je représente le CCE, voilà mon ordre de mission". — "Bienvenue parmi tes frères moudjahidine, colonel Ouamrane". Tout est dit. Bouglez, légaliste, éminemment politique, se met à la disposition de l’autorité légitime de la révolution. Ouamrane, mû par le souci de doter le CCE d’une force militaire conséquente, et surtout indépendante des états-majors des wilaya, confirme Bouglez dans son grade de colonel et entérine l’autonomie de la zone qu’il commande. Les moyens mis à la disposition de Ouamrane mettront fin aux agissements fractionnels d’Ahmed Ben Bella, ouvertement insurgé contre le principe abanien de "la primauté de l’intérieur sur l’extérieur" qui le déchoit, ipso facto, de la prééminence qu’il s’est autooctroyée. Le représentant de ce dernier, Ahmed Mahsas, qui avait réussi à circonvenir l’état-major de l’Aurès et à l’inciter à ne pas reconnaître la légitimité du directoire politique issu du congrès de la Soummam, décrit comme une "dunette" régionaliste, est contraint de quitter Tunis dans la précipitation, exfiltré in extremis, par les services de Driss Guigua.

Quelques jours après cette première rencontre avec Ouamrane, Bouglez réunit son staff de commandement et ses officiers de l’intérieur dans la propriété d’un Algérien non loin de la ville tunisienne de Béja. Il présente Ouamrane. Son préambule va au principal : "Le congrès du FLN, qui est l’autorité suprême de la révolution, a désigné une direction politique, le colonel Ouamrane, que voici, la représente. En votre nom, je déclare que nous reconnaissons cette direction. En votre nom, je souhaite la bienvenue à si Amar." Il poursuit, avec le langage imagé qu’il affectionne, tout en agitant un gros classeur de couleur blanche : "Ceci est le nouveau code de la route de la Révolution. Il a été rédigé par Larbi Ben M’hidi, Abane Ramdane, Belkacem Krim et Youssef Zirout. Le chemin qu’il balise conduit à la victoire". Il passe la parole à Ouamrane. Les officiers de la Base de l’Est, réunis par Bouglez pour écouter l’homme, que le journaliste Robert Barrat a médiatisé en mars 1955, attendent de lui qu’il commente, à leur usage, les articles du livre qui vient de leur être révélé et qu’il leur donne sa propre analyse sur les perspectives à plus long terme de la révolution.

Ouamrane n’est pas un tribun. Il estime qu’il n’a nullement besoin de prêcher la révolution à ceux qui la font. Il se contente de montrer par-dessus son épaule, du pouce de sa main droite, le gros classeur que tient toujours Bouglez, et en hochant la tête d’une façon significative, il dit : "Nous l’appliquerons !", puis il enchaîne sur sa récente rencontre avec Habib Bourguiba. Discours épique valant bien des envolées ! Les mots, dont il dit avoir usé devant le président tunisien, sont un échantillon du lexique "diplomatique" dont il fera bientôt étalage à Tripoli, au Caire ou à Baghdad. La tenue droite et le langage fort du rugueux maquisard ont posé définitivement, à sa juste place, la Révolution algérienne sur l’échiquier régional : "A djmaâ, j’ai rencontré hier ce couillon de Bourguiba et je lui ai dit assmaâ mlih, la Révolution algérienne a pris son essor. Désormais, elle traitera avec chacun d’égal à égal…" Mouvements divers dans les rangs des officiers de la Base de l’Est présents ce jour-là . On se rapproche de l’homme de la Soummam. On l’entoure de plus près. Son attitude face à Bourguiba traduit une nouvelle donne. Elle ne prête à aucune équivoque. Ils en saisissent immédiatement le sens : l’Algérien en Tunisie, au Maroc, en Égypte ou ailleurs n’est plus le cousin pauvre, il n’est plus l’orphelin de l’Histoire, il est désormais le fils de la grande révolution de Novembre. Quelqu’un ose une interrogation. – "Qu’est-ce que Bourguiba vous a répondu, mon colonel ?" — "Assiaâka, il pense ce qu’il veut le type, l’essentiel est qu’il sache que les armes qui vont arriver passeront à travers la Tunisie et arriveront jusqu'à vous, coûte que coûte !" C’est peut- être ce jour-là, non loin de la petite ville de Béja, que le CCE a gagné, sans réserves, les suffrages de l’élite combattante du Nord-Est. Il les a gagnés grâce à l’orgueil inspiré à l’immense Kabyle par les détonations des fusils des moudjahidine dans les djebels algériens, orgueil qu’il exprimera avec la même superbe devant tous les grands du monde arabe. Les armes, hélas, les armes ! Longue et tragique saga des pourvoyeurs de l’ALN.

La question a hanté les chefs de la Révolution avant même le début de l’insurrection. La recherche des armes a failli coûter la vie à Ben Bella en février I955, à Tripoli. Elle a coûté leur liberté à Mostapha Ben Boulaïd et à Tahar Zbiri. Elle a contraint Taleb Larbi et Abdelkrim à sévir d’une main de fer contre les civils tunisiens ou libyens soupçonnés de détenir des fusils de guerre. Ces deux moudjahidine le payeront de leur vie. Des bateaux ont été sabotés dans des ports, coulés ou arraisonnés dans la Méditerranée. Des caravanes ont été interceptées dans le désert et des fournisseurs européens ont été assassinés dans des hôtels. Aït Ahcène a été victime d’un attentat en Allemagne. L’avion de Mustapha Ferroukhi s’est désintégré au-dessus de la Mongolie, tout comme l’avion tchèque le fut à proximité de la base américaine de Nouaceur, au Maroc, en 1961. Et tant et tant d’autres drames à l’est, à l’ouest, au sud et au nord de l’Algérie provoqués par la recherche effrénée d’armes par le FLN, contrée par les meurtres et les sabotages exécutés par les services secrets français. La quête d’armes entreprise par le CCE, couronnée de succès dès le début de l’année 1957 amènera l’ennemi à imaginer l’impensable : installer des rideaux de fer le long des frontières de l’Algérie pour empêcher l’ALN d’avoir les moyens de lui tenir tête. Dans peu de temps, cette muraille de Chine à la française va devenir pour les uns la carte maîtresse dans leur stratégie et pour les autres le facteur négatif principal dans leur équation. Début 1957, les membres du CCE, chassés d’Alger par la dixième division parachutiste du général Massu, rejoignent en ordre dispersé la Tunisie. Krim, seul rescapé du prestigieux premier état-major de l’ALN, est l’homme fort du directoire politique issu d’Ifri. Les affaires militaires relèvent naturellement de lui. La problématique des armements de l’ALN est enfin sérieusement prise en charge. L’équipe dont il est entouré est convaincue de l’impérieuse nécessité de tout mettre en œuvre pour la résoudre. Une fois les sources d’approvisionnement découvertes et exploitées, les armes promises par Ouamrane arrivent enfin en quantités. Les structures installées par Bouglez démontrent leur utilité. Les dépôts de Béja, de Souk El Arbaâ, du Kef ou de Ghardimaou regorgent bientôt de caisses remplies de fusils 303 Enfield, de mitrailleuses Lewis à chargeur camembert, de MG 42 et 43, de lance-roquettes à ressort Piatt, de mortiers de tous calibres et d’énormes quantités de munitions. Il faut à présent faire rentrer ces matériels en Algérie. La mission sera naturellement confiée à la Base de l’Est, dont c’est la raison d’être. Ses plateformes de départ protégées par un relief accidenté et boisé qui les met à l’abri de toute incursion mécanisée, ses filières, ses relais et ses moyens humains considérables vont être mi à l’épreuve.

Mohamed Maarfia

Lire: L’histoire mouvementée de la Base de l’Est (2e partie et fin)

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fateh yagoubi

nice article thanks for your information

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algerie

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