Algérie : le jeu caché des islamistes au contrat national de Rome

Anouar Haddam à la conférence de Sant'Egidio
Anouar Haddam à la conférence de Sant'Egidio

A un moment où une vague islamiste déferle sur le monde arabe, il nous semble important de revenir sur le Contrat national de Rome.

Ce contrat préfigurait la situation algérienne actuelle où un large front s’établit, avec les mêmes acteurs, le même programme, le même soutien des États-Unis et d’Alain Juppé, le ministre des Affaires étrangères, farouche défenseur de la politique arabe de la France et avec les mêmes supporters en France, pilotés par l’historien officiel Benjamin Stora, et Mohamed Harbi, principal idéologue du FLN qui luttait pour un État fondé sur les valeurs islamiques (Déclaration du FLN du 1er novembre 1954), principal rédacteur de la Charte de Tripoli qui proposait de faire de l’Algérie un pays de la nation arabe et de l’islam, la religion officielle de l’État algérien. Il obtiendra satisfaction puisque l’Islam religion de l’État algérien fait l’objet d’un article de la Constitution de 1963, présentée comme démocratique et socialiste dans La Révolution Africaine, l’hebdomadaire du FLN qu’il dirigeait. Nous reproduisons deux articles d’Adjouj Ben Tikran (Jacques Simon), parus dans Cirta n° 8 de février 1996, la revue trimestrielle qu’il dirigeait : l’un sur le Contrat de Rome et un second sur le FIS dans la stratégie politique américaine et son acceptation par le gouvernement français, des universitaires et des hommes politiques. Pour enrichir et actualiser la question, des notes additionnelles sont placées en annexe des articles de Ben Tikran.

La réunion de Rome

Du 8 au 13 janvier 1995, les responsables de seize partis et associations légales se retrouvent à Rome, invités par la communauté catholique de Sant'Egidio.(1) Participent à la réunion :

− Le Front islamique du salut, FIS, (vainqueur des élections locales de juin 1990 et des législatives de décembre 1991 et dissous en mars 1992) dont le but est la création d'un État islamique. Il est dirigé par Abassi Madani et Ali Belhadj et à l'étranger par Rabah Kebir et Anouar Haddam. L'un s'installe à Bonn et le second à Washington.

− Le Front de libération nationale, FLN (divisé depuis octobre 1988 en deux fractions : l'une dirigée par l'ancien premier ministre Mouloud Hamrouche, reste proche du pouvoir, l'autre par Abdelhamid Mehri, qui officialise à Rome l'alliance entre le FLN et le FIS, nouée depuis 1990.(2)

− Le Front des Forces Socialistes, FFS, (proche du parti socialiste français et affilié à l'Internationale socialiste), apporte sa caution démocratique au FLN et au FIS. Mieux encore, son chef Aït Ahmed, l'ancien dirigeant de l'OS et historique du FLN fournit une légitimité à la lutte armée de l'AIS-GIA.

− Le Mouvement pour la démocratie, MDA (dirigé par Ahmed Ben Bella, premier président de la République, il légitime le FIS et la lutte armée qu’il mène avec l’AIS.

− Le Parti des travailleurs, PT (issu de l'Organisation socialiste des travailleurs, OST, (trotskyste), créée en 1980. Il est dirigé depuis 1989 par Louisa Hanoune, juriste et militante féministe. Adversaire du pouvoir, elle n'hésite pas à mener des combats avec le FIS, au point de mériter le respect d'Ali Belhadj qui, dans un prêche à la mosquée de Kouba, dira d'elle que "cette femme est le seul homme politique que compte l'Algérie".

− Le mouvement de la société islamique (MSI-Hamas), de Mahfoud Nahnah et le Parti du renouveau algérien (PRA de Nourreddine Boukrouh) et la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme (LADDH) de Me Abdenour Ali Yahia

La plate-forme de Sant'Egidio

Adoptée le 13 janvier, elle considère que la situation tragique du pays provient de l’interruption du processus électoral démocratique, de l’instauration d’un régime d’exception et de sa politique "sécuritaire". Pendant la conférence de presse qui a suivi, Ben Bella demande au pouvoir de "participer au dialogue" avec l'opposition. Pour Louisa Hanoune, il faut "arrêter le bain de sang et rétablir la population algérienne dans ses droits fondamentaux et légitimes".(3) Pour Aït Ahmed, il s'agit d'un "compromis", résultat de"discussions longues, approfondies et sérieuses" pour "une sortie de crise pacifique et démocratique" d'une grande importance :

"Nous avons présenté au pouvoir une «offre de paix» en bonne et due forme. L'adoption d'une «plate forme pour une solution politique et négociée de la crise constitue un évènement politique unique dans notre pays" (4). Pour les délégués du FIS, il s’agit d’une "proposition de sortie de crise" et de "mesures d'apaisement". Ils précisent que la négociation sera suivie "d'une phase de transition, puis d'une conférence nationale à Alger avec les partis représentatifs et la participation évidemment de nos chouyoukh" (5).

Si pour certains, il ne s’agit que d’un compromis pour "mettre fin à la violence", pour le FIS, le contrat de Rome est une méthode précisant les étapes et les modalités de l'avenement d'une république islamique en Algérie. Il faut donc revenir au texte et examiner deux points majeurs : le cadre qui esquisse les principes d'une philosophie générale et le contrat dont les compétences sont précisées.

1. Le "cadre"

Il se réfère à la déclaration du 1er novembre 1954 préconisant "la restauration de l'État algérien souverain démocratique et social dans le cadre des principes de l'islam". Cette référence consacre quatre principes :

1). la lutte armée et non pas l’élection d'une Assemblée constituante comme source de la légitimité du pouvoir ;

2). le FLN reste le seul cadre unitaire pour tous les partis et courants politiques ;

3). et 4). la confusion entre parti et État et la primauté du parti sur l'armée.

À partir de ce référent, l'engagement pris par les partis de "respecter la constitution du 23 février 1989" ne constitue qu'une promesse formelle, une simple manifestation de la bonne volonté des signataires envers le pouvoir. Il en est de même pour les éléments constitutifs de la démocratie acceptés par le FIS : "Le respect de l'alternance politique à travers le suffrage universel", le "rejet de la violence en tant que moyen d'accéder au pouvoir ou de s'y maintenir", "la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, la garantie des libertés fondamentales, sans distinction de race, de sexe, de religion ou de langue..." Ces principes de portée générale ont été acceptés par le FIS parce qu'ils ne l'engageaient à rien de précis et qu’ils le réintroduisaient dans le jeu politique comme un parti présentable. Enthousiaste, Aït Ahmed s’est félicité des concessions faites par le FIS : "Comment nier qu'il s'agit la d'une avance considérable par rapport à leurs ambiguïtés passées ? Comment nier que le FIS accepte aujourd'hui d'entrer dans le moule d'une solution politique ? Nous ne sommes ni des naïfs, ni des ingénus : nous ne prétendons pas faire du FIS un parti démocratique. Nous entendons l'obliger à se conformer à un certain nombre de règles démocratiques. Seul d'ailleurs l'exercice réel des responsabilités permettra de savoir si le FIS peut évoluer dans le sens souhaité" (6).

2. La Conférence nationale

Chargée de préparer de "retour à la souveraineté populaire", elle sera "dotée de compétences réelles, composées du pouvoir effectif et des forces politiques représentatives. [...] Les structures transitoires, les modalités et la durée d'une période de transition, la plus courte possible devant aboutir à des élections libres et pluralistes qui permettent au peuple le plein exercice de sa souveraineté...". Il apparaît maintenant qu'il ne s'agit plus d'un simple "compromis", mais d'une charte entre les signataires, préparant les conditions de l'avenement d'une République islamique en Algérie, en s'inspirant du modèle iranien admettant une transition entre le départ du Chah et la proclamation de la République islamique. C'est ainsi que Khomeiny avait supporté pendant seize mois une période "démocratique" avec Bani Sadr comme dirigée président de la République, un Front national laïque et libéral, des syndicats indépendants, de fortes organisations de moudjahiddines, et des partis islamistes modérés.

Au final, le contrat comprend une partie visible centrée sur les mesures à négocier entre le pouvoir et "l'opposition" regroupée dans un nouveau FLN et la partie cachée sur les buts et la stratégie du FIS, qu'il faut replacer dans le jeu des relations internationales.

Le FIS : quels objectifs ? Quelles stratégie ?

Si pour Aït Ahmed, le FIS est devenu un parti acceptable, la réalité est différente. Dans les faits, ce qui a été rejeté, c'est l'action des bandes non intégrées dans "l'économie de guerre des islamistes" (7) mais pas la lutte armée, maintenue pour faire pression sur les officiers hostiles aux "éradicateurs" et prêts à rallier le FIS pour garder leurs avantages. Elle offre au FIS (avec la référence au 1er novembre 1954 et la caution des deux historiques, anciens chefs de l'OS ) une légitimité lui permettant d'abroger, quand les conditions seront réalisées, la constitution de 1989 et le "contrat de Rome". Elle habitue enfin la population à passer dans le cadre de la République islamique, sous le contrôle des milices, rattachées aux réseaux des mosquées qui maillent la société algérienne. C'est dans ce contexte que le 5 janvier 1995, Rabah Kebir condamne pour la première fois les attentats contre les "innocents" :

"Jusqu'à ce jour, les dirigeants de l’ex-FIS se sont toujours contentés de rejeter la responsabilité des assassinats de civils et autres actes par trop barbares sur la "junte militaire" (le gouvernement) et ses escadrons de la mort". Manière hypocrite - mais fort commode - de se "blanchir" aux yeux de l'opinion, "sans s'attirer la vindicte des troupes islamistes".(8)

De la même façon, le 10 janvier, dans une conférence de presse tenue à Rome, Anouar Haddam déclare qu'il fallait distinguer entre "le terrorisme que nous condamnons" et "la lutte armée que nous soutenons". Et de préciser que : "Si son but peut être atteint par des voies pacifiques et civiles, nous sommes pour", a-t-il ajouté, pesant ses mots. En clair : s'il n’est pas question de renoncer à la république islamique, autant éviter, si l'on peut, les "excès d'une guerre sainte dangereusement impopulaire et, qui est en plus inefficace." (9). La condamnation de la violence par le FIS n'est donc qu'un subterfuge, puisque les groupes armés rattachés au FIS ne sont pas dissous et qu'ils seront même associés à la négociation (référence aux chouyouk). Rabah Kebir pouvait condamner les crimes aveugles contre "les innocents", tout en transformant l'Allemagne où il réside depuis 1992, en "une plaque tournante des réseaux du GIA en Europe, notamment pour le trafic d'armes (comme la Suisse est la plaque tournante des transferts de fonds" (10).

De même, Anouar Haddam, porte-parole officiel du FIS et du GIA, pouvait dénoncer à Rome la violence de la junte et revendiquer certains attentats, comme l'assassinat du psychiatre Mahfoud Boucebci, ou l'explosion d'une voiture piégée devant le commissariat central d'Alger en janvier 1995. La condamnation du "terrorisme" par Kebir et Haddam ne change donc pas la nature du FIS, mais il en précise le caractère et le mode de fonctionnement comme le fait Xavier Raufer : "Derrière une apparente anarchie, la scène islamique algérienne paraît dissimuler une structure à la libanaise. D'abord un parti fréquentable, sinon honorable : le FIS - c'était le Hezbollah au Liban. Dans les deux cas, à bonne distance, une nébuleuse de noyaux clandestins chargés du sale boulot et désavoués, si nécessaire. Au Liban, attentats suicides et enlèvements sont signés Jihad islamique, Cellule, fedayines arabes, Organisation de la justice révolutionnaire, etc. En Algérie, ce rôle est imparti aux Groupes islamiques armés". (11)

Que les signataires aient été naïfs, inconscients ou dupes, ne change rien au fait qu'une véritable division des tâches va s'effectuer entre les "démocrates" : Aït Ahmed (FFS), Louisa Hanoune (PT), Ali Yahia (LADDH), chargés de "blanchir" le FLN et le FIS, d’anesthésier la gauche française et européenne et faire pression sur le gouvernement français. Les islamistes du FIS prenant alors en charge la lutte politique et armée contre Zeroual, pour le contraindre à accepter un scénario soudanais (partage du pouvoir entre l'armée et les islamistes) ou iranien (période de transition "démocratique" avant la proclamation de la république islamique).

À partir de janvier, un lobby romain va impulser un large mouvement d'opinion en faveur du "contrat national", mais il gardera le silence sur la résistance multiforme de la population et de l’armée. Silence encore sur la politique islamique de Washington, financée par l'Arabie Saoudite et soutenue par Paris, Bonn et Londres.

Jacques Simon

Notes

1- La Communauté de Sant'Egidio est une organisation laïque dont le but est l'évangélisation, le service des pauvres et le dialogue entre les religions. "Hommes et religions", l'une des trois cents associations de la Sainte Egide, est chargée d'établir des liens personnels, entre responsables politiques et religieux de plusieurs pays. Elle fonctionne en fait, comme un service officieux de la diplomatie du Vatican, dirigée par Mgr. Jean-Louis Tauran, en contact régulier avec le département d'Etat américain. .

2- Abdelaziz Belkhadem, président de l'Assemblée algérienne, membre du Bureau politique du FLN estimait que "rien ne séparait sur le plan idéologique le FLN du FIS" en rappelant que le Code de la famille avait été voté en 1984 par les élus du FLN. Taleb Ibrahimi, autre dirigeant du FLN préconisait un "alliance islamo-nationaliste" et pour Adelhamid Brahimi, ancien premier ministre de Chadli, "l'économie islamique" était une solution à la crise. Pour Aït Ahmed "le FLN s'est montré passif; voire complice du FIS et de l'integrisme. Le FLN compte d'ailleurs 60 députés ouvertement intégristes, qui ont réclamé la charia" Le Figaro 13 juin 1990. Pour Addi Lahouri "le FLN est le père du FIS" in "l’Algérie et la démocratie". Paris. La découverte, 1994 (p 97 à 119)

3- Catherine Simon : "L'opposition algérienne veut créer nouvelle dynamique de paix" Le Monde, 12 janvier 1995.

4- Adresse de M. Hocine Aït Ahmed à la réunion du Comité Méditerranée de l'Internationale socialiste. El Haq' 20-26 juin 1995.

5- L’après Rome vu par le FIS Cahiers de l'Orient, 1er Trim. 1995, pp. 21 à 26. Ce numéro très riche contient le contrat de Rome et 20 articles abordant les différents aspects du problème, mais du point de vue des signataires de Rome. cf. l’article de présentation ou Kader Abderrahim se satisfait de voir Belhadj qualifier le document de "solution juste et légale".

6- Aït Ahmed, Ibidem.

7- Luis Martinez "les groupes armés entre guérilla et négoce" Etudes du CERI, 3 août 1995. Analyse de "l'économie de guerre des islamistes" : les prélèvements et les taxes comme "mode d'accumulation de richesses et de prestiges", les relations entre cadres du FLN, notables, commerçants, petits entrepreneurs et islamistes dans le contexte de la libéralisation de l'économie algérienne imposée par le FMI.

8- Le Monde, 12 janvier 1995

9- Le Monde, 7 janvier 1995

10- L’Humanité, 18 octobre 1995

11- Xavier Raufer : "Attentats : l’autre enquête" L’Express, 26 octobre 1995.

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Commentaires (5) | Réagir ?

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khelaf hellal

Qu'est-ce que c'est que ces islamistes du FIS qui veulent nous enfermer dans leur cadre" des principes islamiques" ? De quels principes s'agit-il quand des imams ne respectent même pas l'emblème national ? De quels principes s'agit-il après avoir déclaré la guerre à son peuple et après avoir fait des milliers de victimes ? Et les principes démocratiques qu'ont-ils fait avec et que feront-ils avec ? Et les chouhadas de la liberté et de la démocratie des années 90 et dont ils ont toujours les mains tachées de sang dans quel cadre faut-il les mettre ? Le FIS qui porte bien son nom parce qu'il n'est autre que le fils du FLN post-indépendance est en réalité obnubilé par l' accession et l'accaparement du pouvoir. Ils sont tous les deux habités par le démon du pouvoir totalitaire et fasciste. "Tel père, tel fils"

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oziris dzeus

Peste ou choléra, rien d'autres pour cette Algérie, mille fois meurtrie.

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