Abderrahmane Hadj-Nacer : au-delà du M’zab, au-delà des clans, la servitude (I)

Abderrahmane Hadj-Nacer
Abderrahmane Hadj-Nacer

Cette fois aussi, dans les symptômes du mal, il faut relever l’assourdissant silence collectif et individuel de nos élites, intellectuels et cadres, hormis quelques rares hirondelles dont chacun sait qu’elles ne suffisent pas à faire le printemps. (...). Il semble cependant que l’élite de ce pays ait décidé de ne plus jamais intervenir en tant que telle. Elle ne produit, ni ne parle, ni ne bouge et se cache derrière différents considérants : le désintérêt socialement majoritaire pour la chose publique, la censure, la police politique concrète ou intériorisée...

Par Abderrahmane Hadj-Nacer, ancier gouverneur de la Banque centrale d’Algérie

Cette fois, la blessure ouverte dans ce «grand corps malade» qu’est devenue l’Algérie a pour nom le M’zab. La spirale de troubles qui s’y sont déroulés a fort peu à voir avec des affrontements spontanés, conséquences de prétendues différenciations ethniques, religieuses ou culturelles qui porteraient fatalement en elles les germes d’antagonismes et de confrontations. Nombreux sont nos concitoyens qui le perçoivent, chacun dans son coin, avec son petit bout de l’énigme. Et cette fois aussi, dans les symptômes du mal, il faut relever l’assourdissant silence collectif et individuel de nos élites, intellectuels et cadres, hormis quelques rares hirondelles dont chacun sait qu’elles ne suffisent pas à faire le printemps. Et noter encore cette anomalie post-88 où les journalistes font office de partis politiques et de mode d’expression élitiste ; un substitut somme toute logique car toute société a besoin de gens pour décrypter les faits, rendre intelligible et prévisible ce qu’ils recouvrent et présagent, ne serait-ce que par l’enchaînement de questions et l’élaboration d’hypothèses corroborées par tout ou partie de ces nombreux indices qui, depuis quelques années, à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières, nous disent qu’il y a danger. Il semble cependant que l’élite de ce pays ait décidé de ne plus jamais intervenir en tant que telle. Elle ne produit, ni ne parle, ni ne bouge et se cache derrière différents considérants : le désintérêt socialement majoritaire pour la chose publique, la censure, la police politique concrète ou intériorisée... Et, maintenant bien sûr, l’imminence de la prochaine élection présidentielle qui tétanise tout le monde, car tout le monde sent qu’il ne s’agit pas d’une élection habituelle pour reconduire un système ou même changer de cap, mais d’un tournant en train de s’organiser, lourd de périls au regard de ce qui s’est passé dans un certain nombre de pays. C’est une explication intégrée par beaucoup de cadres, de personnels politiques pour ne pas intervenir, de peur de provoquer des réactions intempestives, d’être éventuellement à l’origine de quelques brutalités à l’intérieur du pays qui suggérerait une évolution à la libyenne ou à la syrienne, ce dont personne ne veut être responsable. Les clans remettent en scène cette violence qui a cours depuis le Congrès de Tripoli, à chaque compétition pour de supposées alternances dans le pouvoir, parce qu’en l’absence de vie politique, la violence continue à s’imposer comme seule forme d’arbitrage. Au nombre des symptômes de la conjoncture actuelle, il y a donc la peur, dont la peur du changement. L’enjeu d’aujourd’hui n’est pas qui remplacera qui, mais s’il sortira de cette étape un changement politique qui parce qu’il impliquera les citoyens, les élites politiques et sécuritaires dotera le pays d’un régime politique lui permettant de faire face à ce monde chahuté. Personnellement, membre de cette catégorie que l’on nomme élite, de culture algéroise et d’origine mozabite, je voudrais pour que ne soit pas à l’avance disqualifié mon point de vue, revendiquer d’une part cette fierté des origines puisque, comme on nous en fait à tous trop souvent le chantage, il ne s’agit pas de gommer ses origines pour faire partie de la Nation, ni du peuple d’ailleurs ; et d’autre part non pas parler du M’zab stricto sensu, mais exprimer en quoi ce qui s’y passe, ce qu’il y a derrière l’apparent affrontement «communautaire», est à mon sens symptomatique de l’état de la Nation et m’amène à affirmer avec force que l’Algérie est en danger, formule hélas galvaudée mais qui demeure peut-être la seule sonnette d’alarme en mesure d’être entendue.

EN TANT QUE RÉVÉLATEUR, LE M’ZAB POSE UNE QUESTION TIROIR : QUELLE EST LA LOGIQUE QUI SOUTIENT LA VIOLENCE ?

Les troubles qui se sont produits au M’zab ont été précédés de phénomènes à mon avis similaires, qu’ils aient eu lieu dans la nouvelle ville Ali Mendjelli à l’Est, au Gué de Constantine au Centre, à iIllizi, Djanet et Bordj Badji Mokhtar dans le Sud. Dans tous ces endroits, une violence latente superposée à des différenciations culturelles ancestrales ou à des caractéristiques de bandes urbaines a atteint des paroxysmes.

Ces luttes pour la reconnaissance culturelle ou pour l’occupation de l’espace par telle ethnie, tel groupe ou gang ont conduit à une intervention de l’Etat qui, dans tous ces endroits, n’a correspondu ni à une logique d’un Etat central qui sait où il va, ni à une démarche politique d’intégration des membres de telle ou telle communauté ou de citoyens appauvris et déracinés lorsqu’il s’est agi de guerres de gangs.

Dans le M’zab, les choses sont allées encore plus loin, dans la gestion du réel ou dans sa mise en lumière, puisque nous avons observé des interventions des forces de l’ordre pour le moins équivoques, certains affirmant en effet qu’elles ont pris parti contre eux tandis que d’autres prétendent qu’elles sont de leur côté et organisaient des mouvements de grève pour les soustraire à des sanctions. Il pourrait s’agir ici de solidarité de réseaux occultes, hypothèse qui ne remettrait toutefois pas en cause un constat en trois temps.

Premièrement, en référence à notre histoire et sans même remonter à 1962 et aux questions de légitimité du pouvoir installé, relever qu’a été battu en brèche le peu de légitimité qu’a le pouvoir actuel. En ce sens, le M’zab n’est ni la première révolte depuis 1962, ni ne sera la dernière tant que l’on n’aura pas compris que les citoyens ont besoin de s’exprimer, ont besoin de faire ce chemin qui les conduit à comprendre qu’ils ont intérêt à s’allier avec le voisin pour arracher le mieux vivre ensemble et non choisir l’affrontement pour s’accaparer de quelques mètres.

En 1988, le Pouvoir n’a pu supporter l’émergence de citoyens, parce qu’il avait l’habitude de s’exercer à travers un parti politique et une police politique qui fonctionnaient comme un seul rouage et aussi comme un système d’ingénierie politique permanent. Quant aux islamistes, ils n’ont pas accepté la citoyenneté parce qu’elle remettait en cause l’obéissance à des dogmes simplificateurs, qui n’avaient plus rien à voir avec la religion, et se résumaient en gros à l’obéissance due aux chefs par les hommes, leur domination des femmes et la richesse même illicite dès lors qu’elle provient du négoce et est concentrée par les chefs.

On retrouve dans les clans du pouvoir à peu près la même logique et de façon extraordinaire, alors que le Pouvoir et les islamistes se sont fait la guerre, ils étaient d’accord sur un aspect, c’est que le citoyen remettait en cause tous ces équilibres car la citoyenneté signifie équilibre des pouvoirs. Je suis convaincu que ce qu’on a refusé dans la contre-révolution des années 1990, ce que refusent aujourd’hui ces contre-révolutions qui très rapidement dans le Monde arabe ont dessaisi les soulèvements de leurs mots d’ordre, c’est l’émergence de classes sociales, l’émergence de citoyens, le refus de l’organisation d’un pays sur la base d’équilibre de pouvoirs et le refus de la souveraineté populaire. Deuxièmement, cette fois en référence à la dimension manifestement manipulée des événements du M’zab, œuvre selon certains de parties intérieures et pour d’autres d’ONG internationales, sous-entendant grosso modo des services secrets étrangers, souligner que dans les deux cas de figure, il y a lieu de se demander à quoi servent les institutions nationales et principalement les services de sécurité si elles ne protègent pas les citoyens de «la main de l’étranger», quelles qu’en soient la forme et des manipulations intérieures, et quels qu’en soient les auteurs. Le M’zab a remis à l’ordre du jour le questionnement fondamental sur le rôle des instruments de l’autorité nationale, police, Gendarmerie nationale, systématiquement équivoque qu’il s’agisse des nouvelles cités incubatrices de violence, de la Kabylie ou des agressions dans les artères centrales de nos villes.

Comment se fait-il que dans un pays où une partie plus que substantielle du budget de l’Etat est consacrée aux forces de sécurité et malgré les nombreux recrutements, elles n’interviennent pas quand il le faut et à temps ? Dans la nouvelle ville Ali Mendjelli, les gens ont appelé au secours, mais il faut toujours qu’il y ait mort d’homme avant intervention. Au M’zab, les policiers puis les gendarmes ont dit qu’ils ne pouvaient intervenir parce qu’ils n’avaient pas reçu d’ordres.

On ne comprend pas comment fonctionne la chaîne de commandement. On ne comprend pas si tout cela dévoile une volonté de garder toute cette violence vivace ou tout bonnement une incapacité à faire face à tous ces défis posés par la situation et la population. Ceci évidemment n’absout pas la population, les élites censées la représenter, de cette incapacité à réagir ; ne les absout pas de cette désorganisation absolue, parce que tous comme nous sommes, si nous avons accepté cette situation où il n’y a plus d’intermédiation politique, sociale avec les autorités, c’est que quelque part nous en sommes partie prenante, chacun attendant sa part de prébende, chacun se coulant dans l’inertie ambiante et s’ajustant aux faux semblants et à la médiocrité.

Nous sommes tous fautifs, et dans le cas du M’zab qui dispose d’une structure interne, la défaillance n’est-elle pas dans une organisation qui s’est plus occupée des aspects ritualistes que de l’ingénierie politique qui lui aurait permis non seulement de s’adapter un peu plus à la situation politique du pays, et d’y faire entendre, mais aussi prolonger cet effort de conceptualisation qui dota le M’zab d’institutions pérennes et de cohésion sociale.

Troisièmement, cette fois en relation avec le traitement des événements au M’zab, constater qu’il a été fait démonstration du niveau d’incompétence extraordinaire atteint par l’organisation du mode de gestion de la société algérienne. Et il faudra bien sûr se demander si l’incompétence du mode de gouvernance actuelle est, tout simplement, liée à un système qui s’effrite ou à un plan mis en œuvre ? A une organisation intérieure ou à besoin extérieur ?

Pour l’heure, il s’agit toujours de constater que dans aucun des lieux où la violence a éclaté, l’intervention n’a correspondu à une gestion de mise en place de la citoyenneté. Plus encore, au fil des événements, on se rend progressivement compte qu’il s’agit plutôt d’une gestion tendant à la «tribalisation» de la société, comme si nous avions affaire à une administration préférant traiter avec des tribus, passer des accords avec des chefs, en l’absence de citoyens qui eux s’expriment à travers des partis politiques, des associations de masse, des unions professionnelles et civiques avec qui il faudrait négocier.

L’organisation de cette «tribalisation», il faut le reconnaître, remonte à la seconde moitié des années 1980 — début des années 1990 puisque on a vu s’opérer à travers un certain nombre d’institutions nationales, économiques, de nature administrative ou même dans la gestion de l’ordre public, police ou armée, une sorte de spécialisation de métiers ou de bureaux en fonction des origines, donc une «tribalisation» de corps de métiers et d’administrations complètes. Et ces gangs rivaux qui prolifèrent au rythme des cités-dortoirs, ghettos et autres recasements de populations, dégradant nos villes, l’entente sociale et l’humanité dans l’homme, sont aussi rappelons-le appelés «tribus urbaines». Là aussi, il faut se demander ce à quoi correspond la «tribalisation». Est-elle tout simplement un processus interne à un pays, mis en marche par un Etat défaillant et qui refuse la citoyenneté ? Où est-elle englobée dans une logique internationale et acquiert dans ce cas d’autres significations ?

A mon sens, on ne peut considérer qu’il y a ici la «main de l’étranger», car le lien peut s’opérer tout seul. Je m’explique : dans le fond, la logique actuelle de l’ultra-capital est une logique d’effritement des frontières puis de soumission des populations, parce qu’il veut disposer d’ateliers mobiles, disponibles en fonction de ses besoins de région en région, parce qu’il a besoin de force de travail mobile et servile. Cette logique internationale qui actuellement se met en place a plus besoin de gangs et de castes pour gérer la soumission que de partis politiques dont l’émergence et le fonctionnement signifient un débat dans et autour du parti. Pour ma part, je crois beaucoup qu’il y a cette logique dans le monde et la question dès lors s’agissant de notre pays est de se demander pourquoi les autorités se soumettent-elles à cet ordre mondial, est-ce parce que l’on n’arrive pas à analyser les forces actuelles en gestation ou est-ce parce que l’on participe de cette gestion du monde ?

Quand on dit qu’au M’zab, à l’occasion des troubles, sont apparus des faits et des pistes qui conduisent à l’existence des commerces de la drogue et des armes dans la région ; quand une furie sectaire y fait apparaître sur des banderoles l’«anathème» wahhabite suprême de Kharidjites à l’endroit des Mozabites, y profane des cimetières et disperse des ossements, on doit alors entendre qu’il est grand temps de mesurer la nature et la portée de tout cela. Les Mozabites ne participent d’aucun de ce genre de commerce, y compris le «Taiwan idéologique» et l’ont d’ailleurs démontré en 1990 et 1991, en refusant d’emboîter le pas du FIS, ce qui déjà leur a valu appel au «djihad » et mort d’hommes. Tout cela fut recouvert par une décision gouvernementale d’amnistie et sous le couvercle de ce genre de mesure, ont été renvoyés dos à dos victimes et bourreaux, occultées les causes, et les choses ont pourri.

Le M’zab est une zone économique dynamique, et les trafics peuvent se cacher relativement facilement derrière ce dynamisme industriel et commercial, mais il y a contradiction car les activités illicites tendent à essayer de supplanter les activités licites et à bouleverser l’ordre social et politique qui leur correspond. Il n’est peut-être pas anodin que le grand trafiquant, Mokhtar Bel-mokhtar, rescapé de la guerre au Mali, chef du groupe terroriste signataire de la prise d’otages de Tiguentourine, soit natif de Ghardaïa. Quant à la chasse à l’outarde, pour scandaleuse qu’elle soit, justifie-t-elle banalement ces avions de gros tonnages qui atterrissent depuis très longtemps dans le Désert et dans la région et débarquent — pour ce qu’on a pu entrevoir de leurs contenus —, jeeps, containers, ballots et fusils d’assaut vers des bases hermétiques à toute curiosité ; et ne prennent d’ailleurs attache qu’avec des nomades, se réclamant d’une généalogie arabe et dont la tribu, il est vrai est reconnue comme excellent pisteur. Mais n’y-a-t-il que cela ?

Il serait dans tous les cas d’une dangereuse inconscience de ne traiter cette nébuleuse de l’illicite que comme un «Fait divers», ou une sorte de maladie circonscrite à une région. Il existe d’ailleurs suffisamment d’éléments, que l’on se rappelle entres autres de ces d’histoires glauques intervenues depuis près de 20 ans, avec le développement débridé des zones franches maffieuses de la région de Tébessa ou même de certains des ressorts des émeutes de janvier 2011, pour estimer au contraire que les coalitions maffieuses, comme un cancer, ont métastasé.

La soumission des peuples ne peut s’opérer que sous l’effet de phénomènes convergents. Le précédént retour sur les troubles au M’zab vient de nous montrer qu’en Algérie, il en est principalement trois en œuvre : le terrorisme, c’est-à-dire la violence, ce besoin de violence résiduelle permanente où terrorisme et banditisme participent de la même cohérence ; le commerce de la drogue, ou plus précisément dit le «Narcotrafic» qui est tout un système d’asservissement par la violence et la décérébration, une infrastructure, une économie où les drogues en règle générale sont couplées au trafic d’armes ; et une couverture idéologique qui dans nos contrées est cette nouvelle religion simplifiée, qui n’a plus rien à voir avec l’Islam, le wahhabisme. Le succès rencontré par le wahhabisme repose sur deux facteurs assez simples : la corruption, y compris l’œuvre caritative en échange des «âmes» et l’organisation d’une religion sommaire et abêtissante, qui s’appuie non pas sur la culture de l’Islam mais sur l’élaboration religieuse d’une culture de la soumission, par la désincarnation de l’Islam. La désincarnation de l’Islam, c’est fondamentalement le fait que les musulmans n’ont plus le droit d’interroger le Texte, ce qui s’est imposé depuis des siècles certes, mais que les Wahhabites ont parachevé, parce qu’ils disent que le Sultan est l’ombre de Dieu sur terre et qu’à ce titre obéissance lui est due. Encore faut-il définir qui est le Sultan. Ils disent aussi que nous n’avons pas besoin de réflexion théologique, que certains sont chargés de réfléchir pour nous, ce qui est parfaitement contradictoire avec l’Islam sunnite puisque n’y figure pas de hiérarchie religieuse.

Mais, alors qu’il dit qu’il n’y a pas de hiérarchie religieuse, et là c’est le Coran, le wahhabisme dit aussi, en parallèle, que l’autorité du Sultan est sacrée, qu’il est le vicaire de Dieu sur terre. Ce Sultan est-il celui qui règne sur la Mecque ou le délégué qui détient l’autorité sur tel ou tel territoire ? Toute la lutte, toute la subversion wahhabite, c’est justement de créer des espèces de gestionnaires délégués qui ne soient plus les gestionnaires délégués, les mandatés des anciennes puissances coloniales, mais ceux des nouveaux sous-traitants établis à Djeddah, Doha, etc. Le wahhabisme correspond bien à cette logique de simplification, d’appauvrissement de la pensée, de gestion par la peur qui est celle de la terreur et de la drogue.

L’ampleur mondiale de la conjonction donne, entre parenthèses, à penser que la logique de soumission sert fondamentalement des forces de l’argent, l’amalgame maffieux n’étant plus seulement une dérive mais un levier pour l’alimentation de caisses noires servant à la réorganisation du pouvoir mondial, dans le dos des institutions citoyennes.

En Europe, et ce n’est pas sans m’inquiéter, il existe des cercles qui étudient la variante de la «Mexicanisation» comme évolution possible de l’Afrique du Nord. Pourrait-elle devenir pour l’Europe ce qu’est le Mexique pour les Etats-Unis d’Amérique, cette zone frontalière dans laquelle va régner une violence endémique, avec des zones de non-droit très importantes, détenues par les grands trafiquants et servant aussi de base pour les «opérations furtives», les guerres informelles des Etats ; avec en sus cette idéologie wahhabite qui permet la mainmise sur les populations, desquelles on peut tout obtenir, auxquelles on peut tout faire faire, au nom de la crainte de Dieu ?

On nous a parlé de «terrorisme résiduel», mais on ne comprend pas pourquoi toute cette violence ne disparaît pas d’Algérie et n’arrive pas à exister au Maroc ?, alors qu’après tout il est traditionnellement le pays de la révolte permanente, du «Bled Siba», qu’il s’y trouve pour les maquis plus de montagnes que les nôtres, que la distribution de la richesse touche bien moins de gens, que l’Islam simplifié est plus prégnant, qu’il y règne une pauvreté durable, etc. Je ne sous-entends pas que les services secrets et les forces de sécurité marocains sont meilleurs que les Algériens ou qu’il y a volonté consciente et manifeste de garder si ce n’est d’encourager les maquis en Algérie. Je connais étroitement ces deux pays et me demande comment a-t-on pu arriver à ce résultat en Algérie, alors qu’on a pu préserver le Maroc ? Cette mise en perspective place sur le devant de la scène une réflexion sur la corruption.

L’AUTRE QUESTION QUE SUGGÈRE LE M’ZAB : OÙ MÈNE LA CORRUPTION LORSQU’ELLE DEVIENT UN MODE DE GESTION DE LA SOCIÉTÉ ET DES RELATIONS INTERNATIONALES ?

De tout temps, le Maroc a été considéré comme un pays corrompu. L’Algérie l’est devenue. Là s’arrête la comparaison, car au Maroc l’on a juste classiquement une élite corrompue et une population qui paie en permanence cette élite pour avoir ses droits minimaux, tandis qu’en Algérie c’est la population qui est corrompue par le système pour avoir des acquis ou des droits, même les plus minimes. Là est la différence fondamentale. L’énorme nocivité et dangerosité de la corruption est qu’elle devienne un mode de gestion. Si le financement de la jeunesse est légitime, le financement sans contrepartie ne l’est pas, car en fait, ce à quoi on s’attaque, qu’il s’agisse de salariés, jeunes ou autres, c’est d’une part à la dignité des gens qui n’apprennent plus à fournir un effort, et d’autre part à cette valeur fondamentale, la seule productive, qu’est la valeur travail. Elle est aujourd’hui définitivement exclue du mode de pensée et d’organisation de la jeunesse algérienne. Au terme de cinquante années d’indépendance, l’un des résultats auquel est arrivé la Nation, c’est d’avoir désappris aux gens à travailler et les avoir au contraire habitués à tendre la main pour un logement, pour un emploi, pour du cash sous prétexte de micro-entreprises et autres.

La corruption en tant que mode de gestion, individuelle et collective avec toutes ces distributions d’argent à travers le territoire national, est d’autant plus dangereuse et pernicieuse qu’elle est malheureusement aussi un mode de gestion internationale. Dans notre histoire antique, il y eut pour l’illustrer ce que l’on peut appeler le syndrome du guerrier-roi numide Jugurtha. Jugurtha, en effet ,s’était cru très puissant et intelligent parce qu’il corrompait tout le Sénat de Rome pour ce qu’il croyait être ses propres desseins. Et le Sénat lui a fait croire, aussi longtemps qu’a duré l’argent de l’or du Mali et du blé des Hauts-Plateaux, que la corruption lui était utile, pas seulement le Sénat d’ailleurs mais aussi Bocchus, son beau-père qui régentait le territoire de ce qui correspond à peu près aujourd’hui au Maroc et qui semblait l’appuyer. Puis, lorsque toutes les richesses ont été épuisées dans de petites guerres et dans l’illusion que son argent pouvait lui acheter l’international, on a exactement fait à Jugurtha ce qu’on a fait à El Gueddafi, sauf qu’El Gueddafi on l’a humilié chez lui, en Libye. Tandis que Jugurtha, on est venu lui faire la guerre, et pour l’exemple, trahi aussi par Bocchus, on l’a capturé et conduit dans une geôle de Rome, où il mourut. Mais, à propos, si le Maroc est toujours dans la tradition de Bocchus, pour qui travaille-t-il aujourd’hui ? Paris, Washington ou Tel Aviv ? On n’a pas suffisamment étudié ce phénomène qui fait que la corruption que l’on pense rentable à l’intérieur pour tenir la population et rentable à l’extérieur pour justifier les équilibres internationaux ne nous protège de rien. Il y a une théorie qui dit que la terreur résiduelle est une nécessité dans les pays ultra corrompus parce qu’elle rend silencieux le citoyen et interdit aux témoins étrangers de venir, ce qui permet évidemment de se servir sans témoins étrangers et sans une capacité intérieure de se révolter, car le coût est trop important.

Aujourd’hui, les Algériens refusent, et on le comprend, de s’impliquer parce que les années 90 ont été trop dures. Mais aujourd’hui pourtant, certaines affaires de corruption ressortent de la haute trahison et de l’intelligence avec l’ennemi et non plus du simple détournement d’argent, aussi faramineux qu’en soient les montants. Aujourd’hui aussi, le danger pour la Nation peut venir de l’extérieur et ce n’est certainement ni la quantité d’armes ni la corruption interne et extérieure qui pourra sauver une élite, un système, un pays mais la symbiose profonde entre une autorité légitime, une armée unie, un territoire considéré comme uni, une population unie et qui crédibilise en permanence le système, parce qu’elle y croit.

Ce que signale aujourd’hui le M'zab comme il y a quelques années la Kabylie, sans que malheureusement nous en mesurions bien la portée alors qu’il s’agissait de la résultante de mêmes ingrédients, c’est que nous sommes exactement à l’inverse de ce que serait un pays fort, dans un environnement devenu de plus en plus mouvant et délicat. Qu’on en juge : à l’ouest, des bases militaires ; au sud, Niger et au Mali, des bases militaires ; tout récemment à l’est, dans le sud tunisien, une base militaire américaine de plus. Nous commençons, pour le moins, à manquer d’air ! Il nous resterait le Nord, mais justement, tandis qu’à nouveau la rhétorique hyper-nationaliste s’empare de broutilles et chauffe le bendir, le Maroc est appelé par le Mouvement National de Libération de l’Azawad, — ce MNLA erratique mais constant dans ses relations au Quai d’Orsay à disputer à l’Algérie les médiations sur le dossier Touareg et, de manière prévisible sa nécessaire implication dans la stabilisation amicale du Sahel.

Beaucoup interprètent la non-ingérence diplomatique et militaire dans les affaires du voisin non pas comme résultante d’une doctrine, mais plutôt d’une absence associée à la peur d’un régime vieillissant. La peur explique-t-elle à elle seule la relation ambiguë, de quasi suggestion, avec cet acteur de taille qui manquait dans la description des périls, les Etats du Golfe ? Les Etats du Golfe sont devenus le point de passage obligatoire de tout blanchiment d’argent, le point de rencontre des intérêts occultes, le collecteur des dossiers sur les acteurs impliqués. Cela explique-t-il qu’ils soient devenus nos pourvoyeurs attitrés en fournitures diverses et variées, de la sidérurgie à l’armement, en passant par le BTP et le tabac ? Cela explique-t-il qu’ils puissent déverser chez nous leur idéologie aliénante et une partie de leurs fonds à nos frontières, tantôt pour financer ce Mujoa qui kidnappe nos diplomates, et tantôt gesticule belliqueu-sement à Tombouctou pour justifier l’interventionnisme occidental et israélien, prélude à de nouvelles colonisations ? En tant que cadre, ce qui franchement provoque en moi une colère inquiète, c’est de voir face à tout cela un Etat incapable de se poser des questions sur ce qui fondamentalement nous arrive et nous pend au nez ou d’ouvrir le débat sur quelle est la place de l’Algérie dans le monde, quel rôle assigne-t-on aux Algériens dans les recompositions en cours, puisque de toute façon ou il nous sera imposé un rôle, ou nous participerons de son choix. La Corée du Sud, la Malaisie, l’Amérique latine nous montrent bien que l’on peut ne pas seulement être des sujets à la disposition de telle ou telle sphère, de telle ou telle strate de l’édifice du pouvoir mondial en chantier, qu’on peut toujours choisir son avenir, qu’on a le droit et le devoir de choisir sa propre voie.

Le détour par le Maroc pour en revenir au M’zab soulève une autre question : pourquoi accepte-t-on officiellement toutes les composantes culturelles, religieuses et génétiques y compris les juifs, comme partie prenante de l’histoire nationale au Maroc et pourquoi en Algérie, alors que les Mozabites qui génétiquement sont les mêmes que tout le monde, les dernières études démontrant en effet que nous avons tous à peu près la même empreinte génétique, le même «dosage» qu’on se dise berbérophone ou arabophone,— Marocains, Tunisiens, Mauritaniens, ou Libyens d’ailleurs —, pourquoi donc perçoit-on les Mozabites comme étranges et étrangers ?

Est-ce le maintien de la calotte et du pantalon «arabe», leur supposée spécialisation dans le commerce ou bien parce que, plus tragiquement, le jacobinisme étatique doit signifier pour nous, gens d’en bas, une espèce d’uniformité ? Comme si l’édification d’un Etat jacobin, — dont on n’a pas pu construire la légitimité sur la citoyenneté —, signifiait construire sa légitimité sur l’uniformité.

L’uniformité n’a rien à voir avec la citoyenneté et lui rend au contraire de bien mauvais services. Elle permet de gérer la population sur la base de divisions permanentes, pour éviter l’émergence de classes et conscience de classes, pour éviter tout simplement l’émergence de la conscience politique. Nous sommes passés par toutes les divisions possibles : progressistes contre musulmans, francophones contre arabophones, islamistes contre démocrates...

Et bien sûr, cette division entre «Arabes» contre «Berbères», artificiellement tenace, ce qui ne signifie pas qu’elle serait inoffensive si le «paquet était mis» pour déboucher sur cette autre variante d’évolution que serait la fracture du pays, la partition de l’Algérie. De toutes façons, des combustibles de ce type, on en inventera d’autres s’il le faut, l’essentiel étant de créer de fausses divisions plutôt que d’assumer les vraies sur la base de critères économiques et de critères culturels, culturel au sens de l’accès au savoir.

Nous avions la trajectoire historique, les ressources humaines et matérielles qui plaçaient l’Algérie en situation de donner l’exemple en matière de l’émergence citoyenne dans un pays du Tiers-Monde, et désastreusement, le «Phare du Tiers-Monde» est le pays qui a montré jusqu’où peuvent aller les manipulations. Dans la phase actuelle, il se voit clairement que la gestion de la violence résiduelle, peu importe sa forme, continue d’obéir à la même logique que la logique de la période coloniale : la division. L’histoire propre aux Mozabites a déjà été manipulée par le deuxième bureau français, notamment en 1956, pendant la Bataille d’Alger. Non seulement elle tourna court, mais conduisit la direction politique de l’époque à orienter les commerçants mozabites vers le commerce de gros, alors aux mains des Juifs dont la loyauté au combat pour l’indépendance nationale venait d’être remise en cause par leur consistoire. Mais, à l’époque, nous comptions avec des hommes de la trempe d’un Abane Ramdane et sur ce rempart qu’a longtemps été le patriotisme. On voit aujourd’hui en œuvre de mêmes ordonnances et protocoles d’actions, qu’il soit question de la Kabylie, avec beaucoup de violence que l’on voit perdurer à nos jours, de T’kout dans le Massif des Aurès, des régions Touareg ou du M’zab. C’est à la limite humiliant de se dire, qu’en somme, nous n’avons appris ni à manipuler s’il est question des nôtres, ni à contre-manipuler si ce sont des étrangers.

C’est là aussi symptomatique de l’état de décrépitude de l’ingénierie politique dans notre pays. En fait, ce qui est nouveau, ce qui est très particulier au système actuellement et à cette phase dangereuse dans laquelle nous sommes, c’est que les hommes au pouvoir ont un problème d’âge et que, comme tous les pères qui n’ont pas compris que leur rôle était d’accompagner leurs enfants pour qu’ils soient meilleurs qu’eux, ils refusent de transmettre le flambeau, ils ont peur de leur propre peuple qui a une énergie folle.

Une énergie extraordinairement positive et sympathique, s’il ne lui était pas seulement permis de s’exprimer dans le négatif, la casse et l’autodestruction. La peur est la plus mauvaise des conseillères. Elle induit toujours des systèmes de pensée et de décision qui sont négatifs. On ne réfléchit que si l’on se projette dans l’avenir, que si l’on a une capacité d’anticipation. Ce qui est dangereux aussi avec ce système de gestion par les vieux, c’est qu’en permanence ils permettent l’émergence de leaders auto-proclamés. Des leaders qui, on l’a vu en Kabylie, chez les Touareg, au M’zab, comme par hasard, disent tous la même chose : l’autonomie, l’appel à l’intervention étrangère, l’appel à l’ONU pour obtenir du reste de la population une réaction qui est nécessaire mais simpliste. Un «Ah non ! Vive l’unité nationale, il faut en finir avec ces trublions».

C’est d’autant plus facile à obtenir que ce trublion est celui qu’on estime très différent de soi, le Kabyle, le Touareg, le Chaoui, le Mozabite, peu importe. Les problèmes, effectivement, on doit les régler entre nous. L’appel à l’étranger est toujours le fait de leaders qui n’en sont pas, que personne ou presque n’a jamais institué comme leader et qui d’une manière surprenante ont accès à l’expression, à la reconnaissance à l’étranger alors qu’ils ne sont pas même reconnus par les collectivités qu’ils sont censés représenter. Le piège, c’est que le dévoiement des luttes vers des impasses, le vide ainsi créé autour de questions souvent légitimes qui émergent, ne les règlent pas et n’entament pas leur potentiel de confrontation. Le «Rentrez chez vous !» crié aux Mozabites exprime de manière caricaturale cette situation. C’est où chez eux ? Dire à des Zénètes, bâtisseurs de cités millénaires, de retourner chez eux, c’est tout de même un comble ! Il est vrai que l’administration a réussi à faire de Ghardaïa, en plein désert, une des communes les plus denses d’Algérie et où les Mozabites sont minoritaires chez eux. Voilà ce à quoi conduit ce système de pouvoir, cet Etat central de l’uniformité. Et le rôle de l’école est à mettre en exergue, car lorsque l’on enseigne que l’Emir Abdelkader est le fondateur de l’Etat algérien, on ignore délibérément deux phases essentielles dans l’itinéraire historique de l’Algérie. Massinissa d’abord, la matrice berbère de l’Algérie et qui est pour elle bien plus importante qu’aucune autre étape historique, non seulement parce qu’il a fait face à Rome, mais parce qu’il sut unifier un territoire extrêmement grand dans une capitale qui s’appelle Cirta. L’Etat rostemide ensuite, la matrice de l’Algérie musulmane, que l’on refuse de reconnaître car confondant Rostemides et Mozabites, on les exclut tous deux de l’histoire de la Nation.

Faut-il s’en étonner lorsque l’on sait que l’Etat rostemide était un Etat des Ibadites qui correspondait parfaitement à la logique berbère, celle du choix et de l’élection par les pairs plutôt que le règne par l’héritage ou la force ? La matrice berbère, la matrice musulmane sont effacées de l’histoire de l’Algérie, au profit du mythe colonial qui ne nous reconnaît d’Etat qu’au XIXe siècle, avec l’Emir Abdelkader.

Comment donner ainsi à nos enfants la fierté de leurs ancêtres, la conscience de leur identité pour eux-mêmes, sans la haine des autres pour se sentir exister ? Il faudrait aussi convoquer l’histoire pour en finir avec cette stigmatisation des Mozabites, sortir les archives, celles de la période ottomane, de la conquête par la France, de la gestation du mouvement national et de la guerre de libération et comparer ce que furent réellement, derrière la pudeur des uns et la fanfaronnade des autres, les rôles et sacrifices respectifs. Parmi ces terroristes des années 90-2000, beaucoup avaient une salissure sur leur passé ou celui de leurs pères, beaucoup trouvaient enfin l’occasion d’une revanche sur l’Histoire. L’histoire des peuples nous enseigne qu’ils tirent aussi leur force de la capacité à être tolérants et de la capacité à accepter la diversité, la diversité à l’intérieur et à l’extérieur de leur nation. Est-ce que le refus d’accepter la diversité n’est pas quelque chose de plus grave, qui est la culture de la haine ? La culture de la violence résiduelle, c’est la culture de la haine, et elle est sans limite. On commence par haïr l’Autre. Mais qui est l’Autre ?

Le Français, le Juif, le voisin dont la voiture est plus belle, le Mozabite dont on croit qu’il cache son argent dans sa maison, le Kabyle parce qu’on pense qu’il est pro-Français. Qu’importe, on trouvera toujours des supports et des raisons pour maintenir vivante cette haine insatiable. Cela n’est pas tellement le cas au Maroc. Les Marocains abordent les problèmes et conflits plus en termes de castes, de classes, de mouvements sociaux qu’en termes de haine. Mais chez eux, on n’a pas détruit quelques valeurs fondamentales, dont notamment la valeur travail. A partir du moment où, au Maroc, l’on sait qu’il y a deux voies pour devenir riche, soit la voie du Makh-zen, y compris par le vol, soit la voie par le travail, quand l’une est fermée on peut choisir l’autre voie. En Algérie, qu’elle est la voie ? Pour moi, le fait qu’il n’y ait pas une capacité de choix explique beaucoup la violence, dont la multiplication des suicides. A suivre

A. H. N.

Publiée dans El Watan du Samedi 08 février 2014.

Lire la suite : Abderrahmane Hadj-Nacer : au-delà du M’zab, au-delà des clans, la servitude (II)

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Commentaires (1) | Réagir ?

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anwa wiggi

Azul fellawen,

Monsieur Hadj Nacer, votre texte est brillant et profond.

Je note avec satisfaction que vous partagez avec moi et beaucoup d'autres que le mal de ce pays est la négation de son histoire.

Vous le savez très bien que ceux qui ont confisqué l'Algérie en 1962 n'ont aucun intérêt à enseigner la véritable histoire de ce pays car ils se trouveraient automatiquement exclus car illégitime.

Ils ont préféré nous bidouiller une histoire qui fait d'eux les maitres absolus.

Mr Hadj Nacer,

Avez vous lu ou vu ce dans quel état se trouve le tombeau de Massinissa?

Un peuple qui ne sait pas d'où il vient, ne sait forcément pas où il va.

C'est un peuple sujet à toutes les manipulations.