Ce que nous a laissé 2012 - Par Mohamed Benchicou

Ce que nous a laissé 2012 - Par Mohamed Benchicou

Une autre année sous le règne de Bouteflika vient de s'achever.

1- Cinquantième quoi ? Les plus désabusés s'en rappelleront comme de l’année du statu-quo, les moins acariâtres comme celle du métro, les plus cocardiers comme celle d’une médaille d’or au cou de Tewfik Makhloufi... Mais qui se souviendra que 2012 devait être d'abord l'année du 50e anniversaire de l'indépendance, cette date encombrante qui évoque autant le parjure que les promesses non tenues et que, décidément, personne n’avait la tête à célébrer ?

Pas nos gouvernants, en tout cas, effrayés à l’idée d'ouvrir un débat sur leur propre illégitimité, eux qui se savent enfants adultérins d’un pronunciamiento inavouable et d’une histoire trahie. Pas le bon peuple non plus, qui n'avait pas le cœur à la fête à propos de cette indépendance dont on a si souvent dit qu’elle ne fut, à bien y réfléchir, que l'indépendance de quelques-uns. Bien entendu, cela n'est pas tout à fait vrai : la fin du colonialisme a ouvert les portes des privilèges autrefois interdits, l'école pour les enfants, le sentiment de n'appartenir qu'à soi... Mais qu’ont-ils donc fait du reste ? La démocratie, la liberté de choisir ses élus… Parce qu'enfin, c'était cela l'indépendance promise depuis toujours, depuis 1927 au moins, 1927 déjà, quand Messali Hadj, lisant un texte coécrit avec Émilie Busquant, décrivait l'Algérie du futur, l'Algérie indépendante du haut d'une tribune du palais d'Egmont de Bruxelles, au Congrès mondial des peuples opprimés, devant ce que le monde comptait à l'époque de figures anti-colonialistes, l'Indien Nehru, de l'Indonésien Mohamed Hatta, le Sénégalais Senghor, Barbusse, Victor Basch, Félicien Challaye, devant des socialistes de gauche comme l'Anglais Fenner Brockway... Oui, l'Algérie indépendante, vue de 1927, devait être rien moins qu’une république où régneraient «la liberté de presse, d'association, de réunion ; les droits politiques et syndicaux égaux à ceux des Français», une Algérie libre et multiraciale dirigée par un État démocratique désigné par un parlement élu au suffrage universel, une république où dominerait le droit et l'égalité sociale. Qu'est devenue cette Algérie-là ? Confisquée, en 1962, par le clan des déménageurs. Pour longtemps sans doute. Pour preuve, en cette année 2012 nous aurons plus parlé de quatrième mandat de Bouteflika que du 50e anniversaire de l'indépendance. Rien de plus naturel. Bouteflika qui réclame un pouvoir à vie, c’est l’enfant légataire de la «famille usurpatrice» qui s’est imposée à la place de l’État démocratique promis en 1927. Il exerce son droit à l’héritage, en quelque sorte. Au lieu et place d'un État démocratique désigné par une assemblée constituante, nous avons eu un État de gros bras auto-désigné. Il est là depuis 50 ans. Mazalna Ouagfine ! C'est le refrain de 2012 à la gloire de ce régime aux cheveux blancs et aux idées noires qui s'est auto-proclamé en 1962 sur les cendres d'un rêve trahi. Mazalna Ouagfine, l'anti-kassamen. Mazalna Ouagfine, pour longtemps encore, semblent-ils dire, pour un quatrième, puis un cinquième mandat. Nos analystes algériens, qui répugnent à s'appuyer sur l'histoire pour expliquer le présent, se privent de situer les événements de 2012 dans une continuité historique implacable : Bouteflika revendique le pouvoir à vie parce que les partisans de l’alternance démocratique ont perdu la partie en 1962.

Rappelons-nous : les premières grandes divergences, au lendemain de l'indépendance, avaient opposé les partisans de l'Assemblée constituante, c'est-à-dire les forces qui plaidaient pour un retour au programme originel du mouvement national indépendantiste, aux partisans du putsch qui entendaient exploiter leur hégémonie pour s'emparer du pouvoir. Au terme de grandes batailles de coulisses (réunion de Tripoli en juin 1962) et de grandes batailles tout court (les affrontements fratricides qui ont opposé l'état-major de l'ALN aux Wilayas III et IV, et qui ont fait un millier de morts durant l'été 1962), a été abandonné le projet d'État algérien démocratique tel que porté par le mouvement national de 1926 à 1954, au profit d'un État clanique reposant sur la fraction de l'Armée de libération nationale qui a choisi de passer d'une armée libératrice à une armée hégémonique. C'est au nom de cette hégémonie qui s'est installée depuis l'abandon du «serment de Bruxelles», qui a pulvérisé le mouvement indépendantiste originel, prolétaire et internationaliste pour s'imposer durant toute la période de la lutte armée et enfanter, à l'indépendance, ce régime autoritaire, c'est au nom de cette hégémonie que parle et agit Bouteflika. En continuateur. J'allais dire en descendant naturel.

2- La dot et la mariée. Alors oui, "le reste", la démocratie, la liberté de choisir ses élus, personne ne l'attend plus, parmi le bon peuple qui s'amuse autant de nos ingénuités que des promesses du régime à rétablir une démocratie qu'il a lui-même bafouée en 1962. Certains y ajoutent l'art, la manière, et, avouons-le, un brin de ce lucide désespoir qui fait le prestige des analystes désenchantés. «Si le statu quo actuel persiste, sans l’ombre d’un doute, M. Abdelaziz Bouteflika sera candidat à sa propre succession (…) Dans les mêmes conditions où se sont déroulées les précédentes élections, il sera réélu», nous a dit, en 2012, Chafik Mesbah. Voilà qui est enfin dit. Du coup, on se sent moins seul. Il nous apprend ainsi qu'il nous faut faire notre deuil des réformes démocratiques promises par le président Bouteflika. "Oui. La nature présidentielle du système politique sera maintenue. Pas de place pour le régime parlementaire, si d’aucuns en ont rêvé." D'aucuns ? Parlerait-il de Louisa Hanoune ? Il n'y a plus que Louisa Hanoune, la vaillante dirigeante du Parti des travailleurs pour espérer — ou faire semblant d'espérer — une assemblée constituante sous le règne de Bouteflika. Le bon peuple, lui, a résumé depuis longtemps l'affaire à un proverbe bien de chez nous : "La dot qui ne vient pas avec la mariée, ne viendra pas avec sa mère." Mazalna Ouagfine, puisque chez nous, le pouvoir absolu et éternel survit même à la mort. "Tawrîth al sulta", l’héritage du pouvoir. Au fils, au frère ou, dans le cas extrême, transmission au sein du même clan. L’important est qu’il reste concentré entre les mêmes mains. Peu importe d’où vient l’héritier, l’essentiel est que le peuple soit exclu de la compétition. Que nous dit l'ancien chef du gouvernement Ahmed Benbitour, dans un des plus remarquables entretiens de l'année 2012 (El-Khabar 10 décembre 2012) ? "La nature du système en Algérie est devenue héréditaire, dans le sens où le président est entouré d’un groupe de personnes qui profitent de ses largesses et de ses cadeaux ainsi que l’état de faiblesse du pays. En d’autres termes, il existe aujourd’hui une grande caste qui profite de la corruption, du gaspillage, de la mauvaise gestion et des immenses programmes d’investissements dont la source principale de financement sont les hydrocarbures. Ces gens ont intérêt que l'actuel président reste au pouvoir pour un quatrième et cinquième mandat, voire y rester à vie." C'est toujours solennel d'entendre un intellectuel dire avec des mots savants, ce que le peuple savait déjà. Comme pour lui donner raison, le rapport annuel 2012 de Transparency International classe l’Algérie à la peu honorable 105e place sur un total de 176 pays. "Depuis une décennie, le pays n’a pas quitté la zone rouge des nations en dégénérescence dans la gestion des deniers publics", note le journal El-Watan. C’est connu : en l’absence de contre-pouvoirs efficaces et en raison des pouvoirs discrétionnaires dont il dispose, un gouvernement autoritaire devient plus vulnérable à la corruption. Sous Bouteflika, nous aurons connu le règne de la ploutocratie, un système de gouvernement où l'argent constitue la base principale du pouvoir. Mazalna Ouagfine !

3- Novembre, pourquoi ? L'inconvénient, dans tout cela, c'est que l'année 2012 nous a rafraîchi la mémoire en quelque sorte : à quoi donc a servi novembre 1954 ? Je ne professe pas le nihilisme, mais le pire pour la mémoire, serait de la sacraliser et le pire pour nos martyrs de les consacrer au lieu de les continuer. Si, aujourd'hui, sur notre terre d’Algérie, la mémoire est en recul et que nous n’avons pas idée de ce qui fut grand, il y a cette petite part de responsabilité de ceux qui, réputés pour être ses vrais défenseurs, se sont détournés d’elle, par fatigue, par désespoir, ou par une fausse idée de la stratégie et de l'efficacité. Oui, cette satanée stratégie de l'efficacité ! «Plus tard on verra pour la démocratie… Pour l'heure, il faut chasser l'occupant !» On verra… On n'a jamais rien vu. Sans doute convient-il, aujourd'hui, de fixer avec lucidité et courage l'histoire pour découvrir que, en 1954, le déclenchement de l'insurrection armée ne fut pas bâti sur un projet de société démocratique mais comme un soulèvement indiscutable pour une indépendance dont personne ne songeait d'ailleurs à discuter le contenu. La lutte armée 1954-1962 a, ainsi, viré au rapport de force : dans l'esprit des différents groupes qui en constituaient la hiérarchie du commandement, l'indépendance était devenue non pas un enjeu de changement de société mais un enjeu de pouvoir. Adieu le serment de Bruxelles, le projet de 30 ans, l'État démocratique désigné par un Parlement algérien élu au suffrage universel… Alors, 2012 année du 50e anniversaire de l’indépendance ? En 1962, près de 99% des Algériens s'étaient rendus aux urnes pour dire oui au référendum. 50 ans plus tard, en 2012, le président de la République suppliait ces mêmes Algériens de ne pas boycotter des élections législatives censées désigner les représentants du peuple. Qui représente qui ? Qui connaît qui puisque nous assistons, cinquante ans après, au retour des deux mondes, comme autrefois les beaux quartiers français étaient protégés des indigènes et de leurs taudis. En 2012, on a même appris que la classe dirigeante s'est fait construire de nouveaux bunkers luxueux, à l'image de l'ancienne aristocratie coloniale qui résidait dans les quartiers chics d'Alger, autour du palais du gouverneur général, dans des villas entourées de jardins parfumés. Ils vivent dans ce monde virtuel où l'on ne pénètre que par des codes d'accès connus des seuls initiés, entouré de gorilles vigilants qui empêchent toute fâcheuse information vraie venue de la réalité de contaminer l'atmosphère fictive qui y règne. C’est ce que l’on a appelé, ici, la logique de l’Ile de Barrataria, patrie fictive de Sancho Pança et dont Chafik Mesbah atteste de l’existence quand il déclare : "Si, cependant, un soulèvement populaire venait à intervenir — et l’hypothèse est pertinente —, nous passerons de la situation où c’est la société virtuelle qui est l’acteur principal pour une autre où ce serait la société réelle qui déterminerait le cours des événements." Un soulèvement populaire ? Un de plus après celui de Novembre 1954 ? Décidément, on n'en a pas encore fini avec ce drapeau vert cousu par Émilie Busquant aux temps de l'espoir, celui-là qui drapait notre Tewfik Makhloufi, en 2012, la médaille d’or au cou, ce même drapeau qui inspira tant de serments et tant d'enthousiasmes, quand nos pères juraient, sur la foi du psaume et du poème, qu’Alger serait le havre de Dieu, l’emblème qu'on croyait celui d’une dernière illusion, d’une dernière attente et qui, en dépit de tout, restera l'étendard d’un éternel dernier cri, le cri à exaucer : "Tahia El-Djazaïr !"

M. B.

Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2013/01/02/article.php?sid=143438&cid=2

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Commentaires (16) | Réagir ?

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laid baiid

Monsieur Benchicou

Je voudrais vous remercier pour ce journal que vous publiez contre vents et marée.

J'admire votre courage,..

Vous ne lâchez pas ce pouvoir illégal de mafieux qui nous gouverne.

Merci pour cet espace de liberté que vous nous offrez pour pouvoir dégager et exprimer notre mal- vie. Nous ne sommes pas de votre trempe, nous sommes peut être lâches quelque part, pendant que engagez votre vie pour votre journal et pour nous

Merci Mohamed

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oziris dzeus

L’Algérie est le premier pays à subir (ce printemps arabe). Tout commence ne 1989, Chad décide de changer les choses, ce qui ne plait pas a boutef&co - A qui la France a confiée le sort des algériens et de l'Algérie - alors la machine infernale se met en route. l’Algérie est plongée dans le chaos, pour empêcher qu'un systéme démocratique remplace le systéme boutefien en place depuis 1962. Alors on invente le FIS (déjà mis au devant de la scène politique en octobre 1988). entre 1989 et 1999, le processus est le même que ce qui ce passe maintenant en Tunisie Libye Égypte Syrie ou au Yémen. Finalement boutef Arrive en 1999 à El mouradia Directement de chez ses bienfaiteurs en gandoura blanche avec le soutient et la bénédiction de sa mama-patrie et son Ancl sam, car boutef est toujours méfiant envers le hommes en vert, qui lui on fait perdre 10 ans pour rien. ceux qui sont arrivés en 2010 a Tunis tripoli le caire sont eux aussi venus de DOHA n'est ce pas. et que font ils maintenant il veulent changer la constitution de leurs pays tout comme boutef. Y a plus aucun printemps a attendre l'Algérie est devenu un pays intégriste policier dont le chef est Boutef.

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