Entretien avec Noureddine Boukrouh (I): "C’est l’occasion ou jamais de se débarrasser du "système""

Le Matin 30-09-2017 121093

Entretien avec Noureddine Boukrouh (I): "C’est l’occasion ou jamais de se débarrasser du "système""

Dans cet entretien fleuve, c’est l’intellectuel auteur de plusieurs livres, et journaliste que nous voulions interpeller en premier. M. Nouredine Boukrouh, qui vient de lancer un appel à une révolution citoyenne, n’a pas été avare en explications : il tient à son initiative et ça se sent. Dans chacune des formules qu’il utilise, chacune de ses phrases, transparaissent le souci du détail et l’envie d’expliciter sa démarche.

Dans ce ring de la politique algérienne où il a fait ses armes, ses réponses, sans esquives, sont à la hauteur de ses talents de puncheurs. Qu’on aime ou qu’on déteste, Noureddine Boukrouh a le mérite d’être clair : il clame haut et fort son refus d’abdiquer, et s’oppose ouvertement au clan des Bouteflika.

Dans cette première partie, le natif d’El Milia, (wilaya de Jijel), nous propose d’analyser son projet révolutionnaire, en portant une réflexion plus profonde sur sa faisabilité.

Le Matin d'Algérie : Vous avez lancé une initiative politique préconisant une révolution citoyenne pacifique . Dans un pays qui a comme modèle la Révolution du 1er novembre 1954, comment convaincre qu’une révolution pacifique puisse être la solution ? La non-violence n’est-elle pas culturellement étrangère aux Algériens ?

Noureddine Boukrouh : Les Algériens ne forment pas un conglomérat d’hommes et de femmes invariable, égal et pareil à lui-même au fil des ères historiques mais, comme les autres peuples, un ensemble humain qui se renouvelle à travers le mouvement de la vie rythmé par les départs et les arrivées. Les générations se succèdent, intègrent les changements de mode de vie et de pensée de leur temps, et se plient aux évolutions mondiales.

Nous ne sommes plus au temps de la guerre froide où de grandes puissances se combattaient par pays interposés clivés en régimes progressistes et régimes libéraux.

Les pays dits révolutionnaires ont disparu de la surface de la terre à quelques exceptions près comme Cuba, le Venezuela, la Corée du nord et l’Algérie où règnent des despotes au nom d’une idéologie soi-disant « révolutionnaire » mais en fait dictatoriale et prédatrice.

Il est vrai qu’en nous penchant sur l’histoire récente de l’Algérie on constate qu’entre 1954 et aujourd’hui elle a été par deux fois au moins le théâtre d’importantes violences dont le les bilans sont estimés à un million et demi de morts pour la première, et à plus de deux cent mille pour la seconde. Si je devais adopter le langage de la philosophe de l’histoire, je dirais que le sacrifice des premiers a été le prix payé pour s’arracher à la colonisabilité, et le sacrifice des seconds le prix payé pour éviter à l’Algérie de connaître le sort de l’Afghanistan des Talibans.

Cela dit, il ne faut pas confondre entre les deux phénomènes. La révolution du 1er novembre 1954 était une lutte de libération nationale contre une occupation étrangère et ne peut donc pas être rangée dans la catégorie des violences. Le mouvement national a essayé de parvenir à l’indépendance par les voies légales, la politique et la non-violence, mais le colonialisme ne lui a laissé d’autre choix que la lutte armée à laquelle il faut joindre l’action diplomatique dont on a tendance à sous-estimer l’importance.

Par contre, le mouvement terroriste déclenché par le FIS à partir de mars 1992 dans l’espoir de prendre par la violence ce qu’on l’avait empêché de prendre par la voie pacifique a inutilement ensanglanté le pays et continue. Il n’a pas réussi alors qu’il était lourdement armé, qu’il a mobilisé des dizaines de milliers de militants et qu’il a été soutenu par l’étranger.

La lutte de libération nationale a réussi parce que c’était une cause nationale, tandis que le terrorisme islamiste était une fausse cause, une fausse idée, celle de "l’Etat islamique". C’était Daech avant la lettre.

Je ne crois pas que la non-violence soit « culturellement étrangère » aux Algériens, et la révolution citoyenne à laquelle j’appelle est aux antipodes des idées de violence révolutionnaire ou terroriste. Elle se veut une rupture avec le mode de pensée sur lequel repose le « système » qui est devenu un danger pour la pérennité de notre nation, un blocage de notre histoire, un despotisme mafieux qui est en train de vider le pays de ses ressources morales, intellectuelles et économiques. C’est un appel à la raison, à la conscience patriotique des Algériens du dedans et du dehors, à l’esprit de responsabilité vis-à-vis d’eux-mêmes et de leur histoire.

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Le pays ne peut pas continuer à être dirigé comme il l’est, il faut préparer le passage à une nouvelle période, à une nouvelle mentalité, à de nouvelles modalités d’exercice du pouvoir, démocratique et transparent. Si les citoyens ne le font pas, personne ne le fera pour eux : ni la Providence, ni l’armée, ni les partis politiques, ni l’étranger, ni un homme providentiel. Le défi qui leur est posé est d’engager l’action collective qui les fera passer du statut d’habitants de l’Algérie à celui de citoyens d’Algérie, ses vrais propriétaires et ses gestionnaires effectifs à travers le système électif.

L’initiative que j’ai lancée n’est pas épuisée. Je n’en ai dévoilé que les préliminaires pour polariser l’attention sur l’idée essentielle que notre salut viendra de notre mobilisation autour d’objectifs et d’actions à mener d’ici la prochaine élection présidentielle en avril 2019.

C’est l’occasion ou jamais de se débarrasser du « système ». Si on le veut, ça se fera. Si chacun continue de compter sur l’autre pour que ça se fasse sans lui et qu’il en profite gratis, tout le monde sombrera.

L’indépendance n’a pas permis de parachever la révolution, bien que le but principal (la liberté) fût atteint. Un gouvernement révolutionnaire a pris place à la tête du jeune Etat alors que la révolution était censée se terminer le jour de l’indépendance. Comment faire pour se normaliser et sortir de la révolution chronique ?

La lutte de libération nationale visait la libération du territoire, la reconquête de la souveraineté nationale, le timbre, l’hymne et le drapeau, mais pas les libertés citoyennes considérées comme un luxe, comme des lubies de bourgeois. Les partis et associations du mouvement national ont restreint leur combat à la conquête de droits politiques nationaux, pas à la préparation des Algériens à remplir des devoirs citoyens pour construire leur Etat, leur nation et leur économie.

A l’époque, le monde était partagé en deux visions politiques antagoniques : la vision démocratique impliquant la participation du peuple dans la conduite des affaires publiques à travers des représentants élus et nécessitant par conséquent une éducation civique et l’affirmation des valeurs de la citoyenneté, et la vision « révolutionnaire » qui considérait que c’est à ceux qui ont lutté contre l’occupation qu’il revenait de diriger le pays sans implication des citoyens, sans élections et donc sans nécessité de favoriser la culture de la citoyenneté, ce qui aiderait à maintenir le peuple dans un état de docilité inconditionnelle.

Ce qui s’est produit en 1962, c’est la prise du pouvoir par la force, une usurpation de pouvoir par la violence. Le parti unique et l’économie administrée étaient des instruments idéaux pour exercer le despotisme avec les remerciements et la gratitude des victimes. Le discours « révolutionnaire » véhiculant un populisme sorti en droite ligne de l’idéologie marxiste-léniniste n’était qu’un catalogue de slogans projetant des chimères pour tromper les peuples et les asservir à moindre frais aux intérêts d’une nomenklatura.

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C’était juste bon à savonner la pente au culte de la personnalité, au mythe du « moudjahid » et de l’homme providentiel derrière lesquels se cachaient des mégalomanes ignorants se comportant en propriétaires du pays hérité des colons.

L’Algérie est l’un des derniers pays où ce système est encore en vigueur sous les apparences d’une démocratie pluraliste. Nous vivons sous un despotisme ni oriental, ni communiste, mais crapuleux.

Après s’être accaparé du patrimoine laissé par la colonisation, biens vacants, terres agricoles et autre, ils ont dilapidé les ressources énergétiques trouvées dans le sous-sol dans des politiques dont il n’est rien resté puisqu’on en est à imprimer des billets de banque pour payer les salaires des fonctionnaires et des députés. L’Algérie est à refaire de fond en comble, en commençant par la reconstruction de l’homme à partir d’un enseignement épuré de l’idéologie totalitaire du despotisme et du charlatanisme qui se nourrissent l’un de l’autre. Sinon, l’indépendance n’aura servi à rien.

La révolution à laquelle vous appelez est un peu une révolution façon Camus qui cherchait à construire une conscience collective exprimée dans son cogito : "Je me révolte donc nous sommes". Vous l’exprimez à travers les "Non" qui ponctuent votre appel. Camus écrit dans "L’homme révolté" : "Qu’est-ce qu’un homme révolté ? C’est un homme qui dit non !". Est-ce une coïncidence ?

C’est une coïncidence pour celui qui croit la déceler dans ma démarche alors que j’ai les pieds sur terre, en Algérie, et que je rêve d’une évolution à notre portée, qui a trop tardé, et non à une révolution aventureuse, dangereuse et coûteuse en vies humaines et destructions du patrimoine public. Je ne me situe pas dans cette problématique philosophique propre à la culture française et liée à une conjoncture historique qui a engendré l’existentialisme comme réponse au « sentiment tragique de la vie » et au sentiment d’absurde inspiré par deux guerres mondiales en un quart de siècle.

Je note que lorsque la réalité a frappé à la porte de Camus, le sommant de choisir entre un idéal (la Justice) et sa mère, c’est cette dernière qu’il a choisie en tout conformisme, en tout conservatisme, loin de tout esprit de « révolte ». L’homme révolté a dit, en l’occurrence, « Oui ! » à la colonisation d’un peuple par un autre ; il ne s’est pas insurgé contre cette anomalie, il a, au contraire, qualifié de « terroristes » ceux qui s’étaient révoltés pour conjurer ce sort injuste. Cette philosophie a rendu son dernier soupir en mai 1968.

Si je devais prendre exemple sur Camus, ce serait pour m’inscrire prosaïquement dans la réalité philosophique, politique et sociologique de mon pays qui s’est libéré du colonialisme pour édifier un Etat moderne et qui se retrouve coincé entre le mauvais et le pire, ballotté entre un despotisme de douar et une tentation théocratique, l’un et l’autre étant une réclusion à perpétuité dans le passé cruel et archaïque.

La révolution citoyenne à laquelle j’appelle mes compatriotes est de type moral, psychologique et intellectuel, et destinée à le doter de la volonté et de la conscience collective dont vous parlez.

Avec l’arrivée de nouvelles générations et la mise à leur disposition de moyens de communication, de contact, de rencontre, d’échange et d’action concertée, ils tiennent les outils moraux et matériels avec lesquels ils peuvent se libérer de l’emprise d’un pouvoir qui rappelle la gérontocratie soviétique à la veille de l’effondrement du mur de Berlin.

Je les exhorte à s’élever pacifiquement mais résolument contre le sort fait à leur pays par une poignée d’aventuriers sans idéologie, sans philosophie, sans politique, sans programme, sans horizons, gouvernant le pays à vue, au jour le jour, échouant et recommençant comme si de rien n’était, envers et contre tous.

Si cette révolution devait se mettre en branle, qu’est ce qui garantit qu’elle ne déviera pas de la trajectoire que vous lui assignez ? Vos mots d’ordre ( Non à un cinquième mandat pour Bouteflika, non à une succession arrangée d’en haut !) ne sont pas un programme, un but, un idéal… La prise de conscience c’est bien, mais autour d’idées essentielles comme la liberté, justice ou bonheur, ce qui va au-delà d’un simple appel au refus d’obtempérer.

Les Algériens ont eu tout loisir ces dernières années et décennies de suivre sur leurs écrans de télévision le déroulement de plusieurs révolutions citoyennes en Europe, en Amérique du sud, en Afrique et même tout près de chez eux (Maroc et Tunisie). Ils ont vu que lorsqu’un certain nombre de citoyens (au maximum 5 % de la population ce qui donnerait, dans notre cas, deux millions de personnes) se mettaient en mouvement avec des revendications claires, raisonnables, de nature politique et sans violences, ils ont à tous les coups obtenu gain de cause.

Demander la tenue d’une élection régulière, transparente, avec toutes les garanties de sincérité, est en soit une cause, un idéal, car si cette revendication est satisfaite, le peuple aura recouvré son principal pouvoir souverain, celui de choisir ses représentants.

Etant donné l’architecture pyramidale de notre système institutionnel en l’état actuel de la Constitution, c’est par le haut qu’il faut commencer, par la présidence de la République où sont concentrés les pouvoirs et d’où partent les impulsions vitales, sans dire qu’il est plus facile de contrôler une présidentielle qu’une législative.

Il faut se préparer à vouloir cette revendication, il faut communiquer cette volonté au plus grand nombre possible de compatriotes, il faut réfléchir à la manière de s’organiser pour l’imposer.

Le jour où les Algériens auront mis à la présidence de la République celui qu’ils auront librement choisi, ce jour-là ils commenceront à goûter aux fruits de l’indépendance qui viendront dans le sillage de cet acte de liberté, de souveraineté. Ils effaceront de leur conscience le souvenir douloureux des luttes fratricides et des assassinats pour la prise du pouvoir, et se réconcilieront enfin avec leurs institutions, condition d’un nouveau départ dans l’Histoire.

(À suivre)

Entretien réalisé par Hebib Khalil

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