Quel rôle pour Chadli dans la faillite de l’État algérien ?

L'ancien président Chadli Bendjedid
L'ancien président Chadli Bendjedid

C’est, par la phrase ambivalente, chargée de pessimisme, qui suit, que Mohamed Benchicou conclut son entretien avec l’ancien président défunt Chadli Bendjedid.

J’ai gardé de Chadli l’image de l’homme déchiré. Il personnifiait un trouble singulier : comment se prévaloir d’un régime qui a pris le pouvoir par la force et s’étonner qu’il fût aussi hégémonique, autoritaire et impitoyable ? J’avais l’impression d’avoir devant moi une illusion aux cheveux blancs. Chadli incarnait notre impuissance : ce pouvoir ne changera pas avec de bons sentiments. J’ai emporté de Chadli avec un malaise qui ne m’a plus jamais quitté.

Le pessimisme et le malaise qu’évoque Mohamed Benchicou dans cette phrase, qui résume à elle seule tous nos malheurs et toutes les causes de la faillite de notre glorieuse révolution, représentent tout le poids de l’inconscient transporté dans nos bagages anthropologiques, notre imaginaire collectif et nos structures mentales. Faisant de nous des schizophrènes, en permanence en lutte avec une chimérique identité arabo musulmane, en permanence heurtée et mise à mal par notre fond amazigh et une modernité envahissante avec toute son évidente persuasion. Profondément aliénée dans les structures sociales patriarcales et l’imaginaire mythologique religieux, toute notre volonté, aussi bien intentionnée soit-elle, est réduite à une illusion aux cheveux blancs, un résidu culturel fantasmé, relevant d’un passé révolu et ne pouvant s’articuler avec cohérence dans la contemporanéité du monde. L’action de Chadli, aussi critique soit-elle et réduite au prisme de cette ambivalence, ne pouvait transcender les limites de cette contradiction. Elle incarne effectivement notre impuissance à changer ce pouvoir avec de bons sentiments.

Aucun autre argument sérieux ne peut mieux justifier la justesse et la sincérité de l’image de l’homme déchiré, qui personnifiait ce trouble singulier : comment se prévaloir d’un régime qui a pris le pouvoir par la force et s’étonner qu’il fût aussi hégémonique, autoritaire et impitoyable ? Or, cette image était-elle celle que Chadli voulait donner de lui-même maladroitement en tant que stratégie de sortie, après coup, après son échec politique et la responsabilité qui lui incombe, ou est-ce l’image que Mohamed s’efforce de projeter en lui par un sentiment de compassion ? Le regard lucide de Mohamed ne pouvait l’empêcher de s’acquitter de la formulation de cette contradiction par le recours à l’ambivalence.

Mais le jugement que l’on doit porter devant l’histoire sur les hommes qui ont fabriqué le système de pouvoir algérien, ayant pris en otage l’État après l’avoir façonné unilatéralement pour l’instrumentaliser à leurs seuls profits, ne peut s’accommoder d’affectes irrationnels, désertant les impératifs de la science historique et les postulats servant de base a ses méthodes de raisonnement. L’histoire ne peut s’échafauder sur des approximations circonstantielles. Son objet ne peut se dissocier de la problématisation de la vérité. Aussi pragmatique que l’on puisse être, cette critique doit être à l’identique du jugement que l’on doit appliquer à la religion dans sa responsabilité devant les conséquences qui affectent la conscience politique de la grande masse du peuple. Si la religion a des vertus humanistes et spirituelles, elle ne doit pas faire oublier sa responsabilité sur la désaffection de la masse populaire par la liberté de conscience, seule condition à sa désaliénation politique et à sa libération du consensus aveugle pouvant lui assurer la transition vers la citoyenneté.

Quand Mohamed Benchicou attribut à Chadli le privilège d’incarner notre impuissance : ce pouvoir ne changera pas avec de bons sentiments, Chadli n’aurait-il pas eu réellement une vision contemporaine du monde, avec tout ce que cela implique comme conséquences sur la nécessité d’œuvrer pour un état de droit et qu’il a préféré le refouler, justement pour pouvoir jouir égoïstement du pouvoir ? Par cet adage populaire, l’homme en état d’ivresse finit toujours par retrouver le chemin qui mène à sa demeure, le refoulement de cette volonté politique n’est-il pas l’expression de l’excès sur le recours au bon sentiment, traduit par l’action et le discours démagogique et populiste, pour le maintien volontaire et conscient du statu quo. Ne serait-il pas par compassion ou par tout un autre mobile inavoué que Mohamed charge Chadli d’aliénation dans le bon sentiment, à être impuissant d’avoir la clairvoyance suffisante pour accomplir son intuition politique à changer le pouvoir. Entendre par changer le pouvoir, l’instauration de la démocratie, dans ce qu’elle a d’essentiel : la séparation des instances, celles du religieux et du politique, l’indépendance de la justice, les droits de l’homme et la liberté de conscience. Comment expliquer la promotion des activités des associations religieuses depuis son accession au pouvoir qui ont abouti à la reconnaissance du FIS.

C’est bien lui, consciemment qui a favorisé l’émergence et la montée de l’islam politique, après lui avoir facilité l’occupation de tous les espaces publics de la rue, à la mosquée, à l’école et à l’université. C’est bien lui qui a volontairement approuvé le code de la famille, outil de régression et d’aliénation de la femme, pour amoindrir la résistance à la dictature qu’il incarnait et qu’il défendait méthodiquement. Notamment par la promulgation de l’article 120, conçut pour neutraliser tout espace d’expression politique et toute velléité d’opposition, en embrigadant à l’intérieur du FLN toute activité syndicale ou associative. Après avoir réalisé la destruction de l’ambitieux édifice économique et industriel dans sa forme capitaliste d’État mis en place par son prédécesseur, en segmentant économiquement les grandes entreprises en petites unités faciles à privatiser, au profit du sérail, et affaiblir politiquement la résistance des travailleurs en faisant éclater les concentrations ouvrières et les structures syndicales. Est-ce du bon sentiment que de recourir systématiquement à la répression, par l’arrestation et l’emprisonnement des militants des droits de l’homme, et le cautionnement de l’assassinat d'Ali Mecili à Paris et l’assassinat de centaines de jeunes en octobre 1988, suivie par la torture exercée massivement sur de longs mois par son entourage.

Avoir de bons sentiments à changer le pouvoir pour le ramener à son état initial est une stratégie pour dupes. L’intention de nuire au peuple algérien est figurée sans ambiguïté dans la cruauté de la répression de tout ce qui menaçait les privilèges du sérail, qui s’est octroyé le droit, volontairement, de confisquer l’État pour ses intérêts exclusifs. Chadli Bendjedid comme tout autre gardien du système, aliéné ou non dans des valeurs archaïques, ne peut transgresser le code d’honneur, comme il l’a affirmé lors de cet entretien, qui est propre aux organisations mafieuses, et dévier de l’intérêt collectif du sérail. Ceci explique la grâce accordée à Bouteflika en tant que membre principal du premier cercle, depuis sa fondation à Oujda sous l’autorité d’Abdelhafid Boussouf.

Doit-on prendre ses paroles comme argent comptant ou mesurer ses actions politiques, qui plaident toutes pour la confirmation de l’instrumentalisation consciente du bon sentiment, propre à toute légitimation de l’autorité patriarcale, qui s’appuie sur la prédisposition des structures sociales pour s’accomplir ? N’a-t-il pas seulement favorisé son égoïsme et celui du système au-delà de l’intérêt national, pour être repoussé à la sortie par la loi du rapport de force intrinsèque au système lui-même, qui lui garantit sa pérennité, par son renouvellement permanent.

De la colonisation civilisatrice française à la dictature positive selon Chadli Bendjedid et le système politique qu’il a contribué à promouvoir, le peuple algérien doit subir en tant que peuple soumis, une réalité qui lui ait imposé par la loi de la force, car non civilisé pour l’un et inapte à se gouverner par lui-même pour l’autre. À moins d’affronter son destin en se jetant encore une fois les mains nues dans l’horreur du combat inégal contre un ennemi coriace par sa lâcheté, pour la conquête de sa dignité et de sa liberté.

Youcef Benzatat

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Commentaires (14) | Réagir ?

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amazigh zouvaligh

S'agissant de l'identité du pays, qui est à mon sens la clef de voûte de toutes les nations qui se respectent et qui veulent aller de l'avant, les présidents algériens fabriqués avaient tous un dénominateur commun l'anti berbérisme, l'anti kabylisme et leurs corollaires qui n'est autre que l’aliénation du peuple algérien à qui l'on a caché son identité et tous ses vrais repères et à qui l'on a collé une fausse identité laquelle a anéanti le pays qui risque même de disparaître!

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Nachabe Madih

bonjour Benzatat.

Un petit entretien imaginaire entre Chadli et Bouteflika.

Bouteflika : Marhabane bika fi maqar el riâassa. Tu es mon invité d‘honneur. Pas la peine de te dire quoi faire, tu es chez toi. Tu connais d’ailleurs bien l’endroit pour y être passés par la maison. J’ai même gardé ton portrait accroché pour rester toujours fidèle à la politique de notre grande famille.

Chadli : C’est logique !

Bouteflika : Tu ne vas quand même pas recommencer toi ? Tu m’énerves avec ta logique ! N’oublie pas que c’est à cause de ta logique à la con qu’on est dans la merde aujourd’hui. Ce n’est pas toi qui as légalisé le FIS ? Voilà où on en est aujourd’hui. « Il est tout à fait clair » que si je t'ai appelé aujourd‘hui, c’est pour te dire que je ne veux pas assumer seul la responsabilité de tes conneries politiques.

Si tu m‘avais laissé prendre le pouvoir en 79, on n‘en serait pas là. Qu’as-tu fait du testament laissé par Si Rais El Houari où il me désigna comme unique héritier du Koursi ? Comment as-tu accepté d’être président à ma place alors que tu ne sais même pas parler correctement en français ? Yarhem Babak, dis-moi, comment as-tu fait pour tenir une discussion de plus de trois heures avec François Mitterrand ?

Chadli : Je te jure que ce n’est pas de ma faute, c’est le Kabyle Kasdi Merbah qui m’a désigné président malgré moi. D’ailleurs, j’étais le dernier à apprendre que je fus intronisé président de l’Algérie. C’est ma femme Halima qui m’a appris la bonne nouvelle. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Que je dise non ? La première fois de toute ma vie que j’ai répondu par non, j’ai récolté, ici même, une belle gifle du général Nezzar. C’était en 1991.

Le problème de l’Algérie a toujours été les Kabyles et les laïcs. C’est l’objet même du sujet de ma dernière interview que j’ai accordée aux journalistes japonais. Je leur expliquais, implicitement, que tant que tout ce qui est amazigh n’est pas tout à fait arabisé par l’islam, il y’aura toujours des problèmes en Algérie. Tu vois bien que derrière chaque situation de crise arabe et musulmane algériennes, il y a toujours un Kabyle matérialiste, berbériste allié du sionisme. Mais on a fini par régler son compte à ce Merbah.

Et si tu veux mon avis, il risque de t’arriver la même chose avec Ouyahia. Déjà qu’il ne veut même pas entendre parler du parti que veut créer ton frère Saïd. Tu vois bien maintenant que ma logique est plausible. Un Kabyle reste toujours un Kabyle, tout comme tous les démocrates algériens. Il faut s’en méfier comme des juifs. Les démocrates laïcs de chez nous sont la nouvelle version typique des juifs cités dans le Coran. Il faut les combattre sans relâche...

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youcef benzatat

Bonjour Nachab Madih,

Merci encore une fois pour votre efficacité à nous régaler de votre talent de dialoguiste politique, digne d'un Costa Gavras ou d'un Garcia Marquez. C’est un vrai régal.

Avez-vous remarqué la contradiction flagrante apporté par Chadli dans son entretien avec Benchicou ! D’abord, il nous dit que c’est lui qui détenait réellement le pouvoir. Ensuite qu’il a été le disciple de Farhat Abbas et qu’il a hérité de lui le sens de l’état de droit et de la démocratie. Il nous dit ensuite que c’était là son objectif, œuvrer pour un état de droit dans un régime démocratique. Pour ensuite nous dire qu’il a préféré démissionner de sa propre volonté et que personne ne l’a obligé de partir. Alors ! lorsque l’on est un patriote qui veut œuvrer pour un état de droit dans un régime démocratique et d’être en plus en possession du pouvoir, on ne démissionne pas comme ça et on n’abandonne pas sa responsabilité et son idéal. C’étaient les autres, ceux qui s’y opposaient à sa volonté, qu’il fallait faire partir !!! On n’a toujours pas compris pourquoi lors de l’annonce de sa démission à la télévision il s’est présenté avec des lunettes noires, est-ce que c’est pour dissimuler une gêne ou cacher l’effet de la gifle sur l’œil au beurre noir ?!!...

Pour information, j’ai lancé une page Facebook intitulée : Rassemblement pour une Algérie Laïque et Démocratique (RALD), nous espérons rassembler tous ceux qui désirent s’engager dans un combat politique pour cet objectif. Votre adhésion honorera le RALD et lui apportera certainement la fraîcheur de votre dynamisme, votre lucidité et votre détermination. A partager et à faire circuler à qui voudrait.

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alba aldo

"Alors ! lorsque l’on est un patriote..... on ne démissionne pas comme.. ". je crois qu'il faille reviser vos classiques en democratie, car demissionner est un acte superieur de la conscience et de l'honneur d'etre democrates et egal à soi, ce n'est point "ton cheptel" au pouvoir qui aura le courage de demissionner et sont traités comme de vulgaire "pipistre", les ferhat abbas, ait ahmed, boudiaf etc.. ont eu ce geste honorable. quant au" Rassemblement pour une Algérie Laïque et Démocratique (RALD) ", il faut repasser laique et democratique aussi creux que democratie populaire, merci. il nous faut simplement une republique algerienne avec la separation des pouvoirs et la préservations de la liberté (y'a pas de formelle et de réelle) une et indivisble pour tous.

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farid hamid

Alba Aldo

Vous avez écrit :"je crois qu'il faille reviser vos classiques en democratie,... "

Un autre internaute, Mohand Aghedu, m'a écrit: "Relisez donc vos classiques, visitez - à défaut de les revisiter"

Comparez les deux phrases et dites-moi ce que vous en pensez. Un conseil mon ami: essayez de passer à autre chose de plus utile.

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