La télévision et le monde de coucous

Siège de l'unique
Siège de l'unique

"Comme certains psychiatres l’ont dit, nous construisons tous des châteaux en Espagne mais les problèmes surviennent quand nous essayons de vivre dedans." (1)

Avec la télé, on n’a même pas besoin de les construire, elle les fait à notre place 24h sur 24h et nous invite à y vivre sans quitter notre lit. Dans la couverture du livre Se distraire à en Mourir de Postman, on voit de gros livres posés en escaliers, en haut il y a l’Homo sapiens debout, un Apollon rayonnant d’intelligence. Et tout en bas collé au petit écran un chimpanzé assis sur le dernier livre. Entre les deux, des mutants bombardés par les rayons cathodiques. La télé n’a tenu aucune de ses promesses mirifiques. Pire, en se démocratisant, elle a fait de la misère sa meilleure alliée. Elle est plus à l’aise dans un taudis que dans un palais. Le spectateur idéal est dans la majorité invisible aux revenus et distractions limités. Toutes les études le confirment, elle nous a rendu bête rouillé nos muscles détruit l’ambiance familiale et la civilisation du livre avec. C’est l’Amérique, le bled qui a donné le plus d’importance au livre dans l’histoire de l’humanité, qui a fabriqué cette caisse à mirages. Le fermier de l’oncle Sam du 18-19 eme siècle surveillant sa charrue un livre à la main était chose courante. Cette peuplade d’intellectuels, spécialement des migrants anglais fortement religieux, contribua à la quasi-totalité de nos inventions modernes. On a cru au début que l’école allait en profiter. "Nous apprenons ce que nous faisons. La télévision éduque les enfants en leur enseignant à faire ce qu’elle requiert d’eux. Et ce qu’elle requiert est aussi éloigné de ce que l’école requiert que le fait de lire un livre l’est de regarder un spectacle sur scène." (2)

Le plus inquiétant dans la télé c’est qu’elle exerce une réelle fascination chez les enfants qui sont en danger moral puisque cette boite de Pandore prend le contrôle de leur moi dès le berceau. Elle leur donne sa vision du monde et ils doivent l’accepter comme des grands. Cette vulnérabilité du cerveau en gestation est bien soulignée avec ce cas célèbre cité par Freud. Un enfant de 10ans ayant perdu son père se lamente en ces termes : "Je sais que mon père est mort mais je ne comprends pas pourquoi il ne vient pas m’embrasser tous les soirs." Aujourd’hui l’enfant est invité à participer à des jeux où on tue et on ressuscite sans arrêt avec des lunettes spéciales des gadgets de plus en plus sophistiqués. Tous les jours ces mondes parallèles virtuels prennent de l’ampleur, on n’invente plus que ça. Alvin Toffler parle d’une génération «Toutécran» où le suicide des 15-19 ans est la seconde cause de mortalité dans le monde d’après le dernier rapport de l’OMS. Quelque soit le régime, une dictature ou une démocratie, l’effet semble irréversible. Pour le premier c’est 1984 d’Orwell avec son Big Brother qui transforme les êtres humains en zombies en leur infligeant toutes les punitions possibles, et pour le second c’est Huxley et son Meilleur des Mondes qui les noie dans un océan de plaisirs. Or tous les excès se rejoignent ne s’annulent pas et détruisent l’équilibre si indispensable à la vie des hommes. Le corps humain a besoin d’espace de créativité d’effort d’action du temps pour digérer l’image imposée ou choisie. Il n’a pas été conçu pour coller à un miroir truffé de messages subliminaux. Notre Unique en est l’exemple type : "Le peuple est heureux doit être heureux" ; "le peuple est fautif quand il malheureux" ; "Heureusement le Rais veille" ; "il n’y a rien à voir de laid chez nous mais beaucoup chez les autres" etc. Pendant qu’Alger vacillait sur les bombes des terroristes, El Yatima nous consolait avec Miss Marple et son thé. Elle a beau se cloner faire des petits, elle reste fidèle à Orwel et Huxley selon la «météo» du jour: matraquage et manipulation à gogo. "L’Etat est désir qui passe de la tête du despote au cœur des sujets…La plus fantastique machine de répression est encore désir, sujet qui désire et sujet de désir." (3) Dans ce masochisme partagé, la télé est l’instrument idéal. On n’est plus un politicien avec un bon programme mais un «télépoliticien» avec une belle image. Aux USA où le président est élu, les téléspectateurs ne retiennent du show télévisé de la campagne présidentielle que la sympathie de l’un la maladresse de l’autre, aucun des sondés ne se soucie du programme. Concours de beauté d’une Miss, tout candidat est vendable. La télé fait de la discrimination à outrance sans perturber aucune bonne conscience internationale : une femme laide vieille, un homme obèse chauve, sans parler de tous les autres handicaps, n’ont aucune chance de faire partie de son cheptel. Ce culte de l’apparence ne plaide pas pour la richesse la profondeur des messages surtout dans les pays où il n’y a rien d’autre à se mettre sous les dents. Quelqu’un a dit que dans les pays du tiers monde surtout arabes, la télé c’est verser de l’essence sur le feu. El Azhar a combattu la photographie mais pas le petit écran qui offre à ses prédicateurs une tribune de rêve. "La télé écrit Billy Graham est l’instrument de communication le plus puissant inventé par l’homme. Chacune de mes meilleurs heures d’écoute est maintenant retransmise par près de 300 chaînes à travers les USA et le Canada, si bien qu’avec un seul prêche télévisé je touche des millions de personnes infiniment plus que le Christ a jamais pu le faire toute sa vie durant." Or le moyen de communication que la religion aurait dû éviter à tout prix c’est bien la télé dont le but est exclusivement de distraire en tuant le temps. La religion a perdu son côté sacrée en désertant le temple pour un plateau carton-plastique sous l’œil froid d’une camera ; elle a perdu son verbe inspiré sa magie et va jusqu’à servir d’alibi au terrorisme et à la dictature.

L’exemple le plus frappant est l’interruption du programme pour l’appel à la prière des seuls pratiquants domiciliés dans la capitale et ses environs. D’après des sondages, on sait qu’un téléspectateur sur trois suit un programme de A à Z, les autres par bribes, des mordus du zapping. Ce trio hybride doit pouvoir s’arracher zen aux images profanes pour s’agenouiller dare-dare sur un tapis immaculé. Il ne viendrait jamais à l’idée d’une chaine arabe d’interrompre son programme pour passer le discours du Rais. C’est trop important, il faut s’y préparer des heures sinon des jours. L’avant et l’après de la prestation présidentielle doivent être encensés par l’hymne national discours et slogans à volonté. Or ce ronronnement officiel n’a pratiquement aucune utilité pour le dominant qui n’a pas besoin d’élection pour régner ni pour le dominé qui est habitué à n’avoir aucune opinion. Les deux fonctionnent en circuit fermé. "Le danger n’était pas que la religion soit devenue le contenu d’émissions religieuses télévisées mais que les émissions de télévision deviennent le contenu de la religion." (3) Pourtant toutes les religions ont combattu l’image et il a fallu attendre des siècles après la mort de Bouddha pour que sa première statue soit sculptée. Maintenant avec la télé, l’ordinateur, on n’a plus besoin d’un Raphaël d’un Vinci d’un Picasso pour reproduire le corps humain. De plus en plus les tableaux de ces maitres valent de l’argent et pourtant s’ils étaient toujours en vie, ils ne pourraient rivaliser avec la perfection d’une image de synthèse. Cernés par le virtuel, nous fantasmons non pas sur l’avenir mais sur le passé. La télé a pris le contrôle total sur nous. Elle nous dit quoi manger quoi aimer quoi élire, nous sommes devenus des robots téléguidés par ses ondes et personne ne sait leur impact sur notre santé. Des souris soumises au téléphone portable ont développé des cancers du cerveau quel sera le résultat si on les soumettait aux bombardements des rayons cathodiques. Comme un coucou, l’information nous arrive en points tillés à la traçabilité indéterminée. A tous les niveaux, une armada de vigiles veillent à ne laisser filtrer que le superflu et quand une vérité est dite elle est au préalable noyée dans un amas de futilités. On a cru que l’opinion américaine est devenue hostile à la guerre du Vietnam à cause des images d’enfants brûlés par les napalms or après enquête, il s’est avéré que c’est le moral des soldats qui a fait taire les armes. Face à la camera, le boy n’avait plus rien d’un héros, pitoyable, il se posait même la question dans quel camp se trouvait la justice. Fort de ces constats, la télé a filmé la guerre du Golfe comme une publicité. On estime qu’un Américain de 40 ans a vu plus d’un million de publicités à la télé et autant jusqu’à sa retraite. Souvent c’est des stars adulées par le public qui viennent vanter des produits qui n’ont aucun rapport avec leur formation leurs études leur métier à part le chèque encaissé. Quel lien existe entre une star du foot et une marque de pâtes, une star du cinéma et le label d’un café, parfois c’est le héros d’un conte célèbre ou l’avatar du dernier box office qui est sollicité. On met en scène pour faire rire émouvoir séduire ce n’est pas l’utilité la fiabilité du produit qui sont analysées mais bien la psychologie de l’acheteur pour qu’il morde à l’hameçon. Qui mieux qu’un expert dans le domaine peut nous éclairer sur cette grotte d’Ali Baba leurre : «L’idée est de rester toujours bref, ne jamais surmener l’attention des gens mais, au contraire, de créer une stimulation permanente, la nouveauté, l’action et le mouvement. Vous êtes priés …de ne prêter attention à aucun concept, aucune personnalité ou aucun problème pendant quelques secondes de suite...» (4) Et pourtant même l’assommant JT est étudié pour être une main de velours dans un gant en soie. "Tout le contexte du journal télévisé nous renvoie cette idée : la belle apparence et l’amabilité du minet, son ton de badinage plaisant, la musique entrainante qui ouvre et clôt la présentation des nouvelles, la vivacité du rythme auquel succèdent les flashes d’information, les publicités séduisantes, tout est là pour nous suggérer que ce que nous venons de voir ne doit pas nous faire pleurer." (5) Tout le monde s’accorde sur la régression du discours public, le jeu de langage des politiciens leur souci de se faire lifter sur et sous la peau. Ils ont des experts en communication en image en psychologie des foules, des lettrés doués pour rédiger de beaux discours et même des astrologues des voyants pour dévoiler leurs affinités avec les cieux. D’après Postman, Lincoln n’aurait jamais été élu si la télé avait existé, il avait des crises de dépression sa femme était psychopathe et pourtant il écrivait lui-même son texte et le débitait pendant trois heures à un public averti capable de classer déduire et raisonner pour capter sa prose. Il disait : "Il faut se tremper dans l’opinion publique comme dans un bain." Quelle différence avec le mystérieux l’inaccessible Nixon qui se lamentait d’avoir perdu des élections à cause d’un maquillage saboté. "Voir c’est croire" telle est la devise et tout journaliste qui veut réussir doit donner la priorité à sa coiffure son look comme une starlette. Huxley avait affirmé qu’il n’y a pas de business autre que le show-business et la télé lui a donné hélas amplement raison. En 1920, Walter Lipmann écrivait : "Il ne peut y avoir de liberté pour une communauté qui n’a pas les moyens de détecter les mensonges." Or aujourd’hui même avec des moyens pour détecter les mensonges, la liberté n’aura aucun sens tant le petit écran a déshumanisé la communauté. On ne sait plus faire la différence entre mensonge et vérité, ignorance et connaissance. Nous sommes devenus des bienheureux indifférents du moment que notre dose quotidienne en « crack» est assurée pour planer indéfiniment.

Mimi Massiva

(1) Neil Postman (Se Distraire à en Mourir)

(2) John Dewey (Experience and Education)

(3) Robert MacNeil, redacteur en chef et coprésentateur de MacNeil-Lehrer Newshour

(4) Gilles Deleuze, Félix Guattari (L’Anti-Œdipe)

(5) Neil Postman (Se distraire à en mourir)

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Commentaires (2) | Réagir ?

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Brahim Arbat

Cet article est en retard de la période qui nous sépare de "La chevauchée fantastique" ou du " Train sifflera trois fois", madame Mimi. La télévision aujourd'hui, c'est l'équivalent du livre, dans la civilisation humaine à la veille de la Modernité, elle fait partie de la culture de l'image, l'homme se prépare à caser les livres dans les musées au profit des moniteurs, grans et petit, en un mot, le circuit intégré a saisi à la volée la découverte de la photographie, et depuis cio Max, demain, il n' y aura ni cahier, ni manuel, ni crayon, ni tableau noir en classe, ne vous en faites pas.

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Khalida targui

Je n'aime pas votre article Mimi, moi sans télé je n'imagine pas ma vie, je préfère me flinguer. Je voyage avec elle je décompresse avec elle en un mot je vis grâce à elle. Je l'allume dés mon réveil et je m'endors avec. Il n'y a rien à part elle, pitié laissez nous notre crack, s'il vous plait, parlez d'autre chose