Boualem Naït Akli, un comique-né qui vient de nous quitter

Scène d'une des pièces de ce comédien
Scène d'une des pièces de ce comédien

Grand comique de la ville de Sétif, Boualem Naït Akli était un artiste pur. Il s'est éteint en juillet dernier dans l'anonymat.

Il y a un peu plus de dix ans, j’avais publié dans le quotidien algérien La Nouvelle République, étalé sur trois numéros, entre le 4 et le 6 mars, un article portant le titre de Repères historiques dans le mouvement théâtral à Sétif. J’y avais, comme son titre l’indique, pointé un certain nombre de dates et faits marquants dans la riche histoire du théâtre dans cette ville. Je n’étais pas dupe que ce travail, le premier sur le sujet, commis de surcroît sous la plume d’un "novice", - un peu trop jeune pour avoir connu cette période faste du quatrième art à Sétif que furent les années soixante dix -, n’allait pas, de ce fait, être particulièrement exhaustif. Mais de là à ce qu’il omette de signaler un nom aussi important que celui de Naït Akli Boualem cela ne pouvait être qu’impardonnable et passible des plus méritées des remontrances.

À vrai dire, on m’avait signalé ce nom comme celui de l’un des précurseurs du théâtre post-indépendant, mais on n’avait pas insisté autant que ça sur l’importance incontournable de son travail. D’ailleurs, avant sa publication, comme il n’était basé que sur des témoignages oraux et aucune source écrite, j’avais pris le soin de faire relire mon écrit par mes informateurs, mais aucun d’eux, peut-être à cause de la densité des informations qu’il portait et de la longue période qu’il couvrait, n’avait cru important de signaler cette grosse lacune. D’un autre côté, je n’en eus aucun retour qui m’en aurait signalé les carences ni lors de sa première publication, ni après sa reprise en 2009 par le regretté journal de Sétif Le Sétifois

Plusieurs années plus tard, j’eus l’occasion de rencontrer l’homme, M. Naït Akli Boualem, de discuter avec lui sur son travail et aussi de mesurer l’ampleur de mon manquement. En plus de son abord facile, de sa courtoisie, il ne peut échapper à celui qui a la chance de le rencontrer cette particularité du personnage de confondre, sans affectation aucune, dans le même homme, l’artiste et l’homme de tous les jours. C’est que notre comédien est, comme il aime à le répéter, un comédien-né, qui n’a pas besoin de faire beaucoup d’efforts pour incarner tel ou tel rôle, passer d’un personnage à un autre, etc. 

Je le revois, à l’occasion de mes promenades quotidiennes en ville, assis en compagnie de ses camarades, retraités comme lui, profitant des rayons de soleil sur le banc en fer sculpté faisant face au lycée Kerouani. J’y avais pris l’habitude de le saluer chaque jour. Je considérai et considère toujours cela comme un grand honneur de le croiser, de me savoir partager la même ville avec un artiste de sa stature, de la veine de ceux qui, comme lui, ont vécu sans spécialement aller coûte que coûte à la recherche des feux de la notoriété ou de la bienveillance des cercles officiels.

Boualem Naït Akli, surnommé Rroudj (le Rouquin), est né le 02 octobre 1945, au Faubourg de la gare, de parents originaires de Kabylie (Bougie), installés à Sétif depuis les années 20. Il naquit dans ce quartier d’où était, quelques mois auparavant, partie la marche qui inaugurera ce qui sera les célèbres "massacres du 08 mai 1945". Il est le plus jeune d’une fratrie de cinq enfants. Il fréquentera l’école primaire Péguin de 1952 à 1959, date à laquelle il la quittera pour aller aider son père, retraité de l’armée française, vendeur d’œufs de son état, dans son commerce. Il regrettera sa vie durant de ne pas avoir fait d’études de théâtre et tout autant de ne pas avoir appris le kabyle, la langue de ses parents, et l’arabe écrit (qui lui auraient pu ouvrir plus de perspectives dans son travail d’artiste). Dès son jeune âge, il aura ce penchant pour la scène. Déjà enfant, à l’école, il faisait rire ses camarades par ses pitreries, ce qui lui valait de fréquents changements de classe et la convocation de ses parents. Mais il n’aura une véritable occasion d’exercer son talent qu’après l’indépendance lorsqu’il sera chargé en 1962-63 de la responsabilité de la troupe de théâtre de la section locale de la Jeunesse FLN, qui avait son local à la salle Mohamed Khemisti (ex-Brincat). Il y restera jusqu’à 1970, période pendant laquelle il écrira, jouera et dirigera de nombreux sketches comiques dont Chez le juge (1962), Hamada le boxeur (1963), Le père et ses trois fils (1965-66), Le mort-vivant (1969-70), Dersa (1968 ; version comique de la pièce des scouts qui donnera son nom à la fameuse troupe des années soixante dix – quatre-vingts). Il montera aussi en 1970-71 la pièce Noir et blanc avec les élèves du lycée Mohamed Kerouani (ex-Eugène Albertini, qu’ils joueront au théâtre municipal). On pouvait aussi admirer son art lors des spectacles donnés par la troupe musicale Ennasr avec laquelle il sillonnera tout l’est algérien).

Donc, après avoir quitté la JFLN qui, selon notre artiste, commençait à essuyer de toutes parts des coups qui allaient finir par en avoir raison, il rejoindra en 1972 la troupe du Croissant rouge local, dirigé alors par un célèbre pneumo-phtisiologue sétifien, le docteur Abdelkader Amrane, avec lequel il avait déjà collaboré dans les années soixante. Il y restera, jusqu’en 1998, comme animateur, que ce soit localement ou lors des colonies qui se passaient chaque année à Aokas ou à Tichy. Toute cette activité artistique se passait parallèlement à son travail d’ouvrier à l’Enpec (ex-Sonelec).

Je n’ai personnellement pas eu la chance de le voir sur scène , mais les témoignages recueillis auprès de cette génération qui a pu suivre ses spectacles le décrivent comme le plus grand comique qu’a connu Sétif, le maître absolu de ce genre dans cette ville : "Un véritable élastique de souplesse, infatigable", me dira Tahar Dif (un animateur de jeunesse de carrière et un fin connaisseur du quatrième art). Rien d’étonnant lorsqu’on sait que Boualem avait fait en 1966 un stage de danse classique française à l’ENADC de Bordj El Kiffan, sous la direction de Jacques Douillet et de sa femme Thérèse Poro. Il n’est d’ailleurs pas besoin d’aller au théâtre pour découvrir toutes les facettes de l’artiste qu’est Boualem Naït Akli. Il est tout naturellement acteur, que ce soit dans sa physionomie ou dans ses gestes de tous les jours. Avec une gestuelle et des grimaces portées par un corps frêle et souple qui rappellent de grands acteurs comme Arthur Stanley (Laurel du légendaire duo Laurel et Hardy) ou Woody Allen, etc., ce comique-né est le meilleur représentant de ce qui peut donner un immense talent conjugué à une bonté pure, spontanée. Il suffit de rester avec lui quelques instants, l’aborder sur son travail, pour le voir dans toute sa splendeur d’acteur, à n’en plus pouvoir détacher les yeux. 

Pour Salim Bensedira (autre figure du théâtre à Sétif), par sa thématique et sa forme, son art rejoint sur tous les points cette veine d’artistes algériens qui marqua le siècle passé avec des noms comme Sid Ali Fernandel, Mohamed Touri, Rouiched, connus par leurs saynètes - à caractère social, édifiant - où sont mis en scène des personnages de la vie quotidienne, lancés dans d’incroyables histoires, où caricature et parodie sont mises à contribution pour produire du comique. Boualem Naït Akli m’avouera avoir été très influencé par Hassan El Hassani, connu surtout, à Sétif, sous le nom de son célèbre personnage Bou Bagra. En exemple de son humour, cette scène rapportée par Liamine Saâdna (ancien de Dersa), de l’un de ses sketches : Un des personnages tenait un verre de vin dans la main en voulant faire croire à son interlocuteur qu’il ne s’agissait que de petit lait. À ce dernier qui lui faisait remarquer que le petit-lait n’était pas rouge mais blanc, il répliqua : ki chafek h’chem "il a juste rougi de timidité en te voyant". De son côté, Mabrouk Laoudj (ancien de Lâalem Methouel), qui avait assisté, tout jeune lycéen dans les années soixante dix, à deux spectacles de Boualem Naït Akli à la salle Afrique (ex-Variétés), en gardera le souvenir du public qui se tordait de rire du début à la fin de la pièce.

Deux évènements auraient pu lancer la carrière professionnelle de Boualem Naït Akli. Le premier lorsqu’il sera invité en 1964 par Mustapha Kateb, alors directeur du TNA, à rejoindre la troupe de ce dernier ; il n’y ira pas, dissuadé par ses camarades de la JFLN, qui voulaient sans doute le garder parmi eux. Le second, quand dans les années quatre-vingt, il est remarqué par Slimane Benaïssa qui préparait alors la pièce Babor ghraq, à la faveur d’une cassette audio enregistrée à l’origine par Boualem pour amuser ses collègues de travail. Cette bande où se mêlaient humour et grivoiseries sera dupliquée ; elle fera le tour de l’Algérie et arrivera jusqu’aux oreilles du célèbre homme de théâtre qui viendra le chercher à Sétif et l’emmènera participer aux répétitions qui se passaient à Tizi Ouzou. Sa collaboration à ce projet n’aboutira pas, chose que Boualem, acteur-auteur comique-né, explique par son incapacité à s’adapter au genre dramatique, au travail formaté, à apprendre un rôle préétabli, à rentrer dans le mécanisme d’une pièce tel que le voudrait un metteur en scène, lui qui se laisse souvent aller à des improvisations, à des spontanéités, à des zigzags, qui dérèglent le travail collectif.

Durant la majeure partie de sa vie artistique, depuis la première troupe de la JFLN, il aura pour fidèle compagnon de scène et ami Messaoud Guediri (1942-1993). Boualem dira de lui que c’était le seul acteur qui était capable de lui tenir tête, de soutenir ses imprévisions déroutantes, son humour irrésistible (souvent, les figurants qui l’accompagnaient ne se retenaient pas et éclataient de rire sur scène, même après avoir joué plusieurs fois la pièce). Après la mort de Messaoud, Boualem faillit arrêter la scène, ayant perdu ses repères pour reprendre ses termes, et n’eussent été le soutien et les consolations de jeunes artistes qui activaient alors à la maison de la culture il n’aurait pas repris. Ils l’inviteront à jouer à plusieurs occasions, ce qui lui permit d’y reprendre son répertoire. Sa dernière représentation se fera en 1999-2000 à la galerie des expositions du Parc des loisirs, avec la pièce Le docteur ou ???? ???? ?? "en voulant le soigner il l’aveugla", reprise de celle jouée dans les années quatre-vingt avec Guediri.

Depuis, Boualem a arrêté toute activité artistique. Dommage pour les jeunes générations qui auraient beaucoup gagné à profiter de l’expérience de ce grand comique. Depuis la fin de l’hiver passé, je ne le voyais plus nulle part : ni sur "son" banc habituel (qui n’existe d’ailleurs plus, détruit par quelque main assassine) du trottoir du mess des officiers, ni sous les Arcades de l’ex-café-hôtel de France qui fait face à son domicile.

Ses voisins m’apprendront qu’il était malade, de cette maladie dont on préfère taire le nom, sans doute pour la conjurer, qui vous ronge petit à petit quand elle ne vous fait pas faiblir au plus haut degré à coups de séances de chimiothérapie, mais qui peut aussi, si elle est détectée à temps, être soignée, guérir aussi vite qu’elle est venue. 

Je suis allé lui rendre visite dans son deux-pièces cuisine vétuste , datant de la haute période coloniale, qu’il partage avec son frère, leurs femmes, et leurs nombreux enfants. Il nous reçut Salim Bensedira et moi avec son affabilité habituelle. Sa voix naturellement fluette avait quelque peu faibli, mais sa présence, son humeur, son art de conter, n’avaient pas pris un brin de pâleur.

Malgré toutes ses souffrances, sa situation sociale des plus difficiles, sa grande déception de vivre à une vingtaine de personnes dans un deux-pièces, à coucher à cinq dans la même chambre, de ne pas avoir bénéficié d’un simple toit décent dans cette ville qui l’avait naître, qui a été lotie et re-lotie, charcutée, où pourtant aucun coin ni recoin, constructible ou pas, pas le moindre mètre carré, n’a échappé à la main bouchère d’un pillage organisé, de ne voir aucun avenir poindre à l’horizon pour ses enfants, lui qui a toute sa vie œuvré au bonheur des autres, aucune aigreur ne transparaît dans son discours, pas le moindre ressentiment, rien que des paroles de pardon, mais néanmoins une petite tristesse légèrement perceptible dans sa voix ; sans doute a-t-il été atteint par la malédiction de cette expression qu’il aime toujours à répéter "chaque artiste est triste, on fait rire les gens, mais on ne trouve personne pour nous soulager".

Le 25 juillet 2012, j’appris la nouvelle de son décès le matin même chez lui parmi les siens dans son deux-pièces cuisine. La presse algérienne ignora sa disparition.

Larbi Rabdi

Chercheur en sciences du langage et en littérature orale

Directeur de publication. Email : [email protected]

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