Alger, 50 minutes chrono

Promeneurs d'Alger
Promeneurs d'Alger

"En politique, rien n'arrive par accident. Si quelque chose se produit, vous pouvez parier que cela a été planifié de cette façon". Franklin Roosevelt

Onze heures trente à peu près, Didouche-Mourad, Alger, au niveau de l’escaler Pichon, aux environs de la place Audin, et hop ! un coup de tête raté suivi d’un fauchage presque réussi si ce n’est la rambarde qui aide à maintenir l’équilibre. La table est par terre et les paquets de cigarettes s’éparpillent sur le trottoir ; le tenancier s’empresse d’organiser un petit périmètre de sécurité pour que l’on n’écrase pas son gagne pain. Les voisins, commerçants et résidents, les passants surtout, se ramassent aussitôt autour des deux corps en combat funeste. Les deux visages ensanglantés se mêlant les sueurs, vous ne pouvez pas savoir comment les jeunes hommes se sont donnés les coups, des flopées de bras qui essayent de les séparer vous font écran.

Puis ils tombent ensemble sur les marches sans cesser de se pugiler en kick-boxing, les intercédents penchés sur eux. Ce n’est qu’au bout d’un quart d’heure qu’on arrive à isoler deux par deux les quatre membres forcenés et les deux têtes en furie. L’échauffourée s’est décidée en moins de temps qu’il faut aux deux jeunes hommes pour se dire deux obscénités à propos d’un sourire commenté sur une petite amie.

Un quart d’heure plus tard, je rencontre un ami et confrère d’un quotidien d’information, en petite convalescence après une action thérapeutique assez éprouvante sur son système cardiovasculaire. Il était en train de marcher avec un frère venu du nord de l’Europe passé avec lui quelques jours de vacance. On se décide de commencer par prendre un café à l’une des deux terrasses en face des arrêts de bus, toujours dans les limites de la place Audin, avant la sardine bien épicée chez Mouloud, le seul à la faire convenablement après dans le temps le Roi de la loubia de la rue Tanger. A peine l’entame des présentations que des vociférations haletantes nous interpellent juste derrière à proximité du salon de thé le Maghreb. Deux parties s’apprêtent-elles à entrer en friction, l’une prenant en protection Omar zyeux-bleus, le dérangé mental connu de tout le centre-ville algérois un peu comme le Miloud de Chronique des années de braise.

Des pages ne suffisant pas à rendre compte de la bagarre générale qui s’en est suivie ; il faut retenir seulement que l’affrontement dans son ensemble, de lui-même se fragmenta en plusieurs points de rixe qui absorba toute l’attention des contrebas de la plus célèbre avenue du pays. J’ai entendu une dame expliquant à une jeune fille attendant dans le piquet de la station taxi dire : "C’est sûrement suite au discours du président qu’il a donné hier à la télévision !", un homme intervient pour rétorquer : «non, je crois que ce sont les gars de Ali Belhadj qui n’ont pas été autorisés à manifester hier à Kouba après la prière du vendredi !»

Mais les férus de cet imam ce sont les flics qui n’attendent pas la phrase complète des ordres pour les ceindre et les isoler. Or, de policiers il n’en a été aucune trace ; Omar saute d’un groupe en ébullition à un autre pour attaquer le gouvernement dans les yeux des inconnus et les coups se multiplient çà et là jusqu’à prendre scène dans le carré des deux terrasses mitoyennes où depuis longtemps les chaînes de bornage ont disparu et vous ne connaissez pas les lieux vous vous dites qu’il s’agisse des riverains qui font descendre les tables et les chaises.

Il faut sur ce point préciser que l’on ne peut pas reconnaître dans le tumulte les résidents noyés dans la foule que pendant justement les moments de violence dans l’environnement, en vérité des situations de vécu propre à toutes les grandes agglomérations urbaines commerçantes, prodigatrices d’emploi ou de formation, de relais de transport. Et souvent, en sus d’accrochage particulier mettant en procès un oulid Didouche avec un tiers bipant dans une loge d’escalier, faisant semblant de faire du shopping pour draguer, ou carrément s’arrêter pour mater une coquette sortie vite pour un petite commission, une autre bagarre s’improvise aussitôt, initiée par des passants qui ne comprennent pas des passions particulières dans la hargne chez des jeunes plus que chez d’autres. Bref, l’agitation se calme mais le frangin nordique n’a déjà plus bien envie de la sardine de Mouloud.

Ils projètent pour une autre occupation et je décide de rentrer chez-moi. Je dépasse la bouche du tunnel des facultés mais un tonitruant crissement de roue me saisit dans le rachis cervical. Je me retourne, un chauffard vient de heurter un passant. L’homme s’affale, le sachet de pain encore dans la main. Et tout de suite, comme la rapidité de l’éclair, un nouvel immense attroupement assombrit la rue malgré le ciel printanier. Le fautif sort de son véhicule, tremblant, incapable d’articuler qui tente de forcer la marée humaine agglutinée autour de l’accidenté sur le sol.

"Ne le touchez pas, sait-on jamais !", "mais poussez-vous, ya ibad allah, laissez-le respirer !", "c’est la faute à qui, qui a vu comment ça s’est passé ?", "y’aurait-il un médecin, ya jmâa ?", ainsi des voix anonymes fusent au sien de la foule qui se confine de plus en plus sur la chassée et les deux trottoirs.

Finalement, plus de peur que de mal, le pauvre pièton se redresse le plus normalement du monde, changeant seulement le sachet de pain de main et tapotant ses vêtements.

Presque à la même place mais dans l’autre versant, avant la dispersion des badauds, un scooter surgit pour effleurer en se déséquilibrant une famille en faisant quand même culbuter au bas d’un arbre une adolescente qui se relève aussitôt par peur de la foule ; le conducteur abandonne son engin étalé à cheval entre la chaussé et le trottoir et s’enfuit.

Je traverse à la périphérie du cercle qui commence à s’étendre vers Air Algérie et longer l’intérieur du tunnel jusqu’à l’avenue Pasteur pour prendre un taxi au moins jusqu’à El Biar avant Bouzaréah. Il fait de plus en plus chaud, je déboutonne mon blouson et je me mets sur le bord du trottoir juste en face de l’arrêt du transport universitaire. Plusieurs taxis passent chargés sous les regards intéressés les scrutant disparaître vers le palais du Gouvernement lorsque comme descendu du ciel un jeune homme s’approche d’un couple et se met à cogner sur le visage de la jeune femme ; le compagnon de celle-ci se retire pour se caler contre le grand mur, la mine terrifiée. Et la aussi la foule se convoque. "Il paraît que c’est son frère qui la surprend…"

C’est la dernière phrase que j’ai emportée avec moi en pressant le pas pour rejoindre un jeune ami de Fort l’empereur qui s’est arrêté pour m’embarquer. Je lui explique que je monte sur Bouzaréah, il me dit que ça tombait bien pour ne pas prendre par El Biar où il n’y avait pas une heure eut-il lieu une grande bagarre à couteaux tirés pour un leadership de tables à l’entrée du marché. Nous prenons par Bâtons rouges pour la route du Frais vallon. "Lik âmou !" me dit mon jeune hôte en me montrant de son indexe gauche un attroupement au bas de Climat de France autour d’un bus de l’Etusa.

Ça ne faisait pas une heure depuis le premier accrochage du haut de la rue Pichon. Et la veille encore, tout Alger dans le froid glacial et la pluie, l’atmosphère grise et les coupures d’électricité, priait tous les saints pour une journée d’ensoleillement, histoire de désangoisser durant les deux jours de repos. Et je n’avais absolument pas dans l’idée sur cette satanée chronique.

Nadir Bacha

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