Karim Younès: "L'Algérie patauge dans les marécages politiques"

Karim Younès
Karim Younès

Dans "De la Numidie à l’Algérie, Grandeurs et Ruptures" (Ed. Casbah, 2011), l’ancien Président de l’APN, Karim Younès, revient sur les moments forts qu'il a vécus au sein de l'appareil institutionnel et politique: le 7ème congrès du FLN au côté de Ali Benflis, sa démission de la présidence de l'APN en 2004. S'interrogeant sur le passé révolutionnaire du chef de l'Etat, il exhorte ce dernier à écrire ses Mémoires.

Votre ouvrage jette un éclairage inédit sur ce que l’on pourrait appeler "la guerre au sein du FLN", le 7ème Congrès dans lequel vous avez joué un rôle de premier plan au coté d’Ali Benflis. Y voyez-vous de simples luttes claniques ou au contraire un sursaut de modernité et une force d’opposition à Bouteflika ?

Karim Younès: Votre question parait simple, en fait de longs développements sont nécessaires dont ce n’est pas ici le lieu pour en appréhender toute la problématique, le 7ème congrès du FLN et son impact sur la situation politique des évènements vécus ou pressentis par notre pays dans une conjoncture géopolitique bien particulière n’étant que le prétexte. S’il est vrai qu’on ne peut rester sourd au bouillonnement qui caractérise la scène politique nationale autant que celle de sa sphère culturelle et qu’une réponse aux aspirations et interpellations populaires est indispensable, beaucoup de critiques peuvent légitimement expliquer sans la justifier pour autant la frilosité ou même la circonspection par trop excessive d’acteurs politiques qui préfèrent aujourd’hui le statut de spectateurs.

Les questions que l’on peut s’autoriser recoupent l’implication dans le processus de recherche des meilleures choix de fonctionnement de notre démocratie au delà des revendications partisanes, sectaires, et, si le champ politique en place est appelé à connaître des bouleversements menant à des changements significatifs du modèle institutionnel en place.

Aujourd’hui, plus que par le passé, le citoyen semble plus soucieux de sa quotidienneté que les luttes partisanes où foisonne des intérêts étroits. Etre écouté, entendu et compris n’est pas une nouvelle aspiration mais une revendication largement partagée aujourd’hui par nos populations.

Le discours éculé, défraîchi, réchauffé à satiété au gré des festins publics ne prend plus, n’illusionne plus. Le citoyen l’évacue d’un revers de main. Les réponses concrètes, de plus en plus pressantes portées par les revendications quotidiennes qui noircissent les colonnes des journaux et qui sont essentielles, en ce qu’elles aspirent à une meilleure équité sociale ; c’est ce qui est attendu des dirigeants politiques, candidats à la représentation populaire. Ou pas.
Ce n’est pas une idée neuve mais cette revendication citoyenne qualitativement nouvelle est arrivée à maturation, elle s’exprime parfois avec une violence imprévisible contre laquelle l’Etat n’a que la répression, comme moyen et parade de plus en plus dérisoire et grossière. De nos jours, le monde entier connaît la limite et la vanité de ces moyens. La réponse politique prend alors la forme d’une résolution à procéder enfin à des changements qualitatifs dans la gestion des affaires de la cité. L’effet cathartique obtenu, c’est la période des « congés sociaux et politiques ». L’attitude d’un homme politique avisé n’est pas, n’est plus en tous les cas, d’afficher ad vitam aeternam une façade « d’irréprochabilité » ni de cultiver un charme populiste au renouvellement incertain car bien éphémère, mais de faire montre d’aptitude à mener à bon port le navire qui lui a été confié par la Nation.
C’est à partir de l’observation et de l’analyse des premiers pas engagés dans la mise en œuvre des résolutions à restituer aux citoyens le bien le plus cher, leur bien, c’est-à-dire la République, ses institutions, sa morale, son élite que l’on pourra ensuite appuyer la démarche préconisée ou la dénoncer. Je ne suis pas non plus dans la peau de celui qui tire sur tout ce qui bouge à la manière d’un chasseur occasionnel, qui vise le merle et abat son chien, ou encore celui d’un spécialiste - polyvalent de la critique tous azimuts qui sonde l’intention plus qu’il n’analyse les faits, qui conclut avant même de finir la réflexion.

Quels sont aujourd’hui ses effets entre "Grandeurs et ruptures" ?

Le processus de rupture historique en Algérie sera la résultante de l’addition dynamique et cumulée de toutes les ruptures douces qui couvent depuis longtemps dans ses profondeurs abyssales. Toutes les conditions qui préfigurent l’imminence de la grande rupture sont là : Il suffit tout simplement de regarder autour de vous. L’équation est simple : Les grandeurs et les ruptures vont-elles croiser leurs potentiels de changement et de richesse positifs ou leur force d’inertie explosive ? Je vous ai dit que la richesse et son croisement avec d’autres facteurs de son développement étaient au cœur de toutes les problématiques en Algérie.

Vous vous interrogez sur le passé "révolutionnaire" de Abdelaziz Bouteflika: "Quels talents lui furent-ils nécessaires pour avoir traversé la guerre de Libération, des régions frontalières marocaines et maliennes aux Affaires étrangères alors que les archives nationales débordent d’illustres personnalités de la même génération, irrémédiablement jetées à l’oubli ?". Invitez-vous le Président à écrire ses Mémoires ? Si oui, pourquoi ?

Chacun sait déjà, ou doit savoir, ici et ailleurs : l’expérience politique de Abdelaziz Bouteflika a une certaine épaisseur dans le monde d’aujourd’hui qui ne doit pas compter beaucoup d’hommes politiques vivants qui peuvent vous parler autant que lui des icônes qui ont marqué l’histoire de notre monde, celui d’hier surtout : de Kennedy à Mao à Chou en Lai, Giap, Brejnev, Tito, Nasser, Castro, De Gaulle , Arafat, Che Guevara, Mandela et tant d’autres personnages de légende qui ont marqué l’histoire du XXè siècle auxquels j’ajouterai Lui Inacio Lula. Est-il sage de faire l’économie de léguer la vision, les réflexions qu’ils s’étaient forgées avec cette élite mondiale du XXè siècle ?
Je me dois aussi d’ajouter autre chose, un bémol qui est consubstantiel au premier énoncé: c’est le génie de la Révolution algérienne triomphante qui a permis à notre Président actuel d’être l’un des plus jeunes ministre des affaires étrangères de son temps et de devenir aujourd’hui l’un des plus âgés et expérimentés présidents du monde.
Je me pose toujours la question de savoir si l’historien n’est pas en droit de s’interroger sur l’extraordinaire source d’informations que pourraient représenter les Mémoires des hommes politiques qui ont vécu des itinéraires historiques semblables s’ils venaient à les écrire bien sûr.
Alors un livre, deux, plusieurs livres pour permettre aux hommes de cette trempe de léguer le capital de leurs expériences sur les inconnues de notre guerre de libération, sur leurs exercices des responsabilités depuis leur engagement, de leurs participations éventuelles aux débats qui avaient passionné en leur temps le monde entier sur les scénarios de redéfinition du nouveau paradigme de la géopolitique planétaire après la chute du mur de Berlin, la dissolution de l’URSS ? Pourquoi pas ? Sous d’autres cieux, cet exercice sur soi se révèle être l’occupation principale des hommes publics, tout particulièrement des grands hommes politiques que les mécanismes de l’alternance politique recyclent toujours dans l’immédiate périphérie des espaces politiques des pays démocratiques. Les écrits des hommes politiques permettent en fin de compte de maintenir à l’état de veille mémoire et histoire en continu dressant des repères pour la recherche historique qui éclairera les générations à venir sur le passé de leur pays et du monde dans lequel elles évoluent cultivant, ainsi leur passé parmi celles des autres peuples dans ce millénaire de l’identité.

Votre ouvrage se présente sous la richesse d’un croisement de genres : un récit historique, témoignage du parcours individuel et essai politique sur l’histoire de l’Algérie contemporaine. Est-ce l’expression d’une Algérie plurielle ?

Votre question comporte deux mots qui résument effectivement et de la manière la plus éloquente, l’essai que j’ai décidé de produire : richesse et croisement. La richesse : c’est bien évidemment le thème de l’ouvrage à savoir l’Algérie ; le croisement : c’est le destin singulier de notre pays d’être au carrefour de la géographie du monde. Ce qui lui vaut d’être en permanence éligible à beaucoup d’autres croisements des flux civilisationnels de l’Histoire avec un grand H. L’Algérie est ce qu’elle est devenue, elle n’est pas une terre de nulle part. Les Algériens ne sont pas un peuple qui s’éveille au monde et à la civilisation. Chaque mètre carré de notre sol, chaque pierre de nos montagnes, chaque grain de sable porte en lui les traces d’une civilisation de bâtisseurs, de héros.
Mais ce qui m’a le plus interpellé, c’est que le pays est aujourd’hui à la croisée des chemins. Que faire ? C’est une célèbre question n’est-ce pas ? Je ne pouvais pas ne pas me la poser ! Ceci dit, et pour revenir à mon livre, l’écriture restera toujours un espace de liberté inégalable. Un instant de grande félicité. Celui d’un moment pour soi où l’on tente de déconstruire, selon le mot du philosophe Jacques Derrida, de construire et pourquoi pas reconstruire quelque chose, qu’on pense avoir mal ajusté. C’est ce dont a le plus besoin notre pays, qui négocie cette année une étape de la géographie de son devenir que les géographes appellent précisément la ligne de partage des eaux. En prenant pendant tout le temps qu’a duré la lente gestation de mon essai, un peu de distance par rapport aux évènements, cela m’a permis de méditer sur un certain nombre de faits, d’acteurs, de situations qui ont un impact réel ou supposé sur les évènements décrits. J’y ai fait fi de ma propre subjectivité politique par rapport aux évènements passés de l’histoire de mon pays ; J’ai pu ainsi identifier un certain nombre de thèmes qui me tenaient à cœur, de sujets et d’axes de réflexion, je me suis posé des questions, formulé des interrogations, osé des critiques. En fait j’ai tenté de croiser les sillons comme le faisaient nos paysans d’antan pour redonner des espaces de fécondité à des terres riches d’un pays qui s’appauvrit chaque jour davantage

Dans son livre "Radioscopie de la gouvernance algérienne", Ahmed Benbitour use des mêmes procédés. Y voyez-vous une similitude ?

Non, aucune. Son expérience et la mienne ne se sont croisées hier (encore un croisement !) que pour mieux se rencontrer sur l’essentiel aujourd’hui. Hier, c’était oser démissionner de son poste dès qu’on commence à sentir que le cours pris par les événements ne correspond pas ou plus au sacerdoce qu’on se fait de la représentation de la Nation. Aujourd’hui, c’est se poser la lancinante et angoissante question "Que faire?". Je ne fais donc pas de comparatif avec l’ouvrage du docteur Ahmed Benbitour "Radioscopie de la gouvernance algérienne", même si mon écrit de la page 331 à 480 tente des constats, des analyses et parfois ose des appréciations sur les succès ou les échecs des dirigeants de notre pays depuis le recouvrement de notre indépendance à nos jours. Pour le reste, l’itinéraire très riche du Docteur Benbitour et le mien qui sont tous les deux imprégnés de l’amour de ce pays, ne sont pas comparables. Ils se complètent et c’est cela la richesse. Croisement et richesse toujours !

Votre ville natale et intime Bejaia à laquelle vous consacrez de belles pages rappellent, puisque c’est l’occasion de lui rendre hommage, la chanson de Cherif Kheddam "Bgayet telha, d ruh lleqbayel" ("Exquise est Béjaia, c’est l’âme des Kabyles"), la ville étant le creuset civilisationnel de l’Algérie khaldounienne…

Vous me donnez là l’occasion de m’incliner à la mémoire de ce monument de la chanson algérienne qui a bercé notre jeunesse alors que nous vivions le cauchemar colonial. C’était vers la fin des années cinquante, je crois. Begaith, la perle de la méditerranée comme l’a un jour dénommé un célèbre prince de la maison des Habsbourg, Louis Salvator Archiduc d’Autriche qui y a séjourné en 1897, mérite cet hommage. Je crois avoir suivi une émission qui a donné la parole à un autre monument de la chanson, Kamel Hamadi qui a rapporté que le texte de cette chanson a été écrit par Chérif Khaddam en prison, inspiré de ce que lui a décrit un compagnon de cellule dans les geôles françaises originaire de l’ancienne capitale hammadite et hafside alors qu’il ne l’avait encore jamais visitée. En évoquant la mémoire de Cherif Kheddam, nous ne pouvons pas ne pas faire un clin d’œil à sa contribution unique pour donner au turbulent couple "authenticité/universalité", des raisons d’être célébré. Faire admettre par effraction douce la chanson d’amour dans l’univers austère des chaumières de Kabylie, il faut être un Cherif Kheddam, le jeune taleb devenu chef d’un orchestre cosmopolite de musiciens de plusieurs pays … Quand à l’Algérie Khaldounienne, l’un des mots les plus justes que ce grand connaisseur des réalités maghrébines a utilisés pour qualifier les situations politiques décadentes, et que j’affectionne particulièrement, c’est le terme "marécages politiques" (En arabe: "moustenqâat essiassa").C’est exactement la situation dans laquelle se trouvait Bejaia au moment où il y exerçait les plus hautes charges de chambellan (équivalent de premier ministre aujourd’hui). Ne trouvez-vous pas que c’est aussi - toutes proportions gardées - la situation de l’Algérie d’aujourd’hui ? Et c’est Ibn Khaldoun lui même qui remit les clés de la ville dirigée alors par le prince Abou Abdellah à son cousin ennemi venu l’assiéger, Abou El Abbès El Hafsi. C’était le 3 mai 1366 !

Votre livre n’exprime ni rancune, ni rancoeur que le lecteur était en droit d’attendre d’un haut commis de l’Etat ayant officiellement démissionné de la présidence de l’Assemblée populaire nationale (APN) en 2004…

J’ai expliqué dans mon écrit dans quelles conditions j’ai décidé de présenter ma démission, en toute liberté et souveraineté. Je vous renvoie aux pages 461 à 469. D’autres lectures peuvent être faites. Chacun étant libre par la suite d’avoir son opinion sur cette question, contestant ou relativisant mon témoignage. Pourquoi exprimer de la rancune, envers qui ? La démission est un choix personnel, l’expression d’un acte politique de conscience, de libre arbitre et de responsabilité. Il exprime une position politique dont les fondements sont abondamment étayés dans le chapitre en question. Mon cœur est en paix et je suis en phase avec ma conscience.

Plusieurs acteurs politiques de l’Algérie post-88 publient et mettent noir sur blanc, certains en noir et blanc leurs expériences d’hommes politiques. Est-ce parce que celles-ci sont intervenues à des périodes de crise?

Vous constaterez de vous-même dans mon livre que je ne suis pas seulement un acteur de l’Algérie post-88 et que ma "généalogie" politique épouse celle de l’Algérie historique.
Pour l’enfant de l’indépendance, les seules couleurs fétiches sont celles de l’arc en ciel de l’horizon de mon pays, dont nous avons tant rêvé. Nous avons suffisamment broyé du noir pendant la période coloniale, pour ne plus aimer cette couleur. C’est pour cela que mon essai est plutôt clair obscur, subissant l’amoncellement de nuages de plus en plus menaçants qui déteignent sur la luminosité naturelle légendaire des cieux francs du pays de Ben M’hidi.
Ceci dit, Octobre 1988 que j’ai vécu dans ma chair, a au moins servi à quelque chose : permettre que mon livre sorte en Algérie car je n’aurai pas eu le courage (politique s’entend) de le publier ailleurs que dans mon pays. Aujourd’hui et depuis la sortie de mon essai, j’ai le bonheur de me réconcilier avec le noir de mon stylo pour prendre le temps de tracer les contours de mots gentils à adresser à mes nombreux lecteurs, sur ses premières pages blanches.

R.M

Lire la suite ici: http://www.freealgerie.com/debat-du-jour/303-karim-younes-est-il-sage-pour-bouteflika-de-faire-leconomie-du-legs-de-ses-memoires.html

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Commentaires (10) | Réagir ?

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fateh yagoubi

merci

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