"J'aimerais dire ceci à nos amis français?." par Boualem Sansal

"J'aimerais dire ceci à nos amis français?." par Boualem Sansal

"Il se dit ici que M. Sarkozy serait partant pour soutenir M. Bouteflika dans sa démarche de violation de la Constitution. Est-ce possible ? Vend-on la France des Lumières et des droits de l'homme pour seulement 10 milliards d'euros de contrats ? … J'aimerais dire ceci à nos amis français : quand M. Sarkozy vous ramènera le point de croissance supplémentaire promis durant la campagne présidentielle, j'espère que vous vous rappellerez d'où il vient, ce point, et quel prix il nous coûte."

C'est triste à dire mais, quand Alger compte ses morts, victimes des opérations hollywoodiennes d'Al-Qaida au Maghreb, on en oublie, pour un moment, ceux qui ici et là, au quotidien, dans l'Algérie profonde, martyre de toujours, tombent dans l'anonymat et le silence, abattus au coup par coup, en passant par des terroristes de série B, accrochés mordicus à de vieux scénarios écrits aux temps archaïques des GIA et des généraux massacreurs.

Nos morts du 11 décembre, dont sept étrangers venus travailler pour nous dans le cadre de l'ONU, sont tombés à Alger, la capitale, en des quartiers chics hautement sécurisés car tout proches du palais. L'événement est colossal, fascinant comme un tremblement de terre de magnitude 9.

Et comme pour le 11 septembre 2001 à New York, le 11 mars 2004 à Madrid, le 11 avril et le 11 juillet 2006 à Karachi et à Bombay, le 11 mai et le 11 juillet 2007 en Algérie, la poussière n'était pas retombée, ce mardi 11 décembre 2007 à Alger, que le drame était sur les écrans consternés du monde entier. Dans les cas d'urgence, la compassion des hommes va à la vitesse de la lumière. Le 11 de chaque mois sera peut-être, pour longtemps hélas, le temps de l'urgence.

Depuis, Alger est dans tous les coeurs, les nôtres bien sûr, qui n'en peuvent plus, et ceux de Paris, Washington, Berlin, Londres, Rabat, Rome, Moscou, Madrid, et celui d'Israël avec lequel l'Algérie n'a pas de relations diplomatiques mais des liens séculaires par le truchement des juifs d'Algérie installés là-bas. Tous ont dit leur chagrin et leur solidarité. Et Ban Ki-moon, arrivé aussi vite qu'il a pu pour exprimer sur place sa sympathie et celle de l'ONU, dont il est secrétaire général.

L'Assemblée nationale française, comme un seul homme, s'est levée et a observé une minute de silence. Comme nous l'avons entendu, ce silence, mesdames et messieurs les députés ! Elle a pu mettre de côté l'indignation noire qu'avaient provoqué en son sein les propos indigents d'un de nos ministres. Comme quoi, la grandeur est toujours supérieure à la petitesse.

Oui, toutes les voix ont parlé pour nous dire : "Nous sommes à vos côtés", ça fait chaud au coeur. Oui, toutes les voix, sauf une, celle du président de tous les Algériens, Abdelaziz Bouteflika. Sans doute ne sait-il pas que, cette fois, nous sommes venus mourir dans son pré carré, sous sa fenêtre. Qu'importe, une voix manquante dans la grande et réconfortante clameur du monde, ça ne compte pas. "Un coeur n'est juste que s'il bat au rythme des autres coeurs", disait Eluard.

Les attentats qui rythment nos jours avec la régularité du métronome ont encore ceci de douloureux qu'ils nous remettent brutalement le nez sur une vérité cruelle que nous avons tendance à occulter : nous sommes quelque part complices, malgré nous, de ceux qui ont fait de notre pays une arène de mort. Tels les gladiateurs de la Rome antique qui se battaient le poitrail en criant à l'adresse du dictateur : Ave Caesar, morituri te salutant, chaque jour que l'imperium nous donne à vivre, nous entrons dans son arène, avec le sentiment que nos vies lui appartiennent et que, par le simple mouvement de son pouce, il peut les arrêter ou leur accorder un sursis.

Depuis l'indépendance, voilà quarante-cinq longues années, nos vies que nous croyions avoir libérées de vieux jougs sont tombées entre les mains d'hommes indignes à tout point de vue. Nous savions leur arrogance, leur mépris, leur brutalité, leur avidité, leur effroyable et dangereuse incompétence, et pourtant, toujours, comme l'esclave pour son maître, nous leur trouvions les qualités dont ils manquaient le plus. L'époque était ainsi, il était plus intelligent d'immoler un bouc émissaire étranger que de chasser les loups de nos rues.

Mais voilà que s'annonce le réveil. La première phase est commencée, déjà les Algériens ont massivement tourné le dos à l'islamisme et à tout ce qui représente le système. Les prêches des uns et les mascarades électorales de l'autre ne font plus recette. Parce que le réveil est souvent difficile, ils sont bougons, irritables. Grèves, émeutes, revendications à la chaîne, incivisme, désobéissance civile, émigration clandestine sont des signes qui ne trompent pas : le peuple est en marche vers son destin.

Et ce mouvement que nous observons au jour le jour nous donne autant d'espoirs que de craintes. Qui veut d'un peuple libre ? C'est le cauchemar des islamistes, la hantise du système, l'horreur absolue pour les dictatures soeurs du monde arabo-musulman. Ils feront tout pour nous remettre à genoux, front contre terre.

Les attentats seront plus nombreux et le pouvoir, qui a plus d'un tour dans son sac et plus de 100 milliards de dollars dans sa cagnotte, traquera chacun de nous jusque dans sa tombe. Nos islamistes en appelleront aux kamikazes d'Iran, d'Arabie, d'Afghanistan, d'Irak. Saïd Saadi, chef du Rassemblement pour la culture et la démocratie, pense qu'Al-Qaida oeuvre à faire de l'Algérie un deuxième Irak. Il parle d'"irakisation", le mot est effroyable.

Le pouvoir en appellera aux frères de la Ligue arabe, tous experts ès dictatures, et à l'Occident, converti à la realpolitik par la menace islamiste et les soucis d'argent, qui, du coup, ne voit plus dans nos revendications démocratiques que soubresauts de possédés. Nous serons plus seuls que jamais.

Mais voilà, la liberté a son prix et il faut le payer, et la démocratie a le sien et, de même, il faut s'en acquitter. Ah, comme nous aimerions voir la solidarité que le monde nous a manifestée dans la peine nous accompagner également sur le chemin du rétablissement et de la liberté ! Nous aimerions, par exemple, les entendre suggérer, par la voie diplomatique s'il n'est pas possible d'être plus clair, à M. Bouteflika de respecter notre Constitution et de nous rendre le tablier à la fin de son mandat, en avril 2009.

Est-ce trop demander à des pays qui ont fait du respect du droit un art de vivre et qui prétendent l'enseigner au monde ? Il se dit ici que M. Sarkozy serait partant pour soutenir M. Bouteflika dans sa démarche de violation de la Constitution. Est-ce possible ? Vend-on la France des Lumières et des droits de l'homme pour seulement 10 milliards d'euros de contrats, au demeurant susceptibles d'être dénoncés en cours de route, en tout cas grevés avant mise en route de 20 % à 30 % de commission ? Qu'a-t-il offert au terroriste Kadhafi, à part des armes et du nucléaire, en plus de la permission de venir dresser sa tente à Paris quand ça lui chante ? Et à cette vieille Chine repue qui toise le monde, les yeux mi-clos ?

M. Sarkozy ne le sait-il pas, l'a-t-il oublié comme M. Bouteflika : les peuples, comme les éléphants, n'oublient jamais ceux qui leur ont fait du mal. Gordon Brown, premier ministre de la perfide Albion, a montré plus de cohérence : il a refusé de se rendre à Lisbonne de peur d'avoir à se salir la main au contact du sanguinaire Mugabe.

J'aimerais dire ceci à nos amis français : quand M. Sarkozy vous ramènera le point de croissance supplémentaire promis durant la campagne présidentielle, j'espère que vous vous rappellerez d'où il vient, ce point, et quel prix il nous coûte.

Boualem Sansal est écrivain.

Article paru dans Le Monde du 22.12.07

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Commentaires (25) | Réagir ?

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hamid

Faut pas quand même être naif à ce point, celui qui consiste à suivre, les yeux fermés, ce qui s'écrit comme ça, à la hussarde, à l'emporte-pièce, sans en être édifié sur le fond du problème !

Que Mr Sansal ait raison de dire ce qu'il voulait dire, qu'il s'exprime, on est d'accord. Mais prendre ses paroles pour cate divinatoire, je dis non !

Que chacun fasse sa propre analyse sur les événements, ne pas être suiviste est le plus important. Ne pas accepeter que l'on pense à notre place ! Il suffit de l'écrire noir sur blanc sur plein de supports que la technologie nous donne. Merci !!!

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brûlé

je dis mon accord avec les propos de Boualem Sansal ; j'ai toujours souhaité pour l'Algérie indépendante : Démocratie et progrès ; pas de peuple à genoux mais des peuples debout. Fred Brûlé ancien coopérant à Constantine entre 1966 et 1971.

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