Arkoun et les ilotiers

                                         Arkoun et les ilotiers

Elle cherchait désespérément un livre de Mohamed Arkoun mais dans l’île de Barrataria, il n’y avait pas de place pour le penseur. Le contraire aurait, d’ailleurs, relevé, du bon sens, seulement voilà, comme chacun le sait, dans ce fief imaginaire de Sancho Pança, fidèle compagnon du chevalier Don Quichotte, écuyer errant qui a toujours rêvé d’être roi et qui s’autoproclama gouverneur de l'Ile de Barrataria, on n’a que faire du bon sens. Qu’adviendrait-il, sinon, de la Barratarie, l’ami, monde virtuel pour grands enfants coupés de la réalité, patrie de la pantomime, où le gouverneur se plaît en représentations, tantôt Jefferson, tantôt Napoléon, bluffant les opinions par l’art de la parodie, du pastiche et de la paraphrase, enivré par les ors du pouvoir et les contes fantasques dont il est le seul héros, ivre jusqu’à en oublier la réalité et son état de simple palefrenier ? Ici, et c’est même notre chance et notre privilège, ici on se suffit de notre propre cinéma, celui-là qui nous tient lieu de diplomatie et de stratégie en direction du monde. Alors, non, Madame, vous ne trouverez pas de livre d’Arkoun ! En Barratarie, monde enfin parfait, peuplé exclusivement de laudateurs, où personne ne juge le gouverneur, où l'échec est aboli, où il s'entend, la nuit, rosir de fierté, où on ne comptabilise que les succès, qu’avons-nous à faire, je vous le demande, des livres de Mohamed Arkoun ? Voilà un penseur qui écrit que «les échecs ont commencé dès le lendemain de l'indépendance quand se sont imposés des régimes policiers et militaires, souvent coupés des peuples, privés de toute assise nationale… » Parlerait-il de l’île ? Fort heureusement, en Barratarie, monde enfin parfait, peuplé exclusivement de laudateurs, où personne ne juge le gouverneur, s’exerce une vigilance quotidienne contre toute lucidité malvenue. Aussi est-il inimaginable de prétendre y porter la contradiction. L’île a ses codes d'accès, connus des seuls initiés et des gorilles vigilants empêchent toute fâcheuse information venue de la réalité de contaminer l'atmosphère hallucinatoire ou, pire, de se propager au sein de la population. C'est au brio de ces vigiles censeurs que Sancho Pança doit d'avoir terrassé toutes les initiatives déplaisantes. Celle-là, par exemple, du député Ali Brahimi qui s’amusa à demander une commission d’enquête parlementaire sur la corruption, une sotte intrépidité qui fut aussitôt reléguée au rang de contorsion classique de l’opposition, c'est-à-dire une gesticulation sans grande conséquence d’un élu sans grande nuisance mais dont la mauvaise humeur est néanmoins indispensable à la parodie du pouvoir.

Et puis, à quoi bon enquêter sur la corruption puisqu’en vertu du cinéma national, elle est abolie depuis onze ans, depuis que le gouverneur eût annoncé être venu effacer la corruption « avec l’eau de javel » et averti de leur fin proche « les bandits devenus gouvernants et les gouvernants devenus bandits » (El Watan du 31 octobre 2009) ? Oh, il y eut bien cette bourde du Garde des sceaux de l’île, qui reconnut que les crimes économiques, c’est à dire le détournement des biens de l'Etat, la dilapidation des deniers publics, la corruption avaient augmenté de 19,9% entre les seules années 2006 et 2009. Autrement dit, qu’ils ont doublé depuis 1999 ! C’était quelque peu embarrassant, certes. Pour un peu, le Garde des sceaux aurait même avoué que l’Etat barratarien n’a plus la force, ni la cohésion nationale, ni la légitimité, d’abolir la corruption et qu’il est l’otage d’une kleptocratie, de ces « bandits devenus gouvernants » justement, et qui ont, en onze ans, complètement infiltré le pouvoir, occupant un terrain débarrassé des contre-pouvoirs, profitant de ce que les institutions soient vidées de leur autorité par le pouvoir personnel du gouverneur.

Mais l’île ne saura rien, non plus, de cette regrettable confession du Garde des sceaux. Le rideau sanitaire, tenu par de compétents médias censeurs, l’a préservée de cette attaque virale. Car l’île a ses propres journaux publics ou privés équipés de rédacteurs et d'ordinateurs, ses chaînes de télévision et de radio et même son agence de presse moderne… Cette noria médiatique imposante informe chaque jour le bon peuple, et le plus sérieusement du monde, des derniers délires à la mode dans l’île. Ce travail ingrat, dont on ne souligne jamais assez la contribution à la mythologie nationale, fait appel aux plus récents procédés technologiques et se traduit, aussi grotesque que cela puisse paraître, par de vrais journaux télévisés, d'authentiques dépêches d'agence correctement siglées et de véritables éditoriaux que les auteurs, ajoutant au côté loufoque de la situation, semblent avoir rédigés avec une insoupçonnable gravité.

Non, Madame, vous ne trouverez pas de livre d’Arkoun ! A-t-on idée de laisser traîner des livres où l’on lit que « les moyens par lesquels les régimes se sont mis en place n'ont, nulle part, été démocratiques» ? Comment voulez-vous entretenir des rapports autres qu’exécrables avec un personnage qui vous ramène à votre véritable condition ? Pas de place dans l’île pour les esprits bassement lucides ! On peut vous proposer à la place, les œuvres complètes de Cheikh Tantaoui, celles d’Al-Quaradaoui, la compilation des cassettes d’Abdelhamid Kashk, Madrasat Muhammad, ou les DVD d'Amr Khaled, enfin tous ceux qui interprètent le Coran comme on voudrait qu'il le soit, qui enseignent la vie de Mohamed, la jurisprudence et la théologie de façon convenable, sans désenvoûter le bon peuple ! Voilà onze ans, madame, que le gouverneur utilise la religion pour apparaître Messie aux yeux de la populace, et il n'est pas question de tout laisser ruiner par un islamologue prétentieux !

Pour tout vous dire, l’’idée de se servir de la religion et de passer pour un prophète indiscutable afin de se faire obéir dans l’île de Barattaria, avait été soufflée à Sancho Pança par le chevalier Don Quichotte. « La première difficulté que tu vas rencontrer sera de faire accepter tes lois. Il ne serait pas mal que tu puisses persuader aux Baratariens que tu es en commerce secret avec quelque déesse. Ton code ne serait pas seulement un code, il serait une religion ; violer la loi serait commettre un sacrilège, et encourir non seulement des châtiments humains, mais encore le courroux des dieux. C’est de cette manière que tu donneras de la stabilité à ta ville, et que tu forceras les citoyens à porter docilement le joug de la félicité publique. » Et Sancho avait suivi les recommandations du chevalier qui avait précisé qu’une telle imposture il est vrai, odieuse chez tout autre, est très permise à un législateur et que tous s’en sont servis, depuis Lycurgue jusqu’au dernier Messie. « De nos jours encore, si tu lis les écrits des publicistes qui aspirent à refaire la société, tu y remarqueras un ton de mysticisme qui prouve qu’ils ne seraient pas fâchés de passer pour des inspirés et des prophètes. Ceux qui ont recours à ces supercheries sont plus qu’excusables, ils sont méritoires puisqu’ils honorent les dieux de leur propre sagesse. »Depuis, dans l’île de Barrataria, le gouverneur dispose de la religion pour apparaître héraut sacré, commissionnaire de Dieu investi d’une mission de défenseur de la majorité musulmane, son porte-voix, son prophète en somme, un prophète à qui on doit obéissance et allégeance sous peine d'hérésie, . Il initia, à ce titre, une lutte soudaine contre l’évangélisation qui lui permit d’accentuer les rivalités interconfessionnelles, annonça le projet d’une Grande mosquée au plus haut minaret du monde, généralisa l’enseignement islamique dans les lycées, impulsa la chasse aux hérétiques, traqua chrétiens et non-jeûneurs durant le ramadhan, organisa des concours de meilleurs récitants du Coran…Et tout semble réussir ! Que faire alors des livres de cet Arkoun qui prône le « rapprochement religieux » et préconise la transformation « des systèmes de pensée religieuse anciens et des idéologies de combat qui les confortent, les réactivent et les relaient » quand l’île n’a besoin que de cheikhs qui attisent la haine entre les confessions ?

C’était le jour de l’enterrement de Mohamed Arkoun et la dame, passablement courroucée, s’était écriée : « Dans quel pays vivons-nous ? Où est passé l’Etat ? » Dans quel pays vivons-nous ? Mais en Barratarie, madame ! En Barratarie ! Et ne cherchez pas l’Etat. L’Etat a ceci de commun avec l’île de Barrataria, c’est qu’il n’existe pas !

Mohamed Benchicou

Lire aussi cette chronique dans El-Watan 25/9 (Rubrique Idées-Débats)

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Commentaires (10) | Réagir ?

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Mkerkeb

Cher Mr. Benchikour, votre récit m'a tout simplement remis en mémoire la pièce RADIOPHONIQUE de et avec M BECHTARZI Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantes année 68/70 que j'écoutais religieusement du haut de mes 10ans... depuis l'algerie n'a cessé sa descente AUX ENFERS... HÉLAS!!

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Halima G.

Avec quels moyens, ami Demos, avec quels moyens? L'Hydre à sept têtes s'est multipliée par "n" puissance... ! "Le Mille Pattes" a formé "une armée" à dix mille pattes, sans cerveau ni sens, écrasant sur ses chemins, bien tracés, les esprits "fonctionnels", la sagesse, la lucidité, l'honnêteté, la tolérance, le savoir, l'art, la poésie, la beauté, la joie, la... Dignité! Parler de livres? Mais de quels Livres? "A Barratarie" la fumée de l'autodafé est invisible, un exploit qui a échappé à Machiavel, lui même; Son clône et ses disciples s'en sont chargés! Leurs "livres" uniquement ont droit de Cité jusqu'à extinction totale de la "Race fière et encore debout"... Les " ilotiers censeurs", après avoir chassé Dieu et ses Anges, vont en rampant sur leurs pattes, chaque jour, "accomplir leurs prières" prosternés et tournés vers "le Gouverneur Messie", "psalmodiant" leurs comptes rendus et attendant les "récompenses"! Voudront-ils "jouer la Finale" avec Nous, Eux qui ne connaissent ni ne respectent aucune règle de jeu? Le "combat " en serait inégal, certes, mais la PATRIE ne vaut-elle pas une MESSE?!? « Le Gouverneur » et ses « ilotiers » ont rendu les « yeux sourds » et les « oreilles aveugles ». La bouche ? Un trou noir béant avalant sans digérer ! L’Esprit ? Errant dans les dédales de l’Imposture et du travestissement !

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