Lettre à l’Amusnaw Mohammed Arkoun, compagnon de lutte et d’espérance

Lettre à l’Amusnaw Mohammed Arkoun, compagnon de lutte et d’espérance

Je suis un universitaire résident au Canada et j’ai réalisé plusieurs entretien avec Mohammed Arkoun dont voici un lien (en plusieurs parties) d'une longue émission où je l'avais invité autour de son oeuvre en automne 2004 sur BRTV:

http://www.youtube.com/watch?v=8lDd0MBN0x8
http://www.youtube.com/watch?v=oyNCDLH0vaM

Il est difficile d’écrire au passé sur un compagnon de lutte et d’espérance (cette expression est de l’Amusnaw Mohammed Arkoun).
Depuis notre premier contact, il y a plus de 12 ans déjà, comme si c’était hier, je n’ai pas cessé de vous appeler Dada Mohand, telle est l’éducation kabyle que nous avons reçue dans cette Kabylie, partie oubliée du monde. Permettez-moi Professeur, pour une seule fois de vous tutoyer et de transgresser « taqbaylit » (code de déontologie kabyle).
Professeur Mohammed Arkoun, tu es de cette lignée des Imusnawen (intellectuel lucide et humaniste) difficile à classer, car tu refuses toute appartenance exclusive à une nation, une religion, une école de pensée, un parti politique ou même une association. Tu te réclames en revanche de solidarités historiques concentriques en partant de ton lieu de naissance – Taourirt-Mimoun en Kabylie – l’Algérie, l’Afrique du nord, la France, l’Union européenne, l’idée d’une citoyenneté et d’une culture de gouvernance mondiale. Tu es d’abord et avant tout un universitaire reconnu par tes pairs au niveau mondial. Dès 1970, tu as ouvert les chemins d’une nouvelle discipline appelée « l’islamologie appliquée », différenciée, mais pas opposée à l’islamologie classique et aux productions croissantes des politologues sur ce qu’ils appellent uniformément l’islam. L’islamologie appliquée replace les métamorphoses et les problèmes de l’islam comme religion et de la pensée islamique d’aujourd’hui dans la perspective de la très longue durée embrassant l’ensemble de l’espace géohistorique méditerranéen. Il s’agit pour toi de délivrer toute la logosphère « islamique » de ses clôtures dogmatiques, de ses ruminations scolastiques, de ses ghettos idéologiques pour l’insérer dans les grandes révolutions scientifiques et les défis de l’accélération de l’histoire en cours.

Tu es Historien de la pensée islamique, tu t’es d’abord intéressé à la question de « l’humanisme arabe au 4e-10e siècle », titre de ta thèse de doctorat qui en est à sa 3e édition chez Vrin 2005. Dans un ouvrage récent « Humanisme et Islam : Combats et Propositions » (Vrin 2006), tu t’interroge sur le devenir de l’humanisme non seulement dans la logosphère méditerranéenne, mais plus largement dans les contextes travaillés par ce que tu appelles le « fait islamique » depuis l’émergence des Partis-Etats postcoloniaux. Tu insistes sur les conséquences historiques de la régression continue du champ intellectuel en contextes islamique depuis l’élimination du pluralisme doctrinal des écoles de pensée et notamment l’oubli de la raison philosophique dans la lignée grecque interrompue après la mort d’Averroès en 1198. Dans un livre que tu as dirigé sous le titre « L’islam et les musulmans en France depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours », de nombreux historiens ont éclairé des moments importants de rupture et de régression politique, économique et culturel des sociétés du Sud et l’Est de l’espace méditerranéen face à la montée de l’hégémonie continue de l’Europe depuis le 13e siècle.
Tu ne t’es pas exprimé uniquement par de très nombreux articles et des titres d’ouvrage audacieux en arabe, en français et en anglais ; jeune maître de conférences à la Sorbonne, tu as été invité dans de nombreux pays pour donner des cours et des conférences sur des sujets où s’articulent toujours des questions de méthode et d’épistémologie critique et des analyses progressives-régressives comme tu aimes dire dans le temps et dans l’espace géohistorique et géopolitique. Les confrontations récurrentes entre « Islam, Europe, Occident » ont fait l’objet de très nombreuses interventions dans les instances internationales et dans les Universités à travers le monde. Le comparatisme entre les trajectoires intellectuelles et culturelles de l’Europe devenue l’Occident géopolitique après 1945, et un monde disparate, multiethnique, multiconfessionnel arbitrairement désigné sous le terme « Islam », est une des constantes de ce que tu appelles la « stratégie cognitive d’intervention » pour enrichir et renouveler la connaissance des enjeux d’une part, éclairer les grands décideurs dans les domaines de la recherche, de la transmission des savoirs, de la politique de la culture et de l’éducation tant en Europe que dans l’espace méditerranéen et asiatique. Da Mohammed Arkoun, tu as toujours affirmé et illustré tes solidarités historiques avec ces deux espaces géopolitiques parce que depuis tes premiers pas dans l’expression de soi à l’école primaire de Taourirt-Mimoun en Kabylie, ensuite au Lycée d’Oran, tu dis « être hanté par l’Utopie d’un remembrement intellectuel, spirituel, culturel, humaniste de l’espace géohistorique méditerranéen ». Cette Utopie va bien au-delà de tous les bavardages et les simulacres de paix et d’union répandus dans les dialogues interreligieux, interculturels, ou le processus de Barcelone relayé sans changements majeurs par les rencontres pour l’Union de la Méditerranée. Pour défendre une telle Utopie envers et contre toutes les mises en scène théâtrales des volontés de puissances d’acteurs très divisés, tu as préconisé des perspectives novatrices à la lumière de tes «Combats » intellectuels et « Propositions ». On lira à cet égard ton livre à deux voix avec Joseph Maila « De Manhattan à Bagdad : Au-delà du Bien et du Mal » (Desclée de Brouwer 2003).

L’Amusnaw Mohammed Arkoun, tu nous as laissé une œuvre remarquable (sans parler de tes nombreux inédits dont tu m’avais confié certains pour constituer une pléiade M. Arkoun ainsi que ta Biographie intellectuelle inachevée) qui ne cesse de nous convoquer à la réflexion, à la lucidité, à plus d’humanisme pour un monde meilleur… et c’est ça le devoir de vérité d’un Amusnaw, intellectuel lucide et humaniste.

Qim di talwit à Da Mohand.

Boussad BERRICHI
Universitaire, Québec (Canada)
À lire « Avec Mouloud Mammeri à Taourirt-Mimoun » de Mohammed Arkoun paru dans Mouloud Mammeri Amusnaw, Paris, Séguier, 2009, p. 23-29.
Un entretien filmé de Mohammed Arkoun existe sur Internet dont il a été l’invité de l’émission « Idles – Culture » de B. Berrichi en octobre 2004.

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Commentaires (32) | Réagir ?

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douce france

@aboulitique, je suis kabyle algéroise orignaire de Sidi Aich et j'ai toujours appelé mes oncles zizi et mes frères dada...

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YOHEBIB

Cette particule "Da" (diminutif de "Dhada") quasi nobiliaire, dont en Kabylie on fait précéder le nom d'une personne plus âgée (Nanna, pour les femmes), est une marque de respect et de déférence à l'égard des aînés. L'équivalent "Zizi" pourrait être une modification kabyle du mot arabe "Sidhi" prononcé à l'origine par les enfants ou par les adultes qui ne connaissaient pas la langue arabe. Dans certaines contrées de Kabylie "zizi" est réservé aux marabouts dont on sait l'usage distinctif et "chérifien" qu'ils faisaient de l'arabe liturgique... Evidemment, cette explication, M. Abou Litique, reste évidemment une modeste tentative à confirmer... En n'oubliant pas d'exprimer une pensée pour Da Mohammed Arkoun...

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