Nobel : Quand Bouteflika baratinait une juge norvégienne : "Eva, c'est terrible ce que vit mon pays…"

Nobel : Quand Bouteflika baratinait une juge norvégienne : "Eva, c'est terrible ce que vit mon pays…"

Aujourd’hui, 29e anniversaire du 5 octobre 1988, toutes nos pensées vont à ceux qui y sont morts, à ceux qui l’ont rendu possible et à ceux qui ont espéré puis désespéré, et à qui il faut pourtant surmonter de l’endurance et de la lucidité pour continuer à espérer. Honorer Bouteflika serait, pour le Parlement d'Oslo, et il le sait, encourager un homme dans sa stratégie consciente d'étouffement des libertés dans son propre pays. Comment qualifier moins brutalement cet acharnement lucide que met le président à éradiquer les boutures démocratiques plantées par le 5 octobre 1988, dont on vit aujourd’hui, sans le célébrer, le 29e anniversaire ?

Pourtant l’homme ne se décourage pas. Il est prêt à soudoyer, à forcer la décision d’Oslo, par tous les moyens…L’argent ou…la séduction.

Dans son livre La force qui nous manque, la juge franco-norvégienne Eva Joly, travaillant à Oslo, la capitale du Nobel de la paix, apportera des réponses édifiantes. Elle racontera comment Bouteflika l’a sollicitée dès le printemps de l’année 2005 et commence par suggérer que le but inavoué de Bouteflika était de gagner son appui pour l’obtention du prix :

"J'ai été la première surprise par cette invitation. Au printemps de l'année 2005, j'ai reçu un coup de téléphone de l'ambassadeur d’Alger à La Haye. Il m'invite à venir donner une conférence devant les magistrats d'Alger. Cette idée est venue après m'avoir entendue parler six mois plus tôt, à l'occasion de la remise du prix Nobel de la paix. Ce jour-là, pour illustrer les dégâts de la corruption dans les pays en voie de développement, j'ai pris un exemple, l’Algérie. ‘’La corruption de son élite se lit dans son paysage", ai-je-dit. Et voilà que l'élite m'invite sur son territoire."

Comment s’y prend Bouteflika ? Eva Joly décrit dans le détail les louvoiements et la flagornerie du président :

"La voiture me dépose devant le tapis rouge. Le président Bouteflika m'attend tout au bout de l'angle droit, il me salue me fait signe de le suivre jusqu'à son bureau. Là, il m'indique deux fauteuils proches l'un de l'autre, posés devant une petite table basse. Je comprends que ce rendez-vous n'a rien de formel.

(…) Notre temps paraît nettement moins limité que prévu. Il avance à coup de confidences. Lorsqu'il me dit : "Madame Joly qu'est ce que je vais dire au président palestinien? Doit-il accepter la dernière proposition de rétrocession des territoires?”, je panique un peu, je ne m'attendais pas à refaire avec lui la carte du Proche-Orient, je trouve incroyable cet aparté. J'articule quelques phrases générales sur la nécessité de ne pas rompre le dialogue de paix."

Puis arrive l’instant de vérité, celui où Bouteflika doit vendre son "projet", celui qui devrait le gratifier du Nobel de la paix : le projet de réconciliation nationale. D’emblée, le lecteur comprend que l’idée est "invendable" :

"Il a besoin de s'épancher. À un moment, il s'approche, pose sa main sur moi et me dit : "Eva, c'est terrible ce que vit mon pays. J'ai lu vos livres, j'entends ce que vous dites. Mais si j'exécute les islamistes, si je fais arrêter les militaires, les tueries vont reprendre, j'ai peur de ne pas y arriver… Je voudrais faire une grande loi d'amnistie". Il sait, s'il m'a vraiment lue, que, pour moi, seule la vérité juridique guérit. L'amnistie est un couvercle posé sur un passé encore brûlant. Mais sa voix plaintive, et ses gestes appuyés, tentent de me faire partager son angoisse, et de rendre vains les mots qui me viennent spontanément à la bouche. Je ne sors pas mon disque habituel. Mais j'ai de quoi lui répondre. Une semaine avant ce voyage, j'ai participé à une rencontre entre la Norvège et l'Indonésie sur les droits de l'homme. La délégation indonésienne était composée de nombreux magistrats et journalistes. J'avais alors bâti un discours sur l'importance de juger le passé pour être crédible aujourd'hui dans la lutte contre la corruption, je m'étais appuyée sur la pensée du philosophe Derrida. Il a écrit sur le pardon. À Alger, son texte est encore dans mon sac, véritable mille feuilles. Le désordre a ses avantages."

Arrive enfin le premier revers de la bouche d’Eva Joly : on ne peut s'attendre à la reconnaissance internationale quand on a libéré des milliers de criminels terroristes aux dépens de la vérité et de la justice :

"Je dis à Bouteflika qu'une simple amnistie ne réglera rien, que dans les villages on continuera de vivre mal à frôler les assassins. J'ajoute qu'une amnistie dépend des mots qu'on choisit et des projets qui l’accompagnent. Je sors le texte de Derrida. Je ne sais s'il a fini un jour par le lire… J'aimerais qu'il en retienne certains passages, comme celui-là. “Si je dis comme je le pense, que le pardon est fou, et qu'il doit rester une folie de l'impossible, ce n'est certainement pas pour l'exclure ou le disqualifier. Il est peut être même la seule chose qui arrive, qui surprenne, comme une révolution, le cours ordinaire de l'histoire, de la politique et du droit. Car cela veut dire qu'il demeure hétérogène à l'ordre du politique ou du juridique tels qu'on les entend ordinairement. On ne pourra jamais, en ce sens ordinaire des mots, fonder une politique ou un droit sur le pardon. Dans toutes les scènes géopolitiques dont nous parlions, on abuse donc le plus souvent du mot “pardon”. Car il s'agit toujours de négociations plus ou moins avouées, de transactions calculées, de conditions et, comme dirait Kant, d'impératifs hypothétiques. Ces transactions peuvent certes paraître honorables. Par exemple au nom de la “réconciliation nationale”, expression à laquelle de Gaulle, Pompidou et Mitterrand ont tous les trois recouru au moment où ils ont cru devoir prendre la responsabilité d'effacer les dettes et les crimes du passé, sous l'Occupation ou pendant le Guerre de libération. En France les plus hauts responsables politiques ont régulièrement tenu le même langage : il faut procéder à la réconciliation par l'amnistie et reconstituer ainsi l'unité nationale."

Second revers : le prix Nobel de la paix ne fait jamais d'un autocrate qui bafoue les droits de l’homme, son récipiendaire. L'imagine-t-on, en 2006, refusé à un détenu d'opinion et remis à un geôlier ? Or, en ce printemps 2005, Mohamed Benchicou était à son dixième mois d’emprisonnement. La juge le rappelle sèchement à Bouteflika :

"Les heures passent. Le président a manifestement du temps devant lui". “Vous savez Eva, je n'ai pas eu d'ami scandinave depuis Olof Palme, pourquoi ne faites-vous que regarder mon pays ?" Sentant venir la fin de l'entretien et son obstination à faire de nous des amis, je lui parle des journalistes en détention et lui suggère de les libérer. Il feint la colère, m'assure qu'ils sont en prison pour des délits financiers, et non d'opinion. Je lui réponds que leur qualité de journaliste est prédominante. Il évacue le sujet, en promettant vaguement de regarder leur cas. Lorsque nous nous séparons, quatre heures se sont écoulées. Je suis épuisée."

Puis ce désaveu, sans appel, du président et de sa Charte pour la paix dont le chef de l’État espérait qu’elle serait suffisamment éloquente pour arracher la décision de l’académie d’Oslo en sa faveur :

"Quelques mois plus tard, Bouteflika a convoqué un référendum pour faire adopter un ensemble de mesures dont le but était de restaurer la paix civile. Il a proposé de reconnaître le droit à des réparations pour les familles de disparus, d'accorder une forme d'amnistie pour les membres de groupes armés non coupables de massacres. Dans la foulée, il a mené campagne tambour battant, écartant du débat l'opposition et les familles des victimes ainsi que les associations des droits de l'homme. Les médias ont fait bloc autour du pouvoir. L'État a utilisé tous les moyens matériels y compris les fonds publics pour le seul bénéfice des partisans du président. Le même qui, sa main posée sur moi, m'exhortait à le comprendre.

Je ne suis pas surprise. Je me rappelle qu'en sortant du palais présidentiel, nous avions sacrifié au rituel de la photographie côte à côte, la belle image imposée aux journaux du lendemain. Je savais que Bouteflika cherchait à se blanchir avec Eva Joly, mais j'en ai couru le risque, espérant c'est ma nature, que les mots laissent des traces, des taches de mensonge, sur les tapis rouges."

L.M.

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Commentaires (26) | Réagir ?

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departement education

oui

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boukhalat souaad

merci

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