Le pire opium des peuples (I)

Le pire opium des peuples (I)

"Peu de gens savent réfléchir, mais tout le monde veut une opinion, et que reste-t-il sinon prendre celle des autres plutôt que de se forger la sienne ?". Schopenhauer, "L’art d’avoir toujours raison", 1831.

Le problème est là. Pour s’épargner l’effort de penser par eux-mêmes, la majorité, y compris les intellectuels, l’inclination fainéante à suivre l’opinion de "maîtres à penser", religieux ou laïcs, conservateurs ou "révolutionnaires", prévaut au détriment de l’effort d’apprendre à réfléchir de manière autonome, pour se constituer une opinion personnelle, non pas superficielle et prétentieuse, mais solide et humble, tout en demeurant disponible à la remettre en question, en fonction de l’évolution ou d’une meilleure connaissance des faits réels.

C’est ainsi, par exemple, qu’une doctrine, sociale ou spirituelle, sert de "recette de cuisine" pour mijoter non pas un mais le modèles social, et gare aux contestataires ; ils ne seraient que des hérétiques, surtout quand ils raisonnent de manière logique, sur la base de faits irréfutables.

Et, plus les paresseux ont besoin d’occulter leur asservissement mental, plus ils érigent leur fournisseur de "pensée cuisinée", religieuse ou laïque, en Icônes Sacrées Intouchables. Si on leur demande une explication, hop ! Ils sortent Le Maître ! Et Le Maître, ça ne se discute pas, on y obéit, point final ! Sinon, on est au mieux un crétin, au pire un ennemi.

L’allégorie platonicienne de la caverne est tout à fait pertinente. Les êtres humains, plongés dans l’obscurité (ignorance), les yeux vers le mur, en donnant le dos à la lumière (connaissance), qui vient du haut trou de la caverne, ces êtres humains ne voient que des ombres (illusions), qui sont prises pour des réalités certaines. Pour Platon, les marionnettistes de ces ombres sont les sophistes et les politiciens. Aujourd’hui, on dirait : les capitalistes et leurs serviteurs : politiciens et idéologues.

Ces esclaves de l’obscurité ne pourraient s’en délivrer qu’en tournant les yeux vers la lumière. Là est le problème : comment faire pour qu’ils se rendent compte que ce qu’ils prennent pour certitude n’est qu’illusion, et qu’il leur faut se tourner vers les faits réels ? Là est le pire opium des peuples : tout ce qui rend la connaissance impossible, et présente l’illusion comme réalité. Plus tard, on a appelé cette carence mentale aliénation.

1. De la religion

J’ai hésité à intituler cette contribution différemment : "Lis, au nom de ta dignité !" C’est une paraphrase de la sentence coranique : "Lis, au nom de ton Dieu !" (Igra’, bismi Rabbika)

Selon les experts, cette injonction religieuse se justifiait par le fait qu’elle s’adressait à un analphabète : le prophète de l’Islam, Mohammad. À y penser sans préjugé, cette invitation était un immense progrès, une rupture radicale avec un autre aspect des religions monothéistes. En effet, quel en est leur l’enseignement, ou, plutôt, leur endoctrinement premier et fondamental ?… C’est l’éloge de… l’ignorance !

Il se trouve dans le récit de l’interdiction divine, faite à Adam et Eve, de manger la "pomme de la connaissance". Au Paradis, ils n’en avaient nul besoin. Ainsi, ils demeuraient… obéissants à leur Créateur, leur Seigneur, comme disent les Écritures saintes. C’était, déjà, reconnaître la fonction de l’ignorance, en comparaison du rôle de la connaissance.

Hélas ! Satan, l’ange révolté sous forme de serpent, séduisit la femme. Et voici comment l’accès à la connaissance justifia l’exclusion des deux désobéissants hors du Paradis. Plus grave, leur pécher original tombait sur toute leur descendance. Première punition collective dans l’histoire humaine. Crime ? Désir de connaître.

Cette histoire moyenne-orientale avait son équivalent un peu plus au nord, en Grèce panthéiste. Pour avoir donné aux humains le "feu" de la connaissance, Prométhée fut cruellement puni par le dieu des dieux, Zeus. Enchaîné à un rocher au sommet de l’Olympe, il fut soumis aux plus horribles tortures. En 1968, j’eus l’occasion d’évoquer ce problème dans ma première pièce de théâtre, Mon corps, ta voix et sa pensée.

Par où l’on voit que, pour les divinités, panthéistes ou monothéiste, l’ignorance est le premier des devoirs (de soumission) des êtres humains, et la connaissance le premier des péchés (de révolte, d’ impiété).

Pour ce que j’en sais, cette idée de péché originel liée à la volonté de connaissance existe uniquement au Moyen-Orient, qui l’a donné à l’Occident. Cependant, les peuples de ces deux régions du monde considèrent leur croyance comme « universelle ». Erreur de l’auto-centrisme.

En réalité, dans l’autre moitié de la planète, en Extrême-Orient, l’idée de péché originel n’existe pas, et les religions monothéistes sont extrêmement minoritaires. Dans cette seconde partie de la planète, existent des morales laïques : taoïsme, confucianisme, bouddhisme, shintoïsme, et l’Hindouisme, lequel ne correspond pas à l’idée de religion courante au Moyen-Orient et en Occident.

Revenons au Coran. J’ai dit qu’il commence par recommander la lecture. Bien entendu, celle du texte sacré et au nom de Dieu. En outre, dans l’une de ses recommandations, le prophète Mohammad exhorte à « chercher la science même en Chine » (Atloubi al’ilma wa laou fi sinne). Ce que des partisans de la lecture du seul Coran semblent… ignorer sinon négliger.

C’est dire que la fameuse expression "la religion est l’opium du peuple" est, à bien y réfléchir, seulement une généralisation excessive, le genre de phraséologie plus belle à apprécier comme style que comme expression fidèle de la réalité. Et que seuls des mentalités de perroquets peuvent débiter sans examen outre mesure.

En effet, les religions n’ont pas été historiquement rien d’autre qu’un opium. D’une part, elles l’ont été, comme moyen idéologique pour justifier l’asservissement des peuples à leurs dominateurs. Certains ont trouvé la justification de leurs conquêtes, massacres et occupation de territoire d’autres peuples dans la Thorah (Hébreux contre Cananéens, dans l’antiquité, et, aujourd’hui, Sionistes contre Palestiniens), dans les Évangiles (croisades puis conquêtes de l’Amérique, l’Afrique, l’Asie et l’Océanie), dans le Coran (conquêtes arabo-musulmanes depuis le Moyen-Orient jusqu’en Espagne).

À l’opposé, dans les mêmes religions, certains autres ont trouvé la justification de leur libération contre l’occupation et la domination.

La Thorah servit à la libération de l’esclavage pharaonique, et a ordonner le commandement : "Tu ne tueras point !". Elle permit également de résister à l’impérialisme antique romain, puis à l’oppression nazie. Elle permet même à des Juifs anti-sionistes de nier la validité de l’existence de l’État d’Israël.

Quant à Jésus, il dénonça l’esclavage en proclamant tous les êtres humains égaux et frères ; en plus, ils recommanda de pardonner aux méchants parce qu’"ils ne savent pas ce qu’ils font". En outre, il condamna les marchands en tout genre d’une manière irrévocable, en faisant l’éloge des pauvres et des "simples"d’esprit. Et l’époque moderne vit la naissance de la "théologie de la libération" qui servit aux peuples d’Amérique latine de s’affranchir du capitalisme et de l’impérialisme.

Enfin, le Coran, lui aussi, eut comme premier muezzin un ex-esclave libéré, de peau noire, Bilal. Et l’Islam interdit la barbare coutume d’enterrer vivantes les bébés nés de sexe féminin. Par ailleurs, l’impôt de la zakât tendait à réduire un peu les inégalités sociales entre riches et pauvres. L’Islam servit, également, d’idéologie libératrice durant la guerre pour l’indépendance de l’Algérie.

Par conséquent, l’histoire montre que toute religion est interprétée selon l’itinéraire existentiel du croyant. D’une manière générale, celui qui a souffert une enfance-adolescence soumise à l’injustice et à la cruauté, une fois devenu adulte, trouvera dans la religion la justification de la répétition des mêmes actes injustes et cruels, par esprit conditionné de ressentiment et de revanche.

Au contraire, celui qui eut la chance d’une enfance-adolescence sereine et affectueuse, , une fois devenu adulte, puisera dans sa religion les motifs pour se comporter en personne sereine et affectueuse, question de reconnaissance.

Dans les trois religions monothéistes, sans exception, on trouve en Dieu deux aspects opposés. Dans le Coran, ils sont ainsi désignés : "Rahmane Rahime" (Clément et Miséricordieux) et « Chadid al’igab » (Terrible dans le châtiment).

Ainsi, le fidèle de caractère bon agira selon les deux premiers aspects, et le fidèle au caractère mauvais se comportera en se basant sur les deux derniers. Historiquement et jusqu’à aujourd’hui, certains ont trouvé dans leur religion spécifique les motifs pour connaître, afin de devenir toujours plus justes et plus sages. D’autres ont trouvé dans la même religion, privilégiant une autre partie, de quoi tout ignorer à l’exception du livre sacré et, éventuellement, des commentaires élogieux à ce livre, en condamnant toute autre forme de connaissance et tout autre livre. Et même à propos de la lecture du livre sacré, ces gens tiennent compte uniquement d’une interprétation spécifique, considérant les autres fausses, donc à ignorer.

Voilà pourquoi l’affirmation "la religion est l’opium du peuple" est relative. Elle peut même se révéler injuste et inefficace. Injuste parce qu’une partie des croyants sont de bons citoyens ; inefficace parce que une telle généralisation d’une croyance spirituelle est contraire à la sacro-sainte liberté personnelle d’opinion, du moment qu’elle n’est pas nuisible à la liberté de pensée des autres.

Une dernière remarque : la religion n’est pas plus un opium du peuple que l’addiction aux boissons alcoolisées ou aux drogues. Dans ces cas, aussi, l’emploi de ces deux substances peut être facteur de plaisir ou cause de malheur, selon le caractère de l’utilisateur.

Je n’ai jamais partagé l’avis de mes compatriotes qui croient qu’il faut occulter ces deux problèmes parce que les intégristes islamiques en ont fait un argument de bataille. Et alors ?… Parce que l’adversaire dénonce un réel fléau social, je devrais, moi, l’occulter, sous le faux prétexte de "faire leur jeu" ?

S’il est juste de refuser l’obligation intégriste de ne pas recourir à ces substances, n’est-il pas convenable de souligner leur possible danger, en particulier leur rôle totalement néfaste dans le maintien de l’ignorance du peuple, et donc sa résignation ? (A suivre)

Kaddour Naïmi

Courriel : [email protected]

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Commentaires (4) | Réagir ?

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Kaddour Naïmi

Un échange privé entre un lecteur et moi, me semble, sur l’autorisation du premier, sans citer totalement son nom, mériter d’être reporté parmi les commentaires.

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Bonjour

Entièrement d'accord sur votre analyse relative à la nécessité de réfléchir sur les événements qui nous entourent avant de se prononcer.

Cependant je m'inscris en contre sur l'apport positif de la religion comme catalyseur dans la guerre d'Algérie. Celle ci a au contraire relégué l'Algérie aux abysses des pays condamnés au charlatanisme et à l'obscurantisme.

Sinon bravo pour votre écrit

Cordialement

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Cher O*...,

merci pour votre commentaire.

Concernant le rôle de la religion comme catalyseur dans la guerre d’Algérie, j’ai simplement dit

qu’elle a eu, à un certain moment précis de ce conflit, un rôle mobilisateur. J’étais adolescent et je l’ai constaté. J’ai participé aux manifestations populaires avec la conscience d’être en même temps Algérien et en tant que musulman. Nos deux cris étaient “Tahya Aldjazair!” et “Allah akbar!”.

Que, par la suite, la religion a été utilisée par les nouveaux dominateurs pour étouffer le peuple par l’obscurantisme, ceci est également vrai.

Mais ne faut-il pas, par respect de la vérité historique, reconnaître les deux aspects qu’a révétu la même religion ?

P. S. Si vous le permettez, j’aimerais insérer votre commentaire et ma réponse dans le journal, bien entendu sans indiquer vos coordonnées. Car notre échange me semble intéressant pour les lecteurs. Qu’en dites-vous ?

Cordialement,

Kaddour N.

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Cher Monsieur Kadour,

 Aucun problème si vous désiriez publier ma réponse à votre écrit. Cependant j'insiste sur le fait que, personnellement, je ne trouve aucun aspect positif dans les religions monothéistes qui ait concouru à l'épanouissement et à la concorde de l'humanité.

Si les deux premières arrivèrent à l'asservissement de l'homme par l'homme à fleuret moucheté la religion musulmane, elle fit irruption de façon violente jusqu'à nos jours.  

Paradoxalement ce sont les idéologies spirituelles issues de l'Asie qui apportèrent douceur et respect auprès de l'humanité dans se prévaloir d'une apparenté céleste.  

J'aime autant vous dire que je suis déiste et je ne reconnais aucun intermédiaire entre le (les) créateurs de l'univers et l'homme.

Il m'est agréable cependant de vous dire que j'ai beaucoup aimé votre article 

Cordialement 

O*...

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Cher Monsieur O*...,

cela m'a fait beaucoup de plaisir de lire cette seconde réponse. D'autant plus que je suis en train d’écrire la prochaine contribution et voici son titre :

« Lettres de l’autre partie de la planète : 1. De la spiritualité chinoise »

Comme vous constatez, nous sommes sur la même longueur d’onde.

Si vous m’y autorisez, quand ce texte sera publié, je vous avertirai et aimerai recevoir votre

commentaire.

Bien à vous,

Kadour

*

Merci. C'est tout un honneur de vous lire de nouveau.  

À bientôt 

O*...

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Kacem Madani

Ma parole, tu fais une sacrée fixation sur le luC, a Hend Uqaci n’ath oukavache! Finalement, si Freud avait eu la chance de croiser ton kamum, il en aurait rajouté une sacrée dose, et peut-être bien mélangé les pédales entre le rêve du luC et le luC de rêve !... LOL Et que dire de Michel Galabru, il t’aurait certainement recruté pour lui donner la réplique, lui qui s’est fendu d’une réponse magistrale à une question concernant les arts, et que je reproduis de tête (et les 3 neurones qui survivent encore aux flots de 1664) : -Oui, oui, la peinture c’est beau ! la sculpture c’est beau ! le cinéma c’est beau ! la nature c’est beau aussi, les fleurs, les oiseaux qui chantent, les ruisseaux et les rivières qui coulent, un beau coucher de soleil…etc. Oui, tout cela est beau ! Mais, marquant une pose pour mieux tenir le journaliste en haleine, il n’y a rien de plus beau sur Terre (marquant une 2ème pause) …… qu’une jolie paire de fesses !

La prochaine fois, je te raconterais l’histoire de la petite anglaise qui se déhanche gaiement sur les Champs Elysées et du Kabyle qui la repère…

En attendant, laissons la fraicheur couler gaiement dans le gosier ! Cheers !

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