Slimane Azem : La force de l'asefru ou le poète candide (1e partie)

Slimane Azem
Slimane Azem

Il y a quelques jours, nous avons célébré le trente-quatrième anniversaire de la mort du poète Slimane Azem, décédé le 28 Janvier 1983 et enterré à Moissac dans le Sud-Ouest de la France. Au lendemain de sa mort, il faisait un temps maussade avec du crachin comme des larmes de tristesse de la nature pour nous signifier son deuil. En manchette, le journal El Moudjahid, unique quotidien francophone en Algérie, annonçait la mort de l’acteur français Louis de Funès, décédé la veille. Motus sur la mort de Slimane, si ce n’était l’annonce payante de la famille dans la rubrique nécrologie.

La Tradition orale et la poésie dans le quotidien de la société kabyle.

Nul doute que Slimane Azem a été ce poète témoin de son époque qui a le plus marqué l’histoire. Le rapport qu’il a tissé avec ses semblables, à travers sa poésie, était d’une intensité telle qu’on ne lui connait pas d’équivalent. Avec ses poèmes il a réussi à asseoir une relation quasi fusionnelle avec sa société. Il a réussi à susciter de l’intérêt dans toutes les couches et catégories sociales et d’âges au point où les Kabyles de son époque lui avaient fabriqué des légendes et l’avaient couvert de mythes. Pour le vérifier, il suffisait d’évoquer son nom devant un inconnu pour voir la légende de la communication avec l’ange vite servie : «Ehh, yers-d ɣer-s lmelk, inna-yas-d ….» [Il a communiqué avec l’ange qui lui a tout dit].

De toutes mes lectures et connaissances livresques, je n’ai pas rencontré ni connu de phénomène d’un même genre ; y compris pour le poète Si Muend U Mend qui a vécu durant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle (1845/1906) et dont la poésie est gravée dans l’imaginaire profond de la société kabyle. Chez les hommes adultes mais surtout les vieux, se référer à Si Muend U Mend ou citer un de ses poèmes n’était pas rare. Quelle était donc cette magie qui a permis aux poètes et à leur poésie de se tailler une place aussi importante dans la vie des Kabyles de l’époque ?

On dit que dans les sociétés à tradition orale, la capacité de conservation mémorielle est plus développée que chez celles qui ont rompu avec l’oralité. Il est possible que la tradition de l’oralité de la société kabyle ne soit pas étrangère à cette place occupée par la poésie dans l’espace de vie de tous les jours. Il est possible aussi que ce mode de reproduction sociale de l’oralité ait cultivé et favorisé le sens poétique pour la survie et la conservation. Quand on sait, par exemple, que le marché hebdomadaire en Kabylie n’était pas uniquement cet espace d’échanges de biens économiques, il est permis de penser à cette explication. La mission et le rôle dévolus au marché hebdomadaire dans la sociologie de la Kabylie était bien plus que ce que l’on connait de l’espace commercial au sens classique. Il est un vecteur d’acculturation, de propagation du savoir social et de reproduction de la société elle-même. Le marché hebdomadaire de jadis abritait des échanges culturels et des joutes poétiques, et reste un espace exclusivement réservé aux hommes.

Le phénomène du poète dans notre société est bien plus complexe que ce que l’on peut penser. L’exemple de ma grand-mère maternelle née en 1901 est édifiant à plus d’un titre. A l’instar de beaucoup de ses congénères, elle qui n’avait que cinq ans seulement à la mort du poète Si Muend U Mend, monolingue de surcroît et qui n’était jamais sortie des horizons du village connaissait ses poèmes qu’elle récitait couramment.

Il n’est pas simple de donner une explication au phénomène de la poésie, et du poète et leur rapport à la société. Il faut imaginer la situation et le contexte de l’époque. Quand on sait la faiblesse des conditions et des moyens matériels; sans (l’absence ou l’insuffisance) voies de circulation pour assurer les déplacements ni moyens de communication modernes à l’exemple de ceux d’aujourd’hui, des questions essentielles méritent d’être posées. Comment les poèmes de Si Muend pouvaient-ils parvenir à une fillette d’une contrée aussi reculée ? Comment dans la société kabyle de l’époque faisait-on circuler les poèmes de Si Muend au point d’atteindre même les petites filles ?

Evoquer Slimane Azem : perpétuer l’asefru

C’est tout naturellement que j’ai répondu favorablement à la demande des jeunes de l’Association Iɣran de mon village pour animer une conférence-débat sur la vie et l’œuvre de Slimane Azem, à l’occasion du trente-quatrième anniversaire de sa mort. Si de son vivant, par sa poésie, Slimane Azem n’a laissé insensible aucune âme, après sa mort il continue de susciter de l’intérêt auprès des jeunes nés plusieurs décennies plus tard.

Que dire du poète Slimane Azem à un auditoire composé, en majorité, de jeunes de moins de 30 ans? Quels mots, quelles formules et quels discours leur tenir pour faire sentir à ces jeunes à la fois le contenu des messages de sa poésie et la signification du phénomène poétique qu’était Slimane Azem lui-même ?

Partant de ces questions, il m’a semblé essentiel de reconstituer le contexte sociopolitique dans lequel le poète Slimane Azem a vécu et émergé. Il est aussi essentiel que la place du chant et de la musique en général, érigés en tabous dans la société, soit restituée dans ce contexte. Non seulement le génie de Slimane Azem a réussi à contourner l’obstacle des tabous, mais il a pu en plus obtenir de la société la dérogation de traiter en public des thèmes aussi tabous que la séparation et l’amour, la musique, l’alcool, la perversion, etc... sans subir la réaction inexorable de l’excommunication. Là, la similitude avec Si Muend U Mend est à relever, car avant Slimane Azem, il a, lui aussi, dérogé à la loi intangible des tabous et aux règles inflexibles de pudeur dans la société.

Slimane Azem est né à la fin de la première guerre mondiale. Il a fréquenté l’école primaire de son village qui devait ouvrir en 1914 mais retardée jusqu’en 1919 à cause de la situation de la guerre. Avant lui, son frère aîné Ouali était de la première génération des enfants du village à fréquenter l’école publique française. Le reste de son enfance n’était en rien différent de celle des autres enfants. Au sein de sa famille paternelle, son aïeul Sayd U Lamara (Azem Said) qui a vécu au 19 ème siècle (né présumé 1841, décédé approximativement en 1902) était connu pour être à la fois un poète et un Amousnaw [voir ses poèmes en annexe 2]. Laǧ Ame n Laǧ Busad (Azem Amar né en 1896 et décédé en 1974) était aussi connu comme un détenteur du savoir social et poète [voir ses poèmes en annexe 3]. Du côté de sa mère son oncle Blayd n Laǧ (Beddek Belaid, né présumé en 1871) décédé à la fin des années soixante, presque centenaire, était également connu pour être un poète qui a vécu toute sa vie au village mais en marge de la collectivité. Son visage rond au teint foncé, avec une moustache noire prononcée et un béret basque renforçaient son regard perçant pour lui conférer en permanence une allure d’homme édifié par la vie et plein de sens. Il était austère, réservé et communiquait peu. Tous ceux qui l’avaient côtoyé ont eu à constater en lui une source de savoir ancestral inépuisable [voir ses poèmes en annexe 4].

A l’instar de tous les jeunes du village, c’est à l’adolescence que Slimane Azem quittera les montagnes d’Agouni Gueghrane, son village, en quête de travail. Une tradition chez les travailleurs qui émigrent veut que l’itinéraire de la migration ouvrière débute par l’étape de la Mitidja d’abord. La destination, était Staoueli pour effectuer des vendanges et autres travaux dans les fermes agricoles des colons. S’ensuivra pour lui le chemin tracé vers la France dès l’âge légal requis au travail atteint.

Les premiers contingents d’émigration en France des gens d’Agouni Gueghrane remontent au début du 20 ème siècle. Potentiellement, c’est la région de la Lorraine au Nord-Est de la France qui était la destination principale de ces travailleurs pour des activités dans la sidérurgie et les mines. Pour Slimane Azem, c’est dans le courant 1936/1937 qu’il traversera pour la première fois la Méditerranée pour rejoindre son frère aîné Ouali, installé en France depuis plusieurs années déjà. Jusqu’alors, dans tout le décor qui entoure sa vie, il n’y avait aucun indice ni élément, si minime fût-il, qui transparaissait et qui pouvait présager d’une carrière d’artiste et d’homme public.

Slimane Azem éloigné des siens - la révélation du poète.

Arrivé en terre d’émigration, Slimane rejoint son frère Ouali installé au Nord de la France. Il va dans une première étape exercer des métiers manuels pour devenir ensuite électricien. En parallèle, il s’adonnait à la musique en des moments récréatifs, avec les gens de sa communauté dans de petits cercles et cafés d’émigrés. Sa voix ne laissait pas indifférent. Très rapidement sa renommée s’installe à petite échelle pour évoluer crescendo. La seconde guerre mondiale va bouleverser sa vie puisqu’il sera fait prisonnier et détenu en Allemagne. Ce n’est qu’à la fin de la seconde guerre mondiale qu’il sera libéré et rejoindra les siens en France.

Dans un de ses textes qu’il a écrit en dehors de la poésie, il mettait l’accent sur sa rencontre avec Mohamed El Kamel qu’il décrivait comme le tournant décisif de sa vie d’artiste. Les conseils avisés de cet homme lui étaient essentiels pour sa vie et son parcours d’artiste. La chanson «A Mu a Mu» sera son premier disque enregistré. Dès sa mise en circulation, une espèce de catharsis se déclencha dans la communauté des travailleurs émigrés au sein de laquelle vivait Slimane. Par le contenu de ce poème, Slimane Azem venait de révéler une capacité d’écoute et d’analyse de sa communauté et des siens, comme aucun ne l’avait fait avant lui. Il venait par-là d’introduire et d’assoir une thématique nouvelle dans la poésie lyrique kabyle. A l’écouter, c’est comme s’administrer une dose de remède au mal de la nostalgie du terroir qui enserrait en permanence l’émigré dans un stress aigu. La chanson «A Mu a Mu» a eu un effet d’antalgie pour les souffrances des émigrés mais aussi pour leurs familles restées au pays.

Slimane Azem : poète et lawliya.

Après le succès inouï de son premier enregistrement, il entre dans la phase des années cinquante qui étaient très prolifiques avec des succès non moins importants. La substance de sa poésie est tirée du terroir qui l’a vu naître, et qui constitue pour lui son champ d’inspiration avec les thématiques : le malaise des émigrés, la froidure de l’exil forcé, la rupture avec le terroir et les êtres chers, la famille, l’humanisme, l’injustice, la domination et le pouvoir de l’argent, etc… A regarder le corpus de ses poèmes et leurs thèmes, il y a quelque chose comme l’art du sociologue de l’émigration et du psychologue de toute la société. La foi en les saints de chez-nous agrémentait ses poèmes pour envoûter tous ceux qui les écoutaient. Sa poésie est accueillie comme un remède aux maux et à la crise dans laquelle était plongée sa société. Le voilà donc installé dans le rôle de thérapeute des pathologies qui rongeaient sa communauté. Une osmose totale s’établit entre lui et les siens au point de se confondre à sa communauté et l’incarner comme un saint. «Awal-is yemada», (ses paroles riment), disait-on.

Pour attester encore de ce rapport abyssal de Slimane Azem avec les siens, je livre cette petite histoire. Un jour de l’hiver 2012 à Paris, un ami universitaire, beur de deuxième génération, issu d’une famille d’émigrés des années cinquante, originaire des Imcheddalen (Bouira) me présenta à son oncle octogénaire retraité. Après les salutations préliminaires, c’est la traditionnelle question sur mon origine villageoise. Dès qu’il eut la réponse (Agouni-Gueghrane), il marqua un bref temps d’arrêt, poussa un soupir et prononça de façon machinale le nom de Slimane Azem, avant d’ajouter : «Argaz nni, d netta i ɣ-iebban akk» [cet homme-là a été la principale source de notre éducation].

Près de quarante chansons à succès seront enregistrées par Slimane Azem durant la décennie cinquante, avec toujours des thématiques tirées des préoccupations et des conditions qui caractérisaient sa société. Parmi elles : «D aɣrib d abeani», «Nettuu nettuɣal», «Ay afrux ifirelles», «Zzman yexxerwe», «Ihe-d waggur», «Ffeɣ ay ajad tamurt-iw», «Aṭa i sebreɣ», «Idrimen», «Yekfa laman», «Ddunit tettɣuru», «Keč d lmir», «Beka-yi tissit n ccab», «Zzux d lmecmel», «Ya ebbi lmuebbe», «Akkagi i d-yeffeɣ lexba» etc…

Au moins deux de ces poèmes vont lui valoir des déboires avec l’administration coloniale. «Ffeɣ ay ajad tamurt-iw» et «Ihe-d waggur». [voir les documents d’archives N°1, 2, 3 et 4 en annexes]. Certains affirment qu’il aurait été assigné à un régime d’assignation à l’émargement quotidien au commissariat de police de Dra El Mizan durant quelques mois de l’année 1958. Il n’est pas impossible que Slimane Azem ait été soumis à un régime du genre à cette période, puisque dans une lettre qu’il adressera au ministre de l’information et de la culture en 1968, il fera part d’une plainte du Gouverneur Général, Robert Lacoste, contre lui pour atteinte à la sûreté de l’Etat pour la chanson «Ffeɣ ay ajad tamurt-iw».

Il est certain en tout cas qu’il n’a pas échappé à la vigilance de l’administration coloniale. Dès le début de sa carrière, les radars de la police française étaient braqués sur lui. J’ai eu à le vérifier dans les archives du musée de l’histoire de l’émigration à Paris. Dans les fiches de police des renseignements généraux français qui le surveillaient, il est fait mention de (…) «prosélytisme nationaliste dangereux du chanteur Slimane Azem, né à Douar Khouriet». Hasard ou ironie de l’histoire, à côté des fiches de police concernant Slimane Azem, des documents d’archives de la période de détention de Hocine Ait Ahmed qui protestait auprès du directeur du pénitencier où il était détenu contre les conditions carcérales dans lesquelles il était maintenu.

A la fin des années quarante, bien installé dans sa notoriété, il rentre en Algérie et rejoint son village natal Agouni-Gueghrane. C’était le besoin vital pour le poète de se ressourcer dans son terroir. Il se produit à Alger et dans beaucoup de villes de Kabylie ; il est adulé de toute part. A Agouni-Gueghrane, beaucoup se rappellent de Slimane durant cette période.

A. Hocine, né en 1934, a témoigné que vers la fin des années quarante à Agouni-Gueghrane, Slimane faisait de l’animation aux jeunes du village. Il ne garde pas de souvenirs très précis mais il se rappelle des activités musicales et théâtrales que Slimane Azem organisait au village. La description sommaire qu’il donne de ces activités semble être du théâtre sous forme de monologue. Les gestes de l’acteur (Slimane) sur scène étaient des stigmatisations de l’exploitation des travailleurs agricoles par les colons de la Mitidja.

Mud U Caban n Laǧ n Ssayd Uqasi (Azem Mouhand Ouchabane né en 1935), lui par contre, bien qu’adolescent à cette époque, a gardé des souvenirs très précis de cette période. Il se rappelle bien et situe ces événements dans le courant de l’année 1947. Il dit même avoir été l’émissaire du responsable du MTLD du village, AmeOuali (Akil Amar) auprès de Slimane Azem, afin qu’il apporte son impulsion au mouvement des scouts du village. Il dit que Slimane avait répondu favorablement. En effet, en cette période, Akil Amar avec Bechour Sidi Larbi constituaient le noyau d’activité du MTLD et des scouts au village. Aiche Ahcène, instituteur à l’école du village, se distinguait aussi par son action de sensibilisation des élèves à la mission des scouts.

Lusin n At Mamme (Bedrane Hocine né en 1934), décédé depuis, a témoigné pour Berbère TV sur cette période. Il a rapporté que Slimane Azem avait animé une soirée musicale au lieudit «Lqehwa n Ame Acu» situé à la lisière du village. Il a rapporté le récital poétique, qu’il a toujours gardé en mémoire, donné par Slimane Azem devant le Caïd du douar. Dans ces poèmes au contenu patriotique, il exhortait les musulmans à prendre conscience de la situation de domination de leur pays par les Français [voir poèmes 1, 2 et 3 de l’annexe 1].

Par sa poésie Slimane Azem s’est forgé une place dans la société qui a bien débordé des limites de l’espace habituel réservé à l’intellectuel ou ce que l’on peut désigner par l’homme public influent. Ses mots, ses paroles, ses vers, ses gestes, … ont forgé cette image de Slimane Azem symbole de l’éthique, de la candeur et de la vertu. Toute sa vie, il a véhiculé et véhicule toujours l’image d’un homme symbolisant la valeur d’exemple. De son vivant, ses contempteurs ne se sont jamais montrés au grand jour, privilégiant l’action dans l’obscurité, tant le risque pour eux d’un verdict péremptoire de la société était grand. Slimane Azem qui affectionne bien le style des paraboles les a toujours désignés par bourourou des ténèbres. La poésie de Slimane Azem a forgé et balisé un champ de conscience de la Nation algérienne en langue Tamaziɤt. Aujourd’hui, l’image de Slimane Azem hante toujours la conscience et l’imaginaire des Berbères. Quand on évoque la langue, l’identité, l’authenticité de l’Algérie voire de l’Afrique du Nord, son image plane tel un phénix.

Les années soixante et soixante-dix : Slimane Azem le poète impénitent.

La décennie soixante a été aussi riche et prolifique pour Slimane Azem. Près de quarante chansons seront enregistrées. Parmi les plus célèbres : «he di ččina», «Terwi tebberwi», «Annaɣ a yaɛbbu», «Argaz d tmeut», «Ttnadiɣ ad ccektiɣ», «Ay amuin», «Uh ay At tmurt-iw», «A taqbaylit, a tigejdit», «Zzman n ɣai», «Tikwal cfiɣ, tikwal ttuɣ», «Uk aɛyiɣ», «Azger yeɛqel gma-s», «Zzman yexxerwe», «ikkuk», «Imqerqer n wemdun», «lweqt aɣedda», «Lukan ulac lukan», «Ggummaɣ a d-mmektiɣ» …etc. Cette période des années soixante est caractérisée par un événement majeur : l’indépendance de l’Algérie. Slimane Azem se trouvait en France depuis la fin de l’année 1959. A l’aube de son indépendance, l’Algérie rentre dans une impasse politique qui vire à l’affrontement sanglant : c’est la crise de l’été 1962 qui éclate. Ces événements qui vont secouer le pays à l’aube de la proclamation de sa naissance, ne laisseront pas Slimane Azem indifférent ni en reste. Il n’est pas de nature à demeurer éloigné de la situation de crise de son pays et des siens. Il l’a déjà prouvé par le passé. Ces événements l’ont affecté comme tout le monde, sans demeurer en reste. Il va les chanter dans notamment «Terwi tebberwi», «ikkuk», traitant du désordre de l’été 1962 et de l’invasion du pays par l’armée des frontières. De toute évidence, cela ne pouvait être du goût des nouvelles autorités fraîchement installées. Très vite, il va se retrouver dans le collimateur du pouvoir, guettant la moindre occasion pour lui régler son compte.

L’année 1967 connaîtra deux événements majeurs : La création de l’Académie Berbère en France et la guerre au Moyen Orient entre les Arabes et Israël. A la création de l’Académie Berbère, les trois chanteurs Slimane Azem, Farid Ali et Taoues Amrouche joueront le rôle de cheville ouvrière du projet aux côtés de Bessaoud Mohand Arab, Abdelkader Rahmani, Mohamed Arkoun, Hannouz, etc... Tous les trois, subiront l’ostracisme du pouvoir algérien durant toute leur vie. Je dois préciser que jusqu’à cette période, les chansons de Slimane Azem passaient normalement et régulièrement sur les ondes de la chaine radio kabyle et ses disques de 45 tours se vendaient normalement chez les disquaires en Algérie.

Par son activisme débordant, l’Académie Berbère avec son discours dirigé contre les orientations arabo-islamiques du pouvoir algérien, va sérieusement pénétrer les milieux des travailleurs émigrés. Très vite, elle va étendre ses activités et son influence en Algérie jusque dans les milieux lycéen et étudiant. Sa documentation circulait intensément dans ces milieux. Les chanteurs, et particulièrement Slimane Azem par sa notoriété, étaient pour beaucoup dans cette sensibilisation massive. Tous les galas que l’Académie organisait en France faisaient salle pleine. L’Amicale des Algériens en Europe qui était un appendice et le prolongement du pouvoir algérien en émigration, avec les énormes moyens dont elle disposait, n’a jamais pu mobiliser autant de foules.

Arrive l’occasion rêvée et tant attendue. En réaction à la défaite des armées arabes contre Israël, les autorités algériennes interdisent d’antenne les chanteurs pro-israéliens. Une liste d’artistes et chanteurs, dans laquelle figuraient Enrico Macias, Adamo et Johnny Halliday, est dressée. Le nom de Slimane Azem sera rajouté en manuscrit sur cette liste. A partir de cette année-là de 1967, il est interdit d’antenne à la radio kabyle et de diffusion en Algérie. Slimane Azem continuera de chanter en émigration et ses chansons circulaient en disques de 45 tours que nos émigrés ramenaient de France à l’occasion de leurs venues au pays.

Le pouvoir algérien et ses affidés feront circuler toutes sortes de rumeurs sur Slimane Azem. Ils ne rataient aucune occasion pour le dénigrer et le pourfendre. Evidemment, c’est l’effet contraire qui était produit à chaque fois auprès de l’opinion. L’acharnement et l’entêtement aveugles ne pouvaient leur permettre de comprendre et de saisir cette réalité. L’image de Slimane auprès de son public se retrouve davantage renforcée et son statut d’artiste indépendant et insoumis consolidé encore plus. Il continuera sur cette lancée durant toute la décennie soixante-dix avec près de cent chansons produites dont beaucoup seront des compositions à succès. «sut n tsekkrin», «Sebba iniɣem», «Ddunit akka i tetteddu», «Aeddad n At Yanni», “Si Mud a wi k-id-yerran», «Tamurt-iw aɛzizen», «la carte de résidence», «Si zik Mu yettabaɛ Mu» etc…

Slimane Azem et l’Algérie indépendante : la légende de l’exil.

Slimane Azem s’est retrouvé dans le rôle de victime à la fois des autorités coloniales et par la suite du pouvoir algérien. Non seulement il n’en sera rien de l’expiation promise et à laquelle il était voué, mais à chaque fois il sera au contraire renforcé auprès de sa société. Tout compte fait, Slimane Azem n’a pas beaucoup vécu en Algérie. La courte période (1958/1959) qu’il a passée aux côtés des siens en Algérie durant la guerre de libération, ne l’épargnera pas des effets du conflit. Partagé entre ses parents, ses frères et sœurs restaient au village et la France où il vivait avec sa femme française, Slimane subira à l’instar de tous les Algériens les contrecoups de la guerre. Malgré le climat effroyable de cette guerre, rendu encore plus compliqué par la lutte fratricide FLN/MNA, il enregistre un chef-d’œuvre durant cette période «Ihe-d waggur», qui est un véritable hymne dédié à la révolution. S’il n’a cessé de chanter pendant toute cette période de la guerre, certaines voix vont l’accuser de parti pris dans un de ses poèmes «In’as i leflani»; très ambigu dans ce qu’il peut signifier. Cet argument, le pouvoir algérien le ressortira à son tour en 1967, l’année où il a été interdit d’antenne en Algérie.

Dans une interview de Slimane Azem datant de 1977, rendue publique post mortem, à une question sur le pourquoi de l’ostracisme des autorités algériennes à son égard, il répondait par : (…) «la seule vraie raison, c’est parce que je chante dans ma langue et je refuse de me soumettre. Ils veulent faire de moi ce colis transportable à merci. Je n’en ai ni la personnalité ni la vocation».

Traitant de la censure dont il a été objet de la part du pouvoir algérien : il disait : «les pouvoirs algériens de l’époque n’ont pas censuré Slimane Azem, mais plutôt la culture kabyle […] si c’était moi qu’on visait, j’aurais été facile à atteindre pour eux […] d’autres plus importants que moi ont été atteints».

En parallèle à cela, les autorités algériennes ne ménageaient aucun effort dans l’ombre pour essayer de le récupérer et le banaliser. De hauts responsables (kabyles) au sein de l’Etat se sont déplacés, à maintes reprises, pour lui porter la proposition de rentrer en Algérie et cesser l’exil. Dans un échange de correspondance en 1968 avec le ministre de la culture et de la communication algérien qui lui enjoignait de rentrer en Algérie et mettre un terme à son exil, l’unique réponse intransigeante de sa part : «commencez d’abord par donner la preuve de la sincérité de votre proposition en respectant la liberté de circulation de mes chansons en Algérie. Le reste viendra de lui-même». Dans cette même correspondance, il s’est enorgueilli d’être l’unique artiste algérien à avoir encouru en 1956 une plainte de Robert Lacoste, le gouverneur général, pour atteinte à la sûreté de l’Etat, pour la chanson «Ffeɣ ay ajad tamurt-iw».

Le témoignage de Bedrane Hocine, cité déjà plus haut, à Berbère TV le confirme quand il dit avoir servi d’émissaire à Sidi-Said Hamid, wali de la wilaya de Tizi Ouzou à cette époque, auprès de Slimane Azem pour lui demander de rentrer. Connaissant le caractère précautionneux de l’ancien wali de Tizi Ouzou et le délicat sujet qu’était Slimane Azem, il serait difficile de croire que l’initiative émanait de lui. Il y a fort à parier que l’origine de cette proposition se situe bien plus haut que la wilaya de Tizi Ouzou.

La position intransigeante de Slimane Azem était tout à fait justifiée. L’absurdité de l’attitude des autorités algériennes est mise à nu par l’illogisme du traitement qu’on lui a infligé, comparativement à un autre chanteur algérien, qui lui a chanté l’hymne national français en arabe. Aujourd’hui son nom trône sur le fronton d’une institution publique de la capitale. Ce n’est pas en soi le fait de chanter la marseillaise en Arabe qui est grave. C’est le contexte dans lequel il l’avait fait. C’était à la fin de la première guerre mondiale, au moment où les autorités coloniales avaient organisé une offensive pour rendre effective l’annexion de l’Algérie à la France. L’hymne national français était considéré comme instrument idéologique de domination coloniale ; le faire chanter à un indigène en arabe, c’était affirmer l’effectivité de la domination coloniale française sur l’Algérie. Mahiedine Bachterzi, indigène de son état, a été l’auteur et l’interprète de la traduction de la marseillaise en 1926 et lui a conféré une coloration patriotique algérienne. Il l’avait chantée de sa voix avec joie et enthousiasme au Quai d’Orsay, devant messieurs les présidents de la république française Raymond Poincaré, Alexandre Millerand, Gaston Doumergue et Paul Doumer; ce qui lui a valu d’être honoré par la France coloniale et porté dans le livre d’or de 1937. Il a été aussi, auteur d’une cantate en arabe à la gloire du centenaire de l’occupation de l’Algérie en 1930.

Cet homme, contrairement à Slimane Azem, a récolté tous les honneurs en 1962. Il a été directeur du conservatoire municipal d’Alger de 1966 à 1974. Il sera aussi honoré par le pouvoir algérien, à titre posthume, en lui décernant une médaille de l’ordre du mérite national au mois de mai 1992.

Tizi Ouzou, le 28 Janvier 2017

Arab Aknine

Lire la 2e partie : Slimane Azem : La force de l’ASEFRU ou le poète candide (2e partie)

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Commentaires (3) | Réagir ?

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chawki fali

Thank you very nice article

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gtu gtu

merci bien pour les informations

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