Le problème de l'idéologie en Kabylie: les approximations de Saïd Sadi et Guy Pervillé

Si Amar Boulifa.
Si Amar Boulifa.

Nous comptons faire des réajustements analytiques au problème de l'idéologie en Kabylie afin d'intégrer d'autres réflexions sur le berbérisme. Nous avons jusqu'à maintenant utilisé les documents des "témoins" de la révolution algérienne et quelques articles ayant trait au berbérisme.

Au fil de notre réflexion, nous nous sommes rendu compte qu'il fallait parachever la schématisation du triangle dont parle Omar Carlier en apportant plus de complexification aux relations des groupes en compétition. Et pour le faire, nous avons placé l'idéologie au centre de notre préoccupation. Or, la mise au point de Guy Pervillé (1) permet de préciser la classification des "cinq groupes idéologiques". Pour le moment, nous laissons de côté l'historiographie algérienne telle qu'elle a été préconisée par Tewfik el Madani et M'barek El Mili et l'autobiographie A. Ibn Badis, le maître à penser du réformisme musulman algérien.

Certes, l'évocation de l'antiquité nord-africaine par les deux historiens algériens et la filiation ziride d'Ibn Badis fondent "l'arabo-berbérisme théorique aboutit en définitive à un arabo-islamisme pur et simple".(2) D'un autre côte, son interrogation sur le courant proto-berbéristes incarné par Said Boulifa, Augustin-Belkacem Ibazizen et Hanafi Lahmeck ne comble pas le vide théorique qui sépare C. Sabatier de ces derniers. En effet, une nette démarcation doit être faite entre la politique coloniale de la France et les hésitations épistémologiques de l'anthropologie pour comprendre la place toute mineure qu'a occupé l'administrateur colonial au sein de la société d'anthropologie et de l'école d'anthropologie de Paris (3)

Si nous proposons, une nette distinction entre les essais théoriques de l'anthropologie naissante et la politique coloniale ce n'est certainement pas pour dédouaner les anthropologistes français mais force et de reconnaître que l'examen du dossier de l'ethnologie kabyle (Duhousset, Faidherbe,, Hercourt, Perrier et Puner-Bey, etc) nous incite à la prudence afin d'éviter les écueils de l'anthropologie raciale qui a beaucoup servi le courant arabo-islamisme pour combattre le berbérisme. En effet, la critique de "l'atavisme berbère" indûment introduit par Said Sadi dans l'analyse de la société aurasienne, est incomplète dans l'interprétation du phénomène de la biologie évolutive parce qu'elle perd de sa consistance lorsque la modernisme nationalitaire prend le dessus sur l'interprétation stricte de la "réapparition d'un caractère ancestral chez un individu qui normalement ne devrait pas le posséder."(4)

Au nom de l'anti-colonialisme, il existe d'un point de vue historiographique, une tendance trop favorable à l'Orient. En reprenant les conclusions de M. Fantar et A. Laroui, J. Alexandropoulos ne convaint pas du tout en apposant les différentes variantes berbères à l'identification de Carthage.(5) Pour peu que cela tienne, on peut envisager une distinction entre l'anthropologie et la politique afin d'attribuer dans des circonstances particulières, une neutralité à la science de l'homme. Certes, il est difficile de défendre politiquement une telle attribution à la science coloniale en Algérie, mais toujours est-il que les conditions académiques soulevées par F. Colonna et Cl. Haim Brahimi, nous éloignent de l'idéologisation excessive et surtout permettent d'éviter les alibis de la domination coloniale et de l'interdiction de l'ethnologie par les autorités algériennes.(6) On peut reprocher à S. Sadi, une certaine légèreté dans l'utilisation de la segmentarité comme théorie sociale pour expliquer les conflits politiques qui opposent les différentes groupes nationalistes entre eux. Tandis que Y. Temlali en voulant trop insister sur la modernité, fait preuve, malheureusement de myopie en effaçant d'un trait la "mentalité tribale" des acteurs algériens. Le fait de croire à la mutation jacobine de quelques chefs du MNA, le mène tout droit à l'impasse parce que rien ne dit que l'opposition de la citadinité à la ruralité, est en soi, le principal facteur de la modernité. Il faut absolument prendre en compte les travaux consacrés à l'évolution de la société aurasienne pour prendre conscience de la cohabitation de l'archaïsme avec la modernité.

Après avoir matérialisé les diverses confluences, nous sommes en mesure de re-situer les débats au début du XXe siècle qui ont opposé les "Proto-Berbéristes aux Oulémas". C'est F. Colonna qui signale l'opposition doctrinale de deux groupes intellectuels, l'un francophone et l'autre arabophone. Mais toujours est-il la confrontation des idées n'a pas débouché sur des affrontements idéologiques de blocs distincts.(7) Toujours à l'appui du livre de Yacine Temlali, Guy Pervillé s'attache à expliciter le berbérisme pro-colonial. Il entame son explication en prenant comme exemples : Said Boulifa, Belgacem Ibazizen et Hanafi Lahmek. En nous limitant au premier auteur cité, G. Pervillé reconnaît les qualités intellectuelles à l'auteur du "Djurdjura à travers l'histoire" et paradoxalement en répétant la fameuse phrase de Massinissa (l'Afrique aux Africains), il le considère comme le pionnier du pan-africanisme. Malgré quelques équivocités des mots employés par G. Pevillé (race, universalite, Africanisme, etc,) et leur persivité, je reprends volontiers ce qu'il dit : "... l'avenir reste à l'Afrique, où les futurs Etats-Unis ne tarderont pas à se former".(8) Par dénégation et une forte présomption d'incohérence, G. Pervillé, remet en cause le berbérisme colonial de S. Boulifa en qualifiant sa pensée de "berbérisme authentique, patriotique etr universaliste".(9) Alors que F. Colonna même si elle use d'une classification aléatoire en formulant sous forme d'anachronisme, le rôle précurseur des Proto-Berbéristes, elle se limite à parler des joutes intellectuelles entre arabophones et francophones et ne se prononce pas sur un quelconque projet politique. Et c'est à ce niveau que G. Pervillé s'enfonce dans des contradictions sans fin en amalgamant la francophilie de l'auteur et la berbérité. Après avoir passé en revue les différentes étapes de la naissance du mouvement national dans l'immigration, et sans commune mesure avec ce qu'il adviendra de la lutte idéologique en son sein du MNA, G. Pervillé dénie à A. Imache le rôle précurseur de la revendication berbère. Il dit en substance : "Ce n'était pas un proto-berbériste. C'était un nationaliste de son temps qui n'avait pas moins subi que d'autres dirigeant de l'ENA l'influence de l'arabisme et du panislamisme, deux idéologies alors très teintées d'anticolonialisme" (10) Il reprend intégralement l'argumentation de Y. Temlali qui par le biais de la fusion idéo-religieuse et tout en réfutant le syntagme de berbéristes matérialistes, il a essayé tant bien que mal de donner un sens à celui de berbéro-nationalistes.(11)

Une fois tout cela dit, il revient maintenant à examiner le téléscopage idéologique du berbérisme et de l'arabo-islamisme des militants kabyles. Pour donner une meilleure consistance au concept de berbéro-nationaliste, Y. Temlali qui décidément inspire beaucoup Guy Pervillé, discute de l'arabo-islamisme et tente de montrer l'influence en tant qu'idéologie qu'elle a eu sur les militants kabyles. Comme toujours, nous retrouvons la sempiternelle opposition des "Berbères aux "Arabes" Cela revient à ouvrir le dossier de la distinction entre les arabophones aux berbérophones. D'après Ibn Khaldoun, cette affaire remonte aux rivalités entre Andalous. (11) En s'appuyant sur le travail de M. Shatzmiller, Y. Moderan pense que c'est à partir du IXe siècle que des clans arabo-berbères ou arabes et berbères se sont affrontés en Andalousie. Autrement dit, il insiste sur le fait idéologique porté par la généalogie qui devint un instrument essentiel du combat politique. La transposition de l'idéologisation des conflits au temps de Kurayb Ibn Uthman Khaldoun dans les années 890, est possible comme translation du récit des origines qui dans un premier temps met en exergue la généalogie alors que dans un deuxième temps par l'effet d'accentuation de la re-hierarchisation de la société maghrébine, la distinction Arabes/Berbères devint un outil de propagande des groupes en compétition pour la prise du pouvoir de l'Etat. Donc, il est possible de faire l'histoire des conflits entre "Arabes et Berbères" en analysant le processus de l'islamisation des tribus berbères puis de leur arabisation. C'est certainement le système classification des groupes tribaux et de leur agencement aux événements politiques qui a permis la transition de la dénomination de l'ethnique au généalogique.(12) Bizarrement dans le paragraphe consacré aux clivages arabo-kabyles, Yacine Temlali ne semble pas saisir la subtilité de la nomination des acteurs politiques et minimise l'idéologie du discours de l'appartenance en étalant des exemples et des contre-exemples tout en superposant les individus aux faits politiques.(13)

En de multiples occasions, nous avons dénoncé cette façon de voir les choses et nous avons dit qu'elle n'instruit rien sur les rapports de force entre belligérants. S'il se trouve que des leaders kabyles se sont affrontés entre eux et que quelques-uns se sont alliés aux "Arabes", il n'en demeure pas moins que l'analyse perd de sa substance lorsqu'elle fait défiler des âmes humaines de surcroît sans idées. D'ailleurs, il parcourt par dénégation de la stratégie, l'histoire en imbriquant les hommes dans les conflits sans tenir compte des enjeux idéologiques. La technique du théâtre chinois qu'utilise Y. Temlali enlève toute crédibilité à la tactique politique. Par ailleurs, la critique de la marginalisation des Kabyles se justifie non pas seulement par rapport à des alliances individuelles mais dans un cadre global où l'essentiel du projet politique a été élaboré. Et certainement sur ce plan-là, nier le rôle de l'arabo-islamisme comme idéologie pour la mise à l'écart des Kabyles, est une gageure. Dans tous les cas, les exemples individuels sont de nature à donner une dimension trop personnalisée aux leaders nationalistes. De plus, la démonstration de la foi absolue aux témoignages des militants nationalistes, amoindrit la recherche de la vérité. En aucun cas, l'auteur ne confronte pas assez les témoins entre eux et il ne vérifie pas assez la véracité les documents en sa possession. En la circonstance, on peut toujours décrire les circonstances de l'assassinat de Abane Ramdane, de "l'encerclement" de Krim Belkacem et de tant d'autres mais il faut bien reconnaître que le combat idéologique est l'élément principal de la consécration doctrinale de l'Etat algérien. Au final, on peut affirmer que ce n'est ni les agissements individuels, ni les faits de guerre à eux seuls qui peuvent expliquer la dénaturation ontologique des acteurs ou la définition floue de l'algérianité.

Au demeurant, la locution bilingue des nationalistes algériens n'est pas la principale signalétique des conflits mais ce sont les idées portées par les militants et leur diffusion qui impulsent la transmutation idéologique par remaniements successifs de l'arabo-islamisme au détriment du berbérisme nationalitaire. Par conséquent, cela revient à confronter le berbérisme à l'arabo-islamisme comme idéologie en fonction de l'imbrication des liens qui unissent les individus dans des cercles d'appartenance. De fait, la représentation segmentée des acteurs algériens sous la triple dénomination: berbériste, arabo-islamiste, jacobin, conduit à une complexification du schéma initial de Omar Carlier par l'adjonction d'une ligne médiane et de la circonvolution des données religieuse, linguistique et géographique qui constituent le puzzle du mouvement national algérien. En l'occurrence, la schématisation conduit à un perpétuel mouvement (kaléidoscope) des clans alliés et adverses. D'un point de vue critique, il s'agit de vérifier la thèse du passage du berbéro-islamisme à l'arabo-islamisme énoncée par Guy Pervillé afin de mieux comprendre la marginalisation des berbéro-nationalistes.

Hélas, l'histoire se répète et laisse place comme toujours au jeu du simulacre de l'identité.

F Hamitouche

Notes

1- Du nouveau sur le "berbérisme algérien",(2016). Internet

2- Idem, p,6.

- L'auteur développe un long argumentaire en faisant valoir que le "livre de l'Algérie" et "l'Algérie dans le passé et dans le présent" ont contribué à conforter l'amalgame arabo-berbère, "khalit", terme en vogue actuellement pour désigner l'ethnogenèse de la population algérienne. IL dit en substance:" Ces historiens militants ont donc réhabilité l'histoire ancienne jusqu'à là négligée par les auteurs arabes, mais en dévalorisant la colonisation romaine". p, 6. Il va de soi que les derniers mots de cette affirmation sont inexacts parce qu'un spécialiste de l'antiquité tardive infirme cette insertion et il confirme pièce à l'appui de l'existence de tout un inventaire biographique romano-byzantin sur quoi se sont appuyés les historiens musulmans.

Quant à l'ascendance ziride donc berbère que réclamait A. Ibn Badis, elle doit être circonscrite aux enjeux généalogiques tels que les décrit Ibn Khaldoun dans son histoire des Berbères. L'emphase mythico-historique de la génalogique est le propre du diagnostic à faire de la symptomatologie du récit des origines.

3- G. Boetsch et J. N. Ferrié, Le paradigme berbère: Approche de la logique classificatoire des anthropologues français du XIXè siècle. BMSAP,ns, t.1, no 3-4, 1999.

La figure 1, p, 258 illustre parfaitement les errements cognitifs du "type berbère puis arabe" de P. Topinard. Par contre, il faut bien reconnaître le mérite de P.Topinard d'avoir été l'un des premiers anthropologistes qui a rejeté la théorie raciale. Mais d'une façon générale, le dépouillement des travaux de la société et de l'école d'anthropologie de Paris ne permettent pas de dire que le rôle de C. Sabatier a été prépondérant dans la construction de l'anthropologie comme science de l'homme. Dans notre dépouillement systématique des revues d’anthropologie (1859/60-2014), nous avons répertorié trois textes de C. Sabatier qui ne représentent en aucun cas, un modèle du genre amplificateur de la raciologie:

- Essai sur les origines, l'évolution et les conditions des Berbère sédentaires, Revue d'anthropologie, 1882

- Etude sur la femme kabyle, Revue d'anthropologie, 1883

- Essai d'ethnologie générale de l'Afrique du Nord, Revue d'anthropologie, 1884.

Du coup, on ne peut pas donner à Camille Sabatier, le statut d'anthropologiste. La lecture de sa nécrologie, nous incite plus à lui attribuer un rôle politique de premier ordre en tant qu'administrateur colonial. Pour clore le chapitre de la formalisation théorique de l'anthropologie, il n'y a pas mieux que de replacer l'anthropologie dans le contexte colonial sans pour autant repercuter les différentes formes d'exploitation politique (discours sur la race) comme le fait Cl. Blanckaert (les usages de l'anthropologie dans "Les politiques de l'anthropologie, Discours et pratiques en France -1860/

1940", L'Harmattan, 2001), sur la connaissance de l'homme.

4- Y. Temlali, La genèse de la Kabylie, Aux origines de l'affirmation berbère identitaire en Algérie (1830-1962) , La Découverte, 2016,pp , 195/197

L'ethnologie est excessivement surabondante pour donner un tant soit peu à la théorie segmentaire, une prépondérance sans tenir compte des différentes critiques et surtout de l'évolution de la société traditionnelle berbère. En ce sens, nous sommes dubitatifs envers Y. Temlali qui ne mentionne pas du tout F. Colonna qui a pourtant beaucoup travaillé sur les Aurès.

5- J. Alexandropoulos, Les rapports Sud-Nord dans l'historiographie du Maghreb antique: autour de Carthage, Le colloque Sud-nord. De l'emprise des confluences; Influences des mouvements migratoires et culturels au Maghreb dans la société français contemporaine XIXe et XXe siècles, Toulouse, 2001, pp 299-300.

6-F. Colonna et Cl Haim Brahimi reconnaissent qu'il y a un "bon usage" de la science coloniale" tout en précisant que :" Mais quelle que soit la validité des réponses apportées, l'ethnologie s'insère dans un continuum plus vaste des sciences, et il convient d'avoir, alors, sans cesse à l'esprit la position stratégique de chacun de ces savoirs, dont les rapports de force politiques au cours du temps définissent les hiérarchies, Le mal de voir, Cahiers de Jussieu, UGE. 10/18, 1976, p,240.

7- F. Colonna, Les versets de l'invincibilté, Presse de la fondation des sciences politiques, 1995.

8- G. Pervillé, Idem, p 3.

9- Du berbérisme colonial au berbérisme anti-colonial: la transmission du thème de l'identité berbère des auteurs coloniaux aux nationalistes algériens, 2004, p 2. Internet.

10- G. Pervillé, Du nouveau sur le "berbérisme" algérien, (2016), p 5.

11- Y. Temlali, lire Amar Imache, un proto-berbériste ou un adapte de l'arabo-islamisme pp 134-138.

12- Ibn Khaldoun, autobiographie, CNPRAH, 2008.

- Y. Moderan, Botr/Branès: sur les origines du dualisme berbère médiéval, Mutations d'identités en Méditerranée Moyen-Age/ époque contemporaine, Editions Bouchène, 2000;

- Ch de la Veronne, Distinction entre Arabes et Berbères dans les documents d'archives européennes des XVIe et XVIIe siècles, Actes du colloque sur les cultures arabo-berbères, Malte, 1972.

- P. Bonté, Arabes et Berbères au Sahara, Identités et généalogies, les cahiers de l'Orient no 6, 2001.

- L'émirat de l'Adrar mauritanien, Karthala, 2008, voir "Arabes" et "Berbères". Rangs et ordres: l'enjeu statutaire.

- E. Ould Mahomed Baba, La discrimination Arabes/Berbères aurait-elle partiellement inspiré la politique coloniale en Mauritanie, Cahiers de l'histoire de la Mauritanie no3, 2002.

13- Y. Temlali, la genèse de la Kabylie, voir: 1954-1962, des présumés clivages "arabo-kabyles au sein du FLN-ALN, pp 216/230.

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