Pourquoi Kateb Yacine et Boudjedra n’ont jamais été portés aux nues par la critique germanopratine ?

La couverture de l'ouvrage.
La couverture de l'ouvrage.

Depuis quelques années, cette question m’obsède : oui, pourquoi Kateb Yacine et Rachid Boudjedra n’ont jamais été portés aux nues par la critique germanopratine ?

La première réponse, qui me paraît aujourd’hui évidente, est à chercher dans le "tempérament" littéraire et politique des deux auteurs : l’un comme l’autre, chacun à sa manière et chacun avec son talent, furent irrécupérables, insensibles au chant des sirènes germanopratines. Tel est ou tel fut leur principal "défaut", et ce, quels que ce soient les griefs que certains opposent à Rachid Boudjedra, auteur d’une trentaine d’ouvrages, tout de même, parmi lesquels : Topographie idéale pour une agression caractérisée (Denoël, 1975 ; Gallimard Folio, 1986), L’Escargot entêté (Denoël 1977), Fis de la haine (Denoël 1992 ; Gallimard Folio 1994), Les Figuiers de Barbarie (Grasset, 2010), Printemps (Grasset, 2014).

Irrécupérables, Kateb et Boudjedra, oui : défaut intolérable (ô combien !) aux yeux des gardiens du temple littéraire parisien...

On me dit que Kateb, après tout, fut honoré à Avignon, mais c'était une commande non pas de Paris mais de la ville d'Arras (Centre culturel) ; on me dit qu’il fut joué à la Comédie française, mais c'était quatorze ans après sa mort, et c’était, surtout, dans le cadre officiel de L'Année de l'Algérie en France (2003). Ce qui ne doit rien à l’intelligentsia germanopratine.

Que l’on me dise donc quel écrivain ou quel intellectuel algérien peut aujourd’hui se targuer d’être «un symbole de la révolte contre toutes les formes d’injustice, et l’emblème d’une conscience insoumise1, comme le fut Kateb Yacine !

Ce romancier et subversif dramaturge demeura jusqu’à la fin de sa vie un irréductible iconoclaste et un pourfendeur d’imams, sans pour autant se laisser récupérer par les "les petits marquis intellocrates qui tiennent rubrique ici et là" (pour reprendre l’éloquente formule de Jean-Claude Guillebaud), ceux-là mêmes qui s’appliquent depuis deux décennies à promouvoir un nouveau courant littéraire, celui d’une littérature néo-algérianiste.

C’est en méditant ces dernières années sur le parcours de Kateb Yacine et celui de Rachid Boudjedra que j’ai pris conscience des enjeux qui fondent la realpolitik éditoriale au pays de Voltaire. Ce que je retiens cependant de Boudjedra, dont j’ai tant aimé L’Escargot entêté, c’est lorsqu’il se fait critique d’art en posant un regard neuf sur le Delacroix des Femmes d’Alger dans leur appartement. Où l’on apprend que ces femmes présentées par l’artiste comme celles d’un harem, "c’était en fait des pensionnaires des maisons closes de la Casbah". Mais surtout lorsque l’écrivain compare le célèbre tableau aux mêmes Femmes d’Alger, revues par Picasso, dans ses déclinaisons en Quinze paraphrases générales : "Le peintre, écrit-il, voulait rectifier la vision coloniale de Delacroix et sa perception des Femmes d’Alger, au moment où la guerre d’Algérie venait juste de commencer (nous sommes en 1955)"2. Et Boudjedra de conclure : "Ces femmes ressemblent tellement à celles de Guernica" !...

Quel rapport avec la littérature, me diriez-vous ? C’est que, selon moi, le même regard posé par Rachid Boudjedra sur l’orientalisme de Delacroix devrait être posé, par nos chercheurs, sur une certaine littérature algérienne, celle qui, désormais, a tous les suffrages des critiques littéraires germanopratins, et qui semble bien avoir pris le relais de la littérature algérianiste du début du XIXe siècle.

Le vrai Camus, pas l’icône construite par ses hagiographes pressés ou intéressés

Ces réflexions ont occupé mon esprit à la faveur, pour ainsi dire, du parcours du manuscrit de mon essai-fiction : Aujourd’hui, Meursault est mort. Depuis sa publication en version "papier" ((Editions Frantz Fanon, février 2017), la question que l’on me pose, en usant parfois de précautionneuses périphrases, est celle-ci : pourquoi ai-je été réduit (sic) à publier mon ouvrage en Algérie ? Sous-entendu : si mon manuscrit n’a pas trouvé d’éditeur à Paris, c’est qu’il n’avait pas les qualités nécessaires... Ce pourquoi je me serais tourné vers l’édition numérique puis, "en désespoir de cause", vers un obscur éditeur du bled...

Comme je l’écris dans une Note au lecteur, le manuscrit fut posté, dès mars 2013, à quatre éditeurs français. L’un jugea le texte "trop algéro-algérien" (sic) ; un autre l’estima "plutôt destiné à un lectorat camusien" ; un troisième trouva le genre original mais "inclassable". Le quatrième, lui, se proposa de le publier dès septembre 2013, proposition que je déclinai (persuadé naïvement qu’un grand éditeur m’attendait) en raison d’une clause du contrat qui ne me convenait pas (ce que je regretterai, un an plus tard, je l’avoue).

On peut penser que les réserves des trois premiers éditeurs relèvent d’un souci légitime de lisibilité ou de… rentabilité. A moins qu’elles ne pointent un autre défaut, plus "grave" : l’incompatibilité de mon texte avec l’unanimité qui s’est faite en France depuis la «décennie noire» autour d’un Camus qui, s’agissant de l’Algérie, "aurait eu raison avant tout le monde" ? La réponse est à chercher entre l’envers et l’endroit de certaines mystifications éditoriales et autres tractations médiatiques – sur lesquelles je me réserve le droit de revenir, à l’occasion.

Ceux et celles qui ont lu Aujourd'hui, Meursault est mort (Dialogue avec Albert Camus), savent que, sans tomber dans la polémique, mon personnage principal, le FILS de l’Arabe, tient à sa manière la dragée haute à "Monsieur Albert", comme le soulignera Emmanuelle Caminade, dans La Cause littéraire (août 2013) : "Aujourd'hui Meursault est mort est un livre dérangeant et salutaire où Salah Guemriche, levant l'immunité dont jouit Albert Camus, exerce son légitime droit d'inventaire, redonnant place au contexte dans l'oeuvre de l'écrivain (…), Salah Guemriche y montre en effet un homme "ni vraiment solitaire, ni pleinement solidaire" (…)".

Or, aux yeux des directeurs littéraires, j'avais tout faux : il ne fallait surtout pas tenir la dragée haute à “Monsieur Albert”, icône pour certains, faire-valoir pour d'autres !

Depuis ces années 1990 qui avaient ensanglanté mon pays (et que les parrains des néo-algérianistes baptisèrent, comme à dessein : "la Deuxième guerre d'Algérie"), les uns comme les autres ont fait de l’auteur de L’homme révolté leur icône : Albert Camus, assurent-t-ils, "avait eu raison avant tout le monde" ! Mais raison en quoi, exactement ? En ceci : que l’Algérie ne méritait pas son indépendance, car, selon le Nobel, cette volonté d’indépendance était "un leurre"!

Edward Saïd est passé par là : "L’inconscient colonial"3, voilà l’ennemi ! Car c’est cet inconscient qui, aujourd’hui plus que jamais, dicte les préférences de l’édition comme de la critique littéraire de l’ex-Métropole. Sauf que nos "petits marquis", se prétendant plus clairvoyants que Camus, oublient qu’il avait lui-même fait cet aveu des plus sincères : "J’ai avec l'Algérie une longue liaison qui m'empêche d'être tout à fait clairvoyant à son égard"…

A propos de la version e-book de mon essai-fiction, voici ce qu'on pouvait lire en juillet 2013 dans La République du livre numérique, blog hébergé par Pierre Assouline : "Comme nous n’aurons plus d’inédits de Camus (…), il est toujours agréable de voir les livres sur Camus : biographies avec quelques révélations, ou essais avec un angle neuf. Salah Guemriche, lui, a opté pour le roman-essai. Une sorte de mentir-vrai… Cela a le grand mérite d’être original et de se démarquer de la profusion de livres sur Camus qui sont souvent des redites. La différence se faisant sur la qualité de l’écriture. "Aujourd’hui, Meursault est mort" est à la fois documenté et ludique. De l’onirisme intelligent" (Bernard Morlino, 13-07-2013).

Cet article a mystérieusement disparu du site hébergeur dès la rentrée littéraire 2014. Plus tard, je saurai pourquoi, et le saurai, par inadvertance, de la bouche même d’un juré-écrivain...

Bizarre, vous avez dit "bizarre" ? Non, cela n'a rien de bizarre : on sait que l’élite du Paris éditorial a toujours eu de paternalistes préférences pour tout ce qui vient de l’ancienne colonie pour peu que les auteurs, à leur tour, donnent raison à Albert Camus dans son rapport phobique à l’idée même d’indépendance... En l’occurrence, il n'était pas question de toucher à l'icône ni de s'autoriser "un droit d'inventaire" pour montrer un Camus dans toute sa vérité, autrement dit, comme l'écrit Jean-Yves Guérin dans sa présentation de mon livre, "le vrai Camus, pas l’icône construite par ses hagiographes pressés ou intéressés".

Salah Guemriche

Notes

1- Marina Da Silva, dans Le Monde diplomatique, novembre2009.

2- Empreinte. Les Algéroises selon Picasso (El Watan, 9-6-2005).

3- Edward Saïd, Culture et impérialisme, Fayard-Le Monde diplomatique, 2000.

N.B : L’auteur dédicacera son ouvrage (en vente sur https://www.vitamine.dz/Salah-Guemriche-%E2%80%93-Aujourd%E2%80%99hui--Meursault-est-mort/fr/871.php#.WMnIUC_BH4k.facebook) au Salon du livre de Paris, le 24 mars de 16h 30 à 18h 30, et le 26 mars de 14h à 16h.

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Commentaires (2) | Réagir ?

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Hend Uqaci Ivarwaqène

Wa ma adraka Meursault.

On a reproché à KD sa mauvaise lecture de « l’Etranger » de Camus que seuls les algériens ont considéré comme un livre sur la colonisation où, comme disait Kateb Yacine, Camus lui-même a tué un arabe. Et pourtant il l’a lu comme tout algérien, mais avec les yeux d’un ado avec son complexe oedipo- post-cololonial. D’où une certaine naïveté et une effronterie prétentieuse à régler son compte à Camus. C’est tout ce qu’on pourrait reprocher à KD, à la rigueur.

Mais quand des sommités comme Monsieur Berghiche au lieu de demander à KD et Sansal de leur passer la savonnette resquillent sur la même vague pour dégommer et Camus et KD et Sansal, ça me débande, woullah ya Sidi. Même si la débandaison ça ne se commande pas non plus.

Je vous avoue que je ne suis pas non plus un fada de Camus, mais de là à lui préférer un raciste esclavagiste, limite évangéliste, et partisan de la suprématie raciale comme Faulkner, comme l’a fait Kateb, ça me révolte.

En quoi le fait que Camus ne soit pas un grand partisan de l’indépendance de l’Algérie, cela affecterait-il ses romans ? Et réciproquement. Beaucoup d’Algériens et des plus illustres n’étaient pas pour l’indépendance de l’Algérie à l’époque où Camus écrivait l’Etranger, ya din qessam !

J’ai toujours pensé que « l’Etranger » de Camus était un livre pour étrangers. Je ne me rappelle de "L’Arabe" que, quand je lis les commentaires ou les critiques des Algériens, le concernant. C’est vrai qu’il a tuEr un Arabe, mais il a été condamné à mort pour ça, non ?

D’ailleurs c’est en cela que Camus à niqué son roman et toute la philosophie de l’absurde za3ma qu’il sous entendait. Il n’aurait pas dû faire condamner Meursault à mort. Pour la mort d’un Arabe : c’est Absurde ! Hein kiskijidi ? Absurde ? Aie ! Je me suis mordu la queue !

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Hend Uqaci Ivarwaqène

Quelle paranoïa critique obsessionnelle !

« Depuis quelques années, cette question m’obsède : oui, pourquoi Kateb Yacine et Rachid Boudjedra n’ont jamais été portés aux nues par la critique germanopratine ? »

Là, la réponse est facile ! Elle peut s’évacuer par une levée de jambe !

D’abord comme disent les kabichous : "yel wa aqarru-is sdew thchachithis". Ce n’est pas avec votre cerveau qu’ils lisent.

Ensuite la réponse n’est pas à chercher dans le milieu germanopratin mais dans vos propres obsessions, ya Monsieur Berghiche.

Si vos Kateb Yacine et Boudjedra se suffisaient à eux-mêmes pourquoi cherchez-vous, sans l’assumer, à les faire consacrer par le milieu germanopratin ?

Je me demandais pourquoi je n’ai pas aimé la lecture de Kateb Yacine et encore moins celle de Boudjedra, maintenant, depuis que je vous ai lu, je sais car vous venez de me donner les vraies raisons : il y avait en leurs livres quelque chose de paroissial.

Mais pourtant il n’y pas que le milieu germanopratin qui lit, non ?

Je n’aime ni les livres de kateb yacine ni ceux de Boudjedra que vous cherchez à nous faire adopter comme des religions, mais dont j’ai lu quelques uns, pour pouvoir me permettre de dire que je ne les pas du tout aimés. Mais je ne suis pas là pour dégommer vos idoles, comme vous autres vous le faites pour celles des autres. Lakoum rboubakoum wa lana rboubouna.

Vous visez insidieusement Sansal et Daoud qui eux ont été portés aux nues par cette critique germanopratine. Sur un autre fil j’avoue que je n’ai pas été tendre non plus avec KD pour des raisons tout à fait contraires aux vôtres ni avec la critique germanopratine dont je disais ceci « : Il y avait déjà des paroisses, des mosquées, des convertis haletants et une époque qui chie le messianisme pour faire un lectorat disponible pour qui tout ce qui viendra dans le filet sera du poisson. Sans parler des rengaines toutes prêtes et du regard compassionnel des bobos de gauche et de tous les assoiffés d’exotisme rutilant. … Entre nous, ses zélotes ne présentent aucun intérêt parce que tous ces faux derches ne font que profiter de la vague pour se faire eux- mêmes mousser. KD n’est pour eux qu’un représentant type de la littérature naïve, ou tout au plus un écrivain exotique qui titille la nostalgie compassionnelle et culpabilisante d’une intelligentsia repue mais qui lui a fait croire que c’est son nouveau regard et non sa bouille de parvenu candide qui plait. »

Mais ce n’’était pourtant pas KD que je visais : car mon commentaire concernait plutôt les nôtres, j’ai rajouté après plusieurs roqyage et changements de pseudo pour passer l’imprimatur :

« Par contre, ce qui est terrifiant c’est ce que KD a fait ressortir chez les nôtres de rancœur et de férocité qui est assez révélateur pour nous faire définitivement désespérer d’une possible rémission. Le mal qui nous ronge est chronique et récidivant et bien inscrit dans notre cerveau émotionnel qui se déclenche automatiquement avant que notre pauvre cerveau rationnel ne réalise ou ne rassemble de quoi appréhender la situation. Sansal et KD (à ne pas mettre sur le même plan) sont des mutants que la tératogénèse intellectuelle qui a touché notre société a épargnés et qui sont allés se faire adouber ailleurs pour continuer à titiller nos mauvaises consciences de loin si un dogme sacro- saint ne nous avait congénitalement pas prémunis. Chez nous quand on n’est pas un Tahar Ou3ettar au fanatisme patriotique exacerbé mieux vaut faire le grand écart d’Augustin Ibazizène (le pont de Bareqmouch) et se renier. Sinon, il ne faut pas écrire. L’individuation de KD et de Sansal aux yeux des gardiens de la Zawiya qui gardent le temple sacré est un blasphème, une apostasie une impardonnable sortie de la tribu. KD n’a fait qu’ajouter un couac non écrit dans la partition sacrée à la cacophonie. Quant à Sansal, comme disait Ma3toub : aie aie aie !

Or nous savons tous que memnou3 lbida3a sous nos tristes tropiques : y compris en littérature, ih !