L’interdit de l’image du sacré : du cinéma ?

Jamais le Prophète n’a interdit qu’on puisse le regarder physiquement ou qu’on le représente graphiquement, de son vivant ou après sa mort.
Jamais le Prophète n’a interdit qu’on puisse le regarder physiquement ou qu’on le représente graphiquement, de son vivant ou après sa mort.

Au vu du programme des Journées cinématographiques de Carthage de 2016, il semble que les abolitionnistes de la représentation du sacré par l’image sont en train de gagner du terrain, peut-être même de la partie. Le film iranien "Muhammad, le messager de Dieu", interdit de diffusion en Tunisie en septembre dernier, semble être passé à la trappe de l’Enfer des interdits.

On interdit religieusement la représentation. Mais la religion, elle, - notre religion musulmane -, l’a-t-elle interdite, comme semble le croire le courant fondamentaliste ? Le théologien a bien des choses à raconter sur cette interdiction et ses prétendus fondements. Et ce n’est pas du cinéma ! Ecoutez :

Le Prophète n’a jamais caché son visage à ses contemporains

Mais avant d’interroger les sources de la théologie musulmane sur cette question, essayons de faire usage de notre simple raison : "Raisonnez-vous ?" (2,44 ; 72, etc.), nous intime souvent le Coran. Alors, usons de notre bonne raison. Si l’interdiction de la représentation du Prophète par l’image était fondée, le Prophète non seulement aurait interdit à ses contemporains de le représenter, ce qui n’est attesté nulle part ni dans le Coran, ni dans les Hadiths, mais en outre le Prophète aurait aussi interdit qu’on le regarde : il aurait exigé de n’apparaître que derrière un rideau à l’instar de certains monarques antiques. Or, notre Prophète ne s’est jamais dérobé aux regards de ses contemporains, que ce soit avant la révélation ou après. Aucun passage du Coran, aucun hadith et aucun théologien connu n’a osé prétendre que regarder le prophète fut un péché ! Alors, si le Prophète ne s’est jamais opposé à ce qu’on le contemple de visu, comment peut-il nous interdire à nous autres musulmans de l’imaginer par la pensée ou de le représenter en image pour le contempler comme l’ont contemplé des dizaines de milliers de ses contemporains ? Les faux théologiens contemporains nous racontent des histoires : jamais le Prophète ne s’est déclaré être sacré. Jamais le Prophète n’a interdit qu’on puisse le regarder physiquement ou qu’on le représente graphiquement, de son vivant ou après sa mort.

Une Tradition aimant la description physique du Prophète

Plus encore, la Tradition musulmane nous a légué des descriptions physiques détaillées de notre Prophète. Ainsi, le fameux théologien Ibn al-Jawzî, qui a vécu au sixième siècle de l’Hégire, et descendant du Compagnon Abû Bakr al-Siddiq, a consacré dans son livre : Al-wafâ bi-ahwâl al-mustafâ, tout un chapitre dédié à la description physique de Muhammad. Ce chapitre, intitulé : "Entrées traitant du corps de celui que paix soit sur lui", est réparti en trente entrées consacrées chacune à la description d’une partie du corps du Prophète : la tête, le front, les sourcils, les yeux, les joues, le nez, la bouche, les dents, l’odeur, le visage, la barbe, les cheveux, le cou, les aisselles, la largeur des épaules, la poitrine, le ventre, le nombril, les doigts, la paume de la main, le cubitus, les jambes, le talon, les pieds, les articulations, la corpulence, la taille, la peau, la couleur, la beauté, la sueur, et, enfin, le sceau de la prophétie.

Cette description corporelle détaillée du Prophète dessine pour nous une image concrète du corps de notre Prophète. Faut-il alors brûler Ibn al-Jawzî pour nous avoir dressé un portrait physique réaliste du corps de Muhammad ? Je parie que si nos faux théologiens actuels avaient vécu à l’époque d’Ibn al-Jawzî, ils n’auraient pas hésité à l’envoyer au bûcher, lui et son livre, pour violation de ce qu’ils prétendent relever du sacré, comme ils le font aujourd’hui pour les artistes qui aiment leur Prophète et qui cherchent à perpétuer son souvenir par l’image.

Dieu aime Son image physique

Venons-en maintenant aux sources de l’Islam (usûl al-dîn). Ouvrons notre saint Coran, lisons-le, et essayons de voir s’il nous interdit ou non la représentation du Prophète. Tout le monde peut le constater : on n’y trouve aucun interdit ! L’on a peine à le croire ! Oui, le Coran et même les Hadiths ne contiennent pas d’interdiction de représentation du Prophète ! Nous trouvons dans notre Livre fondateur des listes d’interdits, surtout dans le domaine alimentaire ou le sexe, ou la manière de s’habiller, etc. Mais rien au sujet de la représentation de notre Prophète !

Non seulement le Coran n’énonce aucun interdit au sujet de la représentation du Prophète, mais il n’énonce aucun interdit sur la représentation de Dieu lui-même ! Eh oui ! non seulement Dieu ne nous interdit pas de Le représenter physiquement, mais c’est lui-même qui se représente physiquement pour nous, en se décrivant Lui-même sous une forme humaine.

Ainsi, le Coran parle de "main de Dieu", par exemple pour décrire la création d’Adam : Dieu s’adressant à Satan : "Ô Iblîs, qu’est-ce qui t’a empêché de te prosterner devant ce que j’ai créé de mes mains (an tasjuda limâ khalaqtu bi-yadayya)" (38,75) De même que Dieu façonne de Ses mains la terre et le ciel : "Dis : certes vous manifestez votre impiété pour celui qui a créé la terre… et a mis dessus des piliers… Puis, il s’est dressé vers le Ciel (thumma ‘istawa ila al-samâ’) alors qu’il est en fumée et lui a dit ainsi qu’à la Terre : Venez à moi, de gré ou de force. Ils ont dit : nous venons de gré !" (41,9-11)

De même, la royauté de Dieu est décrite au moyen du Trône sur lequel Il s’assied : "puis, Il s’est mis sur son Trône" (25,59) ; "ceux qui portent le Trône et l’entourent, le glorifient par le Nom de leur Seigneur" (40,7)

Ce sont là des descriptions physiques, allégories ou non, peu importe, qui mettent en scène Dieu sous forme humaine. Dieu produit lui-même pour nous une sorte de représentation théâtrale où il occupe le rôle de personnage principal. C’est là une image fabriquée par Dieu pour nous expliquer l’origine du monde et son rapport avec les éléments du cosmos. Dieu se met aussi en scène, comme on vient de voir, en tant que Roi assis sur son Trône divin.

Dieu est un grand pédagogue et n’hésite pas à recourir aux arts que nous pratiquons. Dieu n’est pas l’ennemi des arts, Il en est même l’artiste ! Et nos pseudo-théologiens veulent interdire les arts, parce qu’ils ne sont pas de vrais musulmans et ne croient ni au Coran, ni au Dieu qui l’a écrit et enseigné par l’image. Ces théologiens parlent d’un Coran à eux qui n’a rien à voir avec notre Coran, et d’un Dieu à eux qui n’a rien à voir avec le Dieu du Coran.

Il est vain de se prononcer sur le réalisme de ces images : sont-elles à prendre au premier ou au second degré ? Mais ce qui est important pour notre propos, c’est que Dieu, pour se décrire lui-même, et décrire les modalités de Sa création et de ses rapports avec les hommes, a recours systématique à l’image et à sa propre représentation sous forme physique. Les arts humains s’inspirent des arts que Dieu nous a enseignés à travers le Coran. Interdire les arts qui représentent Dieu, c’est interdire le Coran, c’est interdire la parole imagée de Dieu.

En fait, l’image est omniprésente dans le Coran. Combien de fois, pour nous faire comprendre Sa pensée, Dieu nous produit une image : mathal, amthâl (= exemples, paraboles). Le Coran nous dit même que : «Dieu n’a pas honte (lâ yastahî) en prenant comme parabole (mathalan) une mouche et tout ce qui en est plus élevé…» (2,26)

Interdire l’image du Prophète, c’est blasphémer contre Dieu en sacralisant un homme

Oui, Dieu ne s’offusque pas en recourant à l’image, fût-elle celle d’une mouche. Mais, aujourd’hui, nous autres musulmans, nous rejetons l’image et nous l’interdisons. Nous renions la représentation de notre Prophète, lui qui ne s’est jamais offusqué en se montrant en public à visage découvert pour que les gens le voient et l’admirent.

Quand le Coran insiste sur la nature humaine du Prophète : "Dis : Je ne suis qu’un être humain comme vous autres" (41,6), les fondamentalistes de nos jours, dans l’Etat ou en dehors du pouvoir, nous parlent de la sacralité de notre Prophète, qui exige que l’on interdise son image. Et ils interdisent son image, comme ils ont interdit l’image de Dieu qui s’est fait connaître à eux par l’image et par Son image !

De nos jours, le pseudo-fondamentalisme est à l’image de ceux dont parle le Coran en disant : "Il ne sied à aucun être humain auquel Dieu a donné le Livre, ou le Jugement ou la prophétie, de dire aux gens : Soyez mes serviteurs en dehors de Dieu (…) Et Dieu ne vous ordonne point de prendre les anges et les prophètes comme maîtres. Croyez-vous que Dieu vous ordonne de renier votre foi après que vous fûtes devenus musulmans (‘aya’murukum bi-alkufri ba’da idh antum muslimûna) ?" (3,79,80)

Quelle cruelle condamnation par Dieu de ceux qui aujourd’hui interdisent l’image de Son Prophète ! Et ils interdisent l’image du Prophète en proclamant ouvertement la sacralité d’un homme appelé Muhammad ! Dieu a jugé sans appel ceux qui sacralisent des humains : ce sont des kuffar !

Concluons !

Alors qui a raison : nos faux théologiens qui accusent les artistes de représenter Dieu et ses Prophètes, ou bien Dieu qui nous a appris Sa propre représentation imagée et nous a interdit de sacraliser Son Prophète, et même les Anges ? Tout être humain peut être représenté, et Dieu nous en donne l’exemple : en créant l’homme à Son image. Le plus grand trésor dont Dieu a gratifié l’humanité, c’est l’image ! C’est grâce à l’image que nous communiquons avec le divin, et c’est cette même image que Dieu utilisée pour communiquer avec nous !

Les artistes sont les vrais hommes de Dieu : ils ont l’art de communiquer avec les hommes et avec le divin. Ils ne doivent pas céder à ceux que Dieu et les hommes ont formellement condamnés. Par notre résistance pacifique et sans haine, nous aidons ceux qui se sont fourvoyés dans l’idolâtrie à retrouver le vrai chemin du sacré.

Continuons à représenter Dieu et Son Prophète par l’image, afin de mieux les honorer.

Mondher Sfar,

Théologien, auteur de "L’autre Coran", Lib. Al-Kitab, Tunis.

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