Aux origines du complexe du colonisé en Algérie : modernité et aliénation culturelle

Fadhma n'Soumeur et Boubaghla, de Henri-Félix Felippoteaux
Fadhma n'Soumeur et Boubaghla, de Henri-Félix Felippoteaux

Nos ancêtres et nos parents ont connu la modernité dans sa forme agressive, violente, exterminatrice, sous la domination coloniale française, dans le sang versé lors des jacqueries et des révoltes, dans l’exil, la déportation et le bagne qui ont sanctionné leurs célèbres et récurrentes insurrections contre l’occupant. Ils ont eu à voir et toucher la modernité ravageuse dans le martyre des souffrances nées de leurs engagements pour la sauvegarde des fondements de leur identité. Ce fut le fracas du pot de terre contre le pot de fer.

Ils ont appris la privatisation des moyens de production dans les séquestres collectifs de leurs terres, leurs forêts, leurs animaux et leurs biens. Ils ont vu pousser des cages de béton superposées sur les ruines de leurs villages, en lieux et places de leurs maisons de pierre, de bois et d’argile. Ils ont vu des machines tranchantes éventrer leurs collines pour ouvrir des routes aux gros camions qui allaient emporter leurs muscles vers les fermes et les usines pour les exploiter et produire leurs propres chaînes d’acier!

Ils ont connu le salariat sur les grands domaines agricoles, arrachés à leurs tribus après un pénible déracinement social et culturel et un exode sans issue vers la périphérie des villes coloniales qu’ils découvraient englués dans des favelas de regroupement, bidonvilles de cabanes insalubres, entourés de barbelés.

Ils ont appris l’usage de la monnaie et du crédit dans la généralisation de l’usure et de l’impôt sous le règne progressif de la marchandise, de la manufacture et du marché. Ils ont connu l’espace urbain comme ouvriers, portefaix, garçons de cafés, cireur de bottes, journaliers dans les basses besognes.

Le mode de production capitaliste n’est pas sorti des entrailles de la société médiévale algérienne comme la résultante d’un développement historique des luttes et des contradictions sociales comme il le fut en Europe ; mais il a été imposé de l’extérieur par la force brutale, par les armes et le génocide prémédité, avec l’imposition accélérée du mode de vie, de la langue, de la religion, des valeurs mercantiles et des catégories économiques, sociales et culturelles qui lui sont propres. Alors qu’il avait mis plus de trois siècles pour défaire et soumettre le mode de production féodal en Europe, il s’est généralisé en à peine un siècle de façon sauvage en Algérie en s’imposant par la conquête militaire et la colonisation de peuplement. Le colonisateur avait même fêté en 1930 un siècle de conquête coloniale et de transfert des richesses algériennes au profit de la métropole !

Les affrontements culturels

Les paysans algériens arrachés à leur appartenance atavique à une région, une tribu, un village, une famille, sont devenus des individus sans repères, avec pour seule perspective la vente de leurs bras à celui qui en voulait et à ses conditions. Leur agriculture vivrière dont le moyen de production le plus développé était la charrue de bois avait à se comparer à l’agriculture coloniale industrialisée mécanisée, motorisée. Leur médecine par les plantes approximative plus magique que scientifique avait à se mesurer à la médecine des antibiotiques, de la quinine miraculeuse et des piqures à guérison spectaculaire !

La medersa coranique et morale avec ses planches de bois, ses rugueuses nattes d’alfa et son encre de laine brûlée, devait rivaliser avec l’école de charlemagne, ses blouses blanches, son ordre, ses tableaux noirs, ses tables lisses ses encriers de céramique, ses livres de papiers blancs et ses cahiers aux lignes impeccables. Leur foi en la nature et ses divinités, leur cosmogonie ancienne et leur imaginaire mythologique devait céder le pas devant le matérialisme et ses institutions financières, la rentabilité et l’efficacité !

Leur troc des biens de l’artisanat manuel était balayé par l’avènement de la monnaie, la généralisation du crédit, la circulation rapide de la marchandise. Leurs espaces conviviaux d’échange simple des valeurs d’usages, étaient noyés dans les nouveaux marchés où regnait l’échange des biens manufacturés camouflant celui plus insidieux des banques et de la grande finance.

Leur terre nourricière amendée aux fumiers et labourée aux rythme naturel du bœuf et du cheval était ventrée par les socs d’acier et déchirée en profondeur pour recevoir les engrais et produire le blé et le vin pour la métropole.

La culture locale rurale avec ses savoir-faire empiriques était déclassée par la culture urbaine coloniale, sa science agronomique et ses savoirs démonstratifs.

La naissance du complexe du colonisé

Avec le temps, les victoires successives du marché et de ses catégories socioeconomiques ont généré chez les autochtones, tenants de la culture traditionnelle médiévale algérienne, l’intériorisation de multiples frustrations, une série de complexes d’infériorité qui ont fait d’eux des sous-hommes, des êtres dévalorisés qui ne pouvaient plus se mesurer, ni rivaliser avec l’occupant, mais accepter de le servir et de reproduire ses valeurs et ses visions. Paradoxalement ces complexes et toutes les inhibitions qu’ils ont produites ont constitué des terreaux de revanches à venir des ferments pour des comportements populaires révolutionnaires, transformée par une élite politisée déterminée dès le début du XXe siècle en éléments d’organisation consciente pour chasser le colonisateur.

C’est avec ces complexes intériorisés, ces ressentiments cumulés, sédimentés au fond de l’âme collective, ce besoin viscéral d’exister dans la revanche que nous nous sommes rués au lendemain de l’indépendance sur les villes conquises abandonnées par les colons en fuite.

Et depuis cette date, nous n’avons pas fini d’installer notre ruralité refoulée, ressurgie dénaturée de nos entrailles torturées par des décennies de frustrations, notre paysannité tronquée déchue, dévalorisée sur l’espace public que nous dégradons, clochardisons comme s’il appartenait encore à l’ennemi, au colonisateur vaincu ! L’espace public, la rue, l’agora, les institutions, les plages, les forêts, les routes, les gares, les trains, les ports, les usines, les aires de repos, les hôpitaux … tout ce qui est commun dont nous avons été privés constitue l’univers de notre revanche. Après le concept de "beylick" qui nous avait servi dans notre revanche contre l’occupant turc, nous avons créé le concept de "bien vacant" pour assouvir notre revanche contre l’occupant français.

La désaliénation obligatoire : retrouver le respect de soi

Nos parents après de lourds sacrifices indicibles avaient fini par chasser le colonisateur repu par les armes ! Ils avaient fait la guerre mais non la révolution. Ils avaient chassé la 4ème puissance militaire du monde mais jamais entrepris notre décolonisation culturelle et morale. Comment entreprendre cette démarche salvatrice de désaliénation des âmes et des esprits ?

Pour entamer ce chantier vertueux de renaissance culturelle, nous avons à réapprendre à revisiter les trésors de notre patrimoine culturel immatériel fait de langues parlées, de traditions d’expressions orales, d’événements festifs, d’arts du spectacle, de musiques, de danses, de théâtre, de masques, de carnavals, de langages spécifiques, de pratiques sociales rituelles, de connaissances de la nature et de l’univers, de toponymie magique, de savoir-faire manuels liés à l’artisanat, de qualifications artistiques, de maîtrises culinaires et gastronomiques, d’aspects vestimentaires, de croyances aux forces de la nature de règles respectueuses de l’environnement, de comportements protecteurs de la faune et de la flore, de rapport respectueux vis-à-vis de l’eau, des sources et des rivières et de toute la culture qui durant des siècles s’étaient transmises par legs générationnels

L’entreprise de sauvegarde de notre âme passera par la connaissance approfondie de nous-mêmes, par l’interrogation de notre mémoire, sa préservation et sa transmission aux jeunes générations. Cessons de nous comparer aux autres, occidentaux et orientaux, mais évaluons-nous en rapport à nos ancêtres. Apprenons tout ce que nos ancêtres ont donné à la culture universelle depuis les hommes primitifs de l’Afrique du nord et leurs riches mythologies, jusqu’à la contribution à la découverte de l’Amérique en passant par l’invention du calendrier, celle du roman, celle de la gravure, celle du théâtre, de la démocratie villageoise, celle de l’agora…

Rachid Oulebsir

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Commentaires (12) | Réagir ?

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fateh yagoubi

merci

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fateh yagoubi

merci

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