De Si Mohand-Ou-Mhand à Lounès Matoub : la Kabylité dynamique

Lounès Matoub avec son public.
Lounès Matoub avec son public.

Matoub Lounès est l’héritier spirituel de Si Mohand Ou Mhand. Révolté contre l’injustice, militant invétéré au quotidien contre la disqualification culturelle et la dépossession identitaire, refusant publiquement l’assimilation de sa Kabylité par l’ordre arabo-islamique, Lounès Matoub est comme Si Mohand, un homme sans concessions, un poète écorché vif.

Le combat de Lounès Matoub dans l’Algérie indépendante, par le chant et le poème mobilisateurs, contre la pensée unique arabo-islamiste qui enterre tous les jours un peu plus l’amazighité, ressemble à s’y méprendre, dans un contexte historique différent, à la résistance légendaire de Si Mohand-ou-Mhand à l’entreprise coloniale française de déracinement culturel et de dénaturation identitaire du 19ème siècle après la conquête militaire du massif du Djurdjura en 1857 .

Nourrir la Kabylité : un combat pour la dignité

Tout comme Si Mohand, poète légendaire de son vivant, résistant à la logique coloniale qui hissait au faite de la société kabyle les prédateurs, les entremetteurs, les collaborateurs qui vendaient la dignité des leurs contre des biens mal acquis auprès de l’occupant, Lounès Matoub a dénoncé, sa vie durant les kabyles de service et tous ceux qui pour quelques rentes s’accoquinaient avec le pouvoir central et ses alliés islamistes vendant langue, dignité, symboles et patrimoine.

Si Mohand a juré que :

"De Tizi Ouzou à L’Akfadou nul me commandera"

(Ggulaɣ seg Tizi Uzu alami d Akfadu ur ḥkimen dgi aken llan)

Lounès a refusé de se soumettre à toute volonté ou pouvoir qui ferait de lui, un citoyen de seconde zone et de son identité amazighe, un appendice de l’identité arabo-islamique. Tous les deux sont morts de leur engagement total pour un idéal : la liberté

Si Mohand-ou-Mhand, fut la matrice culturelle et symbolique d’où se sont abreuvés poètes, chanteurs, écrivains et dramaturges. A sa suite et reprenant son flambeau, Lounès Matoub est une école du verbe kabyle. Ses chants, ses poèmes, ses dires, ses coups de gueule, ses débats ont nourri et continuent d’alimenter le sentiment d’appartenance à la communauté kabyle, à l’univers culturel amazighe dans ce qu’il a d’authentique et d’universel ! Par la poésie, le chant engagé, ses positions politiques sans concessions, il a irrigué les réseaux de sauvegarde de la langue kabyle en dépoussiérant le lexique vernaculaire de nos aïeux, en créant le verbe nouveau à partir des mots magiques anciens, en débloquant des symboles enterrés, en redonnant vie à notre imaginaire cosmogonique perpétuel. A la manière de Si Mohand, Lounès a porté sur ses épaules jusqu’à en mourir Taqbaylit avec toutes ses exigences rituelles, ses valeurs pérennes et ses repères inamovibles. Tout comme le vieil aède, Matoub était entier, sans concessions, d’une haute sensibilité. Il s’en prend à lui-même avant de faire reproche aux siens. Dans une démarche spirituelle bien Mohandienne, il n’hésite pas à interpeller les siens et fustiger leur inconséquence voire leur complicité avec le mal

Dans le chant lyrique Tirgin (Les braises), il dira :

"Ad regmeɣ qabl iman iw

Uqbel an zziɣ ɣur wen

Ma fferɣ awen laɛyub iw

Uklalaɣ ad it karhem

Mi kfiɣ regmaɣ iman iw

Ɣar wen an zziɣ udem iw

Assa sserdeɣ t s useɣwen

(Je m’insulterai d’abord

Avant de me tourner vers vous

Si je vous cachais mes tares

Je mériterai votre mépris

Une fois mes défauts identifiés

Je vous ferai face

Avec un visage sans pudeur)

Comme les aèdes de sa terre natale Matoub Lounès avait le don de la parole. Nourri au sein maternel par le verbe majestueux immortel de Nna Aldjia, Il n’est pas resté un chanteur organique d’une contrée, ou d’un thème précis, il s’est immédiatement imposé sur la scène artistique comme le futur porteur des valeurs kabyles liées à l’universalité. Comme Si Mohand, il a mis en pratique sa vision du monde et il a forcé le destin pour mettre en adéquation sa vie quotidienne à son rôle de messager devant transmettre les valeurs Kabyles :

"Aneṛez wala neknu, axir daɛwessu anda ttqewidden ccifan"

(Plutôt être brisé que de plier, bienvenue à la malédiction, là où les chefs sont des entremetteurs)

La patrie confisquée

Reprenant les mots caustiques de Si Mohand-Ou-Mhand, Matoub pleurera tous les efforts dépensés pour la patrie perdue dans la célèbre chanson Agrawliw (Le révolutionnaire)

"Srewtaɣ ɛabban wiyaḍ

Griɣd am weblaḍ

S wallen ttawiɣ lewhi

Ɣef ul iw yenɣel ccyaḍ

Illes-iw d assemaḍ

Ggumaɣ ad refdeɣ timmi …"

"J’ai moissonné, d’autres ont pris le grain

Me voici pierre refroidie

De mon regard perdu, j’hallucine

De l’huile bouillante se déverse son cœur

Ma langue est engourdie

Je ne peux plus ouvrir l’œil ..."

Il sacralise dans de nombreux chants d’une haute nostalgie la montagne, le Djurdjura natal, berceau d’une enfance douloureuse et refuge des femmes et des hommes lors de leurs combats pour l’honneur et la dignité.

"Wi ɛeddan, naɣ wi d yussan

D Aṛumi naɣ d mis n Crif

Di tayett acu i d rnan

Siwa ttɛbga uɣilif

Ass a ḥeḍṛaɣ i y iḍan

Ɛabbeln i wudrar n nnif…"

(Anciens ou nouveaux colonisateurs

Romain ou musulman

Quelle nouveauté pour mes épaules

Sinon, un fardeau de soucis

Aujourd’hui, je regarde les chiens

S’attaquer à la montagne de l’honneur)

Si Mohand, enfant d’un triple exil, chantait sa montagne natale souillée par l’opprobre coloniale avec le même verbe acerbe et mélancolique. Il revendiquait un lien ombilical avec sa montagne à laquelle il confiait ses déboires :

"Ata wul iw iɣemmed

s immeṭi iḥeml d

ɣef ayen iɛeddan fellas,

…mmi ḥkiɣ i wudrar yenhed ! …"

(Voici mon cœur en nuages,

en averses de larmes,

pour ce qu’il a enduré…

je l’ai conté à la montagne, elle en a tremblé…)

Il comparaissait sa montagne à un éden perdu, un jardin fleuri envahi de sauterelles, le lieu de l’accomplissement de l’honneur et de la dignité souillé par des vautours :

"Ɣuri lejnan d imselleṭ

Lyasmin d lweṛd yexleṭ

Kulci yella deg lenwaṛ

Yiwen wass deg wass n lḥed

Ay ɣabeɣ ulaḥed

Iksa y as ubuɛmmaṛ"

(J’avais un jardin princier

De jasmin et de roses mélés

Et de toutes variétés de fleurs

… Un seul dimanche

Je me suis absenté

L’épervier y a cherché pâture)

Lounès Matoub a largement repris cette thématique du jardin souillé et du paradis perdu .

Dans le chant d’amour "Ugadeɣ ak rwin" Lounès évoque à la façon de Si Mohand le jardin emporté par la crue d’été inattendue

"Afrag iḥejben laman

Skerkren t waman

Deg unebdu it bbwint tḥemmel"

(… L’enclos scellé par la confiance

Est trainé par les eaux

En plein été emporté par la crue)

Le thème de l’amitié trahie a nourri de nombreuses chansons de Lounès Matoub, comme il était récurrent dans la poésie désabusée de Si Mohand :

Tadukli nebna ccukeɣ tecfiḍ as

Rriɣ laɛnaya, thuddeḍ as lsas…)

(l’amitié partagée, tu t’en souviens, je pense

Je lui ai forgé une protection, tu as ebranlé ses fondations …)

Si Mohand se plaignait lui des amis qui le laissaient tomber à la moindre de ses déconvenues

"Ataya wul iw yedhec

Ihuba iwḥec

Lehbab la rgwlen fellas…"

(Mon cœur est tout etonné

De peur et de solitude

Car tous les amis le fuient …)

Des témoins engagés de leur époque

Lounès, à l’instar de Si Mohand, a chanté tous les événements ayant marqué sa société !

Le chant témoin des blessures du printemps berbère de 1980 :

"Yeḥzen lwad Aɛissi,

mi gebda imenɣi,

yebweḍ iten lɛasker deg yiḍ",

(Le deuil s’abattit sur Lwad Aissi

Dés le début de l’émeute

L’armée arriva dans l’obscurité)

Ce chant narrant l’agression militaire nocturne contre l’université de Tizi Ouzou, rappelle et déterre le cri de Si Mohand quand un nouveau pouvoir fait de larbins et de suppôts du colonisateur était venu s’installer à At Iraten !

"Sliɣ i lexbaṛ yusa d

Di tebratt yurad

Seg wudrar n At Iraten"

(J’ai entendu la mauvaise nouvelle

Ecrite sur une lettre

Venant des monts d’At Iraten)

Lounès portait dans le regard blessé l’image de ces artistes assassinés par l’intégrisme islamiste, coiffé du turban ou du képi. Il ne doutait pas qu’un jour ce sera son tour ! La chanson

"A Kenza A yeli" dédiée à feu Tahar Djaout nous rappelle le poème symbole où Si Mohand demande à la terre de ne pas détériorer le visage de la bien aimée :

Temmut taɛzizt ur nemẓir

Lmut att textiṛ

Ṛebbi iteddu di nnuqma

A y akal ur ttettɣeyyiṛ

Mlaɛyun n ṭṭir

Taɛfumt as a lmuluka…

(Morte est l’aimée

Sans qu’on se soit revu

Dieu aime tant nous contrarier

O terre, ne détériore pas

Son œil de perdrix

Anges accordez lui le pardon ...)

Le rôle historique de Si Mohand-Ou-Mhand dans le nourrissement de l’esprit anticolonial indépendantiste, son combat d’éveil des consciences contre la déculturation coloniale par la poésie, par la force du verbe, l’éloquence du mot, à coté des thématiques privilégiées de sa vie et de son œuvre, constitue une voie principale qui faisait la raison de vivre du poète errant, souvent inexplorée par les nombreux auteurs qui ont ravivé et sauvegardé son trésor poétique.

Matoub Lounès reprend, au second degré, dans son riche répertoire cet affrontement du pot de terre et du pot de fer qui a caractérisé l’œuvre de Si Mohand marquée par la recherche de son pays perdu, de son village anéanti, de son enfance violée, de sa famille disloquée, d’une impossible recomposition au quotidien d’une identité déchirée. Pour Si Mohand, l’adversaire est plus le frère compromis, corrompu, et rallié à la cause coloniale, que le colonisateur duquel il ne fallait attendre aucune mansuétude. Etrangement dans l’œuvre de Lounès Matoub l’ennemi est le même ; avec les identifiants d’aujourd’hui ! Tous les corrompus, les suppôts de l’injustice, les engraisseurs de la dictature et de l’humiliation sont descendus en flammes par Matoub dans de nombreuses chansons reprises en refrains, en slogans et en crédos par la jeunesse assoiffée de liberté et de dignité.

Si Mohand fustigeait les faux dévots de son temps, les opportunistes religieux, qui utilisaient l’Islam et le coran pour tisser des alliances avec le nouveau pouvoir installé par la colonisation, Lounès Matoub ne prenait pas de gants pour nommer l’islamisme comme élément de régression sociale et culturelle et d’agression contre l’identité ancestrale et comme verrou contre toute ouverture sur l’universalité.

Après son enlevement qui mobilisa toute la Kabylie, et ses blessures par balles auxquelles il survecut miraculeuesement, Lounès Matoub répondra à ceux qui le croyaient mort et enterré :

"Mazal ṣsut iw ad ibbaɛzaq"

image forte de la pérennité du combat que l’on retrouve chez Si Mohand Ou Mhand dans son poème immortel

"Ferḥen lɛibad mi nenfa

Ur nettban ara

A ɛudden medden nemmut" !

Si Mohand Ou Mhand et Lounès Matoub sont tous deux, chacun en son temps, les symboles de l’âme de la montagne kabyle meurtrie ! Chantre de la résistance par le verbe à la colonisation française au 19ème siècle, le poète-noyau de la mémoire collective Kabyle Si Mohand a donné naissance à des dizaines de poètes, de chanteurs dont Lounès Matoub est sans doute l’étoile la plus brillante ! Par leurs œuvres immergées dans leurs vies singulières, leurs parcours de résistants à la disqualification culturelle, leurs poétiques modernes et leurs styles expressifs uniques et universels, leur connaissance profonde des ressorts de leur société, leur lien ombilical à leur peuple, ils constituent de nos jours un patrimoine culturel immatériel identifiant la Kabylie perpétuelle !

Dans son errance, décrivant le détail inhumain du désespoir populaire créé par la sauvage oppression coloniale Si Mohand fut souvent le messager de l’espoir, l’allumeur de la conscience anticoloniale ! Son verbe majestueux apportait une substance quotidienne à l’engagement des premiers bandits d’honneur, insufflant la dose de courage nécessaire à ces Robins des bois défenseurs de la veuve et de l’orphelin, qui semèrent à leur tour sur la montagne du Djurdjura et de l’Aurès la culture indépendantiste. Son fameux poème où il jura de ne jamais se soumettre à un pouvoir quelconque sur le territoire kabyle fut l’hymne des bandits d’honneur et des jeunesses révoltées de son époque à nos jours !

Un siècle après l’épopée de Si Mohand, Matoub Lounès incarne cet esprit nourricier des ardeurs révolutionnaires ! Il est l’emblème du refus de l’abdication et l’esprit de révolte qui alimente la résistance populaire sous toutes ses formes ! C’est pour tout cela qu’il fut assassiné.

"An aṛreẓ wala neknu !

…anda ttqwiden ccifan»

(Plutôt être brisé que plier

Là où les chefs sont des maquereaux)

Rachid Oulebsir

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Commentaires (4) | Réagir ?

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gtu gtu

merci

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gestion

merci bien pour le site

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