Taha Hussein et le Coran

Tahar Hussein
Tahar Hussein

Il y a 90 ans, Taha Hussein fit scandale en nous faisant découvrir un Coran témoin d’une Arabie païenne civilisée, loin du cliché d’une ‘jâhiliyya’ irréligieuse, obscure et barbare !

Par Dr Mondher Sfar

Qui eut pensé de nos jours que Taha Hussein, l’illustre doyen de la littérature arabe (‘amîd al ‘adab al-‘arabî) fut aussi un grand novateur de l’exégèse du Coran, en y découvrant une source première dans la connaissance de la société arabe d’avant l’Islam ? Plus encore, cette société se révèle être une grande civilisation égale à ses contemporaines byzantine et perse. En filigrane, le penseur égyptien nous fait comprendre que la civilisation dite ‘jâhiliyyenne’ est bien supérieure à la réforme religieuse proposée par le nouveau prophète mecquois…

Après un séjour en France où il soutint une thèse à la Sorbonne sur Ibn Khaldûn, Taha Hussein, l’adîb aveugle - mais clairvoyant - enseigna l’histoire à l’Université du Caire. De ses cours, il fit un livre publié en 1926 qui le rendra célèbre : "Sur la poésie antéislamique (Fî al-shi’r al-jâhily)". Il fut accusé d’avoir attaqué l’islam, mais ses juges ont fini par l’innocenter. Ils ont eu tort !

En réalité, Taha Hussein a véritablement mis en doute et ouvertement certains dogmes coraniques, comme l’authenticité de la construction de la Kaaba par Abraham, expliquant qu’il s’agit là d’une tentative de légitimation d’une histoire biblique arabe.

Mais, ce qui est remarquable, c’est sa vision novatrice d’un Coran dépouillé de toute aura intemporelle, contrairement à la vision aujourd’hui universelle qui veut voir dans le Coran un texte éternel malgré toute évidence textuelle. Pour Taha Hussein, le Coran est un texte issu du milieu dans lequel il a vu le jour : l’Arabie "païenne" dont il reflète la vie matérielle, sociale et spirituelle. Ce fut, aux yeux de ses contemporains - et sans doute aussi de nos contemporains - un défi insupportable, une "révolution" comme il l’a avoué lui-même. Mais le plus scandaleux, ce fut de laisser entendre que cette civilisation "païenne" égale ses contemporaines, voire supérieure à la prédication muhammadienne !

La thèse de départ était de révoquer en doute l’authenticité de la poésie arabe antéislamique. Cela paraît presque anodin du point de vue de la religion, mais très vite Taha Hussein en tire des conséquences dramatiques : pour découvrir la jâhiliyya et sa réalité vivante, nul besoin, dit-il, de poésie, mais tout simplement du Coran seule source fiable pour l’étude de ce monde révolu. Le Coran devient un legs du paganisme ! Car, insiste-t-il, «Le Coran est le reflet le plus authentique de l’époque de la jâhiliyya. Et il est hors de question de mettre en doute le texte du Coran. J’étudie la jâhiliyya dans le Coran et je l’étudie dans la poésie des contemporains du Prophète, ceux qui l’ont critiqué. Je l’étudie aussi dans la poésie de ceux qui sont venus plus tard mais qui étaient encore influencés par les idées et le mode de vie de leurs pères qui ont vécu avant la venue de l’islam. Je l’étudie même dans la poésie omeyyade elle-même.» (Fî al-shi’r al-jâhily, p. 10). Puis, Taha Hussein d’expliciter sa pensée : «J’ai dit : ‘Le Coran est le reflet le plus authentique de l’époque de la jâhiliyya.’ Ceci pourrait paraître étonnant, mais en fait cela est évident pour peu qu’on y réfléchisse un peu. Ceux qui ont été ravis à l’écoute des versets coraniques n’ont pu les apprécier que parce qu’il y avait quelque chose de commun entre eux et la musicalité coranique. Puis, il n’est pas facile de comprendre que ceux qui ont combattu le Coran et qui ont polémiqué à son sujet avec le Prophète ne l’ont pu faire sans qu’ils ne l’aient très bien compris et entré dans ses subtilités. Et l’on ne saurait croire que le Coran eut été quelque chose d’entièrement nouveau aux Arabes : ils ne l’auraient alors pas compris ou même cru ou encore rejeté. Le Coran leur a été nouveau de par son style et son contenu, mais il était un livre arabe. Sa langue était la langue littéraire usitée à son époque, c’est-à-dire à l’époque jâhiliyenne. Et il y a dans le Coran des réponses adressés aux idolâtres au sujet de leurs croyances païennes. Et l’on y trouve une réponse aux juifs, aux chrétiens, aux sabéins, et aux manichéens, non pas en général, mais des juifs arabes, des chrétiens arabes, des sabéins arabes et des manichéens arabes qui représentent ces religions en pays arabe… Alors, l’on est loin entre ce que nous offre la poésie arabe prétendue jâhiliyenne et ce que nous offre le Coran comme image de ce monde multiple et vivant…» (p. 11.)

Il est clair que le propos de Taha Hussein n’est pas tant de prouver la pauvreté religieuse de la poésie attribuée à la jâhiliyya, que de mettre en exergue la richesse spirituelle et culturelle de ce que l’islam et les monothéismes appellent le paganisme, l’idolâtrie ou la jahiliyya : «Crois-tu que Qoraysh pouvait oppresser tant ses fils [les nouveaux croyants] et leur infliger les pires tourments, puis les expulser de leurs demeures, puis leur faire la guerre, et ce en y sacrifiant sa richesse, ses forces et sa vie, si elle n’avait comme religion que ce que nous trouvons dans la poésie antéislamique ? Jamais ! C’est que Qoraysh était religieuse, forte dans sa foi en sa religion. Et c’est pour cette religion et pour cette foi en cette religion qu’elle a tant lutté et s’est tant sacrifiée. Il en est de même pour les juifs ; et il en est de même des autres arabes ayant d’autres religions qui ont dû lutter chacun pour sa religion contre le Prophète. (p. 12.)

Puis, notre illustre auteur d’enfoncer le clou : «Le Coran n’illustre pas seulement la vie religieuse de la jâhiliyya, mais il illustre quelque chose d’autre que l’on ne trouve pas dans la poésie antéislamique : une vie intellectuelle puissante de cette jâhiliyya. Il illustre sa capacité à argumenter et à polémiquer, et que le Coran a dû batailler durement pour contrer. Le Coran lui-même n’a-t-il pas reconnu en ceux qui polémiquaient contre le Prophète une forte capacité à l’argumentation et à la polémique ? Et en quoi polémiquaient-ils et disputaient-ils ? : En matière religieuse et en ce qui se rapporte à la religion ; en ces questions difficiles, celles-là mêmes que les philosophes passaient toute leur vie sans pouvoir trouver de solution, comme la résurrection, la création, la possibilité d’un lien entre Dieu et les hommes, les miracles, et ainsi de suite. Crois-tu qu’un peuple qui polémique dans toutes ces choses-là - avec une telle force que le Coran est allé jusqu’à qualifier de tenace et qui leur a même reconnu de l’habileté -, crois-tu que ce peuple soit ignorant, stupide, fruste et grossier à l’image que nous renvoie la poésie prétendument antéislamique ? Pas du tout ! Ils n’étaient nullement des ignorants, ni stupides, ni grossiers, ni ayant une vie fruste et rude ! Ils étaient plutôt un peuple pourvu de science, d’intelligence, de sentiments fins et une vie douce et agréable ! (…) Alors, on pourrait dire que le Coran représente la communauté arabe à l’instar des autres communautés antiques où l’on trouve ceux qui excellent que le Prophète polémiquait et luttait avec ; et l’on trouve ceux qui sont plus communs qui n’ont pas eu la chance d’être éclairés et que le Prophète a attirés parfois avec de l’argent. (…) Mais il y a d’autres considérations encore plus étonnantes (…) Le Coran nous enseigne que les Arabes étaient en relation avec les civilisations qui les entouraient, au point qu’ils se sont divisés selon leur allégeance à tel ou tel Etat. (…) Le Coran lui-même nous décrit ces allégeances et la politique qu’ils développaient vis-à-vis des Roum (Byzance) ou des Perses. (…)

Les Arabes n’étaient pas isolés, et n’étaient pas sans subir l’influence des Roum, des Perses, des Abyssins, des Indiens et d’autres peuples qui les entouraient. Alors, s’ils sont pourvus de science et de religion, de richesses et de puissance, participant à la politique internationale, en subissant son influence et en l’influençant, ils ne sauraient être autre chose qu’un peuple civilisé et supérieur, et non un peuple ignorant et barbare ! Et comment un être raisonnable peut-il admettre que le Coran apparût dans un peuple ignorant et barbare ! Ne vois-tu pas qu’il est plus judicieux de connaître la vie arabe à l’époque de la jâhiliyya à travers le Coran et non pas à travers la poésie stérile que l’on appelle poésie jâliliyenne ! Ne vois-tu pas que cette méthode de recherche change complètement ce que nous avons eu l’habitude de connaître sur les Jâhilites !" (p. 12-13 .)

Oui, Taha Hussein, avec sa ‘nouvelle méthode’, ne prend pas seulement à contre-pied l’historiographie coranique encore en vigueur de nos jours, en Occident comme en Orient, mais cette ‘nouvelle méthode’ introduit une autre révolution majeure dont on ne soupçonne pas encore les conséquences : que la prédication prophétique n’a pas ferraillé contre des barbares, ou contre des égaux, mais avec un peuple qui avait des choses à dire. Et à nous dire ! C’est ce que j’ai modestement tenté d’illustrer dans mon dernier livre L’Autre Coran, Sophonisbe, Paris, 2016.

Pourquoi ne pas fêter aujourd'hui ce glorieux anniversaire de la parution de cette étude sur la poésie antéislamique qui révolutionne notre vision de notre passé et de notre présent ?

M. S.

Mondher Sfar est un philosophe et anthropologue tunisien, auteur du "Coran, la Bible et l’Orient ancien", Paris, 447 p., 1998 (épuisé) ; "Le Coran est-il authentique ?" 2000, Paris, trad. en anglais éd. Prometheus ; trad en allemand en cours. A paraître le 1er juin 2016, chez Sophonisbe, Paris : "L’autre Coran", 436 pages, 21 euros.

Plus d'articles de : Débats

Commentaires (13) | Réagir ?

avatar
staps labo

Merci pour la vérité

avatar
fateh yagoubi

merci pour le partage

visualisation: 2 / 11