Difficultés de l'économie algérienne : combat idéologique ?

 "L'Algérie s'adonne clairement à de l'étatisme économique"
"L'Algérie s'adonne clairement à de l'étatisme économique"

Durant ces dernières années j'ai suivi avec grand intérêt, sur El Watan et d'autres quotidiens algériens, les contributions du professeur Omar Aktouf quant à la situation socio-politico-économique algérienne. Parallèlement, j'ai porté un grand intérêt au débat par médias interposés entre lui et Taïeb Hafsi, tous les deux universitaires à HEC Montréal, sur le développement économique algérien et les difficultés qui se posent en ce sens.

Les clichés voudraient que l'un soit socialiste, l'autre capitaliste-libéral "à l'américaine". Pour les avoir côtoyés dans le cadre de séminaires doctoraux à HEC Montréal, d'abord Omar Aktouf en 2011, puis Taïeb Hafsi en 2013, il m'était difficile de ne pas réagir à la récente intervention d'Omar Aktouf sur El Watan dans laquelle il stipulait que "le vrai débat à instaurer doit tourner autour de deux axes et ne pas en dévier : 1- l’avènement d’une seconde République et 2- la sortie urgente du modèle US-néolibéral". Si je suis entièrement en accord avec le professeur Aktouf sur la nécessité d'aller vers une deuxième République, je ne suis pas convaincu par sa deuxième proposition.

Le modèle néolibéral à l'américaine, dont les plus grands experts économistes ont exposé les limites et dont les chiffres angoissants sur les inégalités et la pauvreté aux États-Unis sont assez révélateurs, n'est pas à défendre à tout-va. Ce n'est pas pour rien que la refonte du modèle économique américain est au centre même de la campagne électorale américaine. Est-ce surprenant ? Pas vraiment puisque les institutions américaines ont démontré qu'elles savaient s'adapter lorsqu'elles devenaient dysfonctionnelles. Le modèle américain, après avoir fourni des avantages indéniables aux États-Unis durant un siècle, a atteint ses limites depuis au moins une bonne décennie. Cela dit, quiconque s'intéresse aux politiques publiques américaines sous une perspective historique et sociétale verra que lorsque nécessaire, les Américains savent se prendre en main et s'adapter. Est-ce que ce processus prends du temps ? Certainement ! C'est faire preuve de naïveté que de croire que le changement de la première puissance mondiale, 350 millions d'habitants, avec un nombre impressionnants de groupes de pression institutionnalisés, se fera facilement. Les recherches sur le changement institutionnel sont assez concluantes à ce propos.

Bien que je partage nombre des critiques émises par Omar Aktouf en ce sens, le modèle néolibéral "made in USA" n'est pas l'objet de cet article. En revanche, il me semble que résumer la solution à la délicate situation socio-économique algérienne par "sortir du néolibéralisme" alors qu'on ne saurait même pas parler d'économie à proprement parler en Algérie, ni identifier une stratégie nationale claire et cohérente en matière d'économie, me paraît inopportun (en plus du fait que l'Algérie s'adonne clairement à de l'étatisme économique...). Je lis la théorie du professeur Aktouf depuis au moins 2010 sur la presse algérienne. Taïeb Hafsi a été l'un de ceux qui ont proposé un débat ouvert sur le développement algérien (voir débat sur El Watan), et notamment sur cette lecture de la situation économique algérienne. À l'époque, je ne connaissais pas ces deux collègues. Aujourd'hui, je commence à comprendre ce à quoi Taïeb Hafsi se référait en arguant que le débat autour du socialisme/capitalisme était dépassé pour l'Algérie.

L'Algérie est quasiment à genoux sur le plan économique. Les universitaires ont un rôle capital à jouer dans l'éducation de nos dirigeants sur les bonnes décisions à mettre en œuvre. Ceci dit, je trouve cela déplorable que l'un de nos plus grands économistes et grand universitaire à l'échelle mondiale se limite à nous parler de "sortie du néo-libéralisme" en tant qu'axe prioritaire pour l'Algérie. Pourtant, Omar Aktouf est très bien placé pour savoir que lorsque les institutions étatiques sont sinistrées et dysfonctionnelles, une implication trop importante de leur part dans l'économie ne peut être que néfaste, en dépit de toute leur bonne volonté. La série d'ouvrages sur les entreprises algériennes publiés par Taïeb Hafsi chez Casbah Éditions montre clairement les limites de l'implication étatique dans l'économie algérienne. Ces ouvrages montrent aussi l'importance de l'entrepreneuriat privé dans le développement tant économique que social. En fait : de Benamor à Cevital en passant par Hasnaoui et Soummam, ces bâtisseurs réussissent là où l'État a échoué ou eu des difficultés. Par contre, je rejoins sans aucun doute Omar Aktouf : l'État doit jouer son rôle d'administrateur des règles du jeu et de modérateur des effets pervers du marché en redistribuant de manière équitable les richesses et en soutenant les plus démunis. Sur ce plan, nous avons tout à apprendre des pays scandinaves et de leur social-démocratie vantée actuellement par le candidat américain démocrate Bernie Sanders. De la même manière, je ne pense pas que les institutions algériennes soient habilitées à administrer le secteur économique, bien trop complexe pour ces institutions fragiles, politisées, centralisées et rigides.

En définitive, j'ai l'impression que ce débat idéologique nous éloigne du pragmatisme requis à l'heure actuelle. Ce qui devrait être important, c'est le contexte algérien et le fait que l'Algérie ait une économie qui ne fonctionne pas. Celle-ci fait face à des défis multiples, d'ordres à la fois technique, structurel et institutionnel. Le chômage atteint des taux alarmants, notamment chez les jeunes. Les réponses sont elles aussi multiples. Certaines ont très bien été évoquées par Omar Aktouf. D'autres, très bien résumées par Taïeb Hafsi. Il me semble que ce qui éloigne Omar Aktouf et Taïeb Hafsi est infime par rapport à ce qui les rapproche. Tous deux souhaitent le développement de l'Algérie. Un développement économique arrimé à un développement social juste, équitable et durable. Par contre, je refuse de tomber dans le piège qui voudrait que s'attaquer au modèle néolibéral à l'américaine résolve le malheur de l'économie algérienne. Je comprends qu'Omar Aktouf ait un projet épistémologique se rapprochant de la transformation humaniste. Pour l'avoir côtoyé dans un séminaire doctoral critique autour des nouvelles perspectives en management, je n'ai que respect et admiration pour sa carrière et son importante contribution aux théories critiques en management. Ceci dit, tout contexte, toute époque a ses propres défis et débats. Les débats américains actuels sont à des années lumières des préoccupations des Algériens. Par contre, si nous nous attelons à développer notre économie dès à présent, peut-être que la question posée par Omar Aktouf sera pertinente pour notre pays dans quelques décennies. D'ici là, il me semble inévitable de (1) libérer l'initiative individuelle et entrepreneuriale, (2) décentraliser la prise de décision, (3) faciliter les processus et alléger le fardeau bureaucratique tant pour les citoyens que pour les entrepreneurs. Inciter la production locale et l'investissement privé me semblent être pour l'instant une priorité, au-delà des questionnements nomothétiques sur le modèle américain, les types de capitalisme, la déification des dirigeants d'entreprises, les théories critiques, etc.

D'ailleurs, si l'on souhaitait ouvrir une parenthèse sur ce débat idéologique, le mal économique algérien est peut-être plus profond. Il résiderait dans une sorte de fuite en avant et d'absence flagrante d'une stratégie à long terme de développement durable. Tantôt socialiste, tantôt capitaliste, le parcours de l'économie algérienne depuis la Révolution est tel une montagne sinueuse. Toutes les théories possibles et imaginables ont été mises à l'épreuve. Ceci montre que le mal ne réside pas dans la théorie en soi. En revanche, ce qui n'a pas changé, c'est la manière de mettre en œuvre ces théories. Pourtant, la pratique est tout aussi importante, sinon plus, que la stratégie elle-même. C'est pour cette raison que je crois très peu en la théorie d'Omar Aktouf. Le changement en soi n'est pas mauvais puisqu'il témoigne d'un cheminement institutionnel vers la recherche d'un modèle. Par contre, il devient incommodant et contreproductif dès lors qu'il génère de la contradiction et de l'incompréhension parmi les acteurs économiques. De toute évidence, face à la crise fiscale actuelle due à la chute des revenus pétroliers, nul doute que la première mission de l'État est de stimuler la croissance économique. Et, dans les économies de marché, le secteur privé est le principal moteur de croissance. Il suffit de regarder de près les puissances économiques à l'image des États-Unis, du Japon ou encore de l'Allemagne pour en être convaincu. Le rayonnement du secteur privé est une condition sine qua non du développement économique puisqu'il représente le moteur favorisant la mise en route des rouages de la machine économique qui permet aux entrepreneurs de réunir les ressources financières, matérielles et humaines nécessaires à leurs activités. Je n'apprends rien à personne en affirmant que toutes les sociétés développées ont puisé dans leur développement économique pour assurer le développement des autres sphères (de manière synchronique ou diachronique). En fait, la croissance économique, particulièrement dans des économies en phase d'émergence, est propice à la création d'emplois, à l'apparition de nouvelles technologies, aux investissements étrangers, à l'innovation et à la compétitivité. Par effet de ricochet, croissance économique et développement social peuvent être positivement corrélés, du moins dans des phases d'émergence économique comme c'est le cas en Algérie. Les études des économistes institutionnalistes sont assez convergentes sur ce point.

Or, certaines de ces théories critiques dans lesquelles le professeur Aktouf puise abritent implicitement quelques messages institutionnalisés dans la rhétorique politique : "ces entrepreneurs sont trop importants, c'est dangereux !". Pourquoi une société devrait-elle avoir peur des entrepreneurs qui créent des emplois, génèrent richesses et croissance, forment des ressources humaines, paient des impôts, contribuent au développement local ? C'est aujourd'hui un débat stérile au vu de la situation socio-économique de notre pays. Une poignée d'institutions instables et inefficaces est plus dangereuse pour l'Algérie que des milliers d'entrepreneurs d'envergure. Dès lors que les institutions seront solides, elles pourront être en mesure d'imposer les règles du jeu et de régir le fonctionnement de l'activité économique.

Bien évidemment, la marchandisation de la société et la dilution de l'État n'est pas recommandable. Mais je crois profondément que l'État est mieux placé pour réguler et s'occuper des règles du jeu du marché, que pour gérer l'économie en soi. Cela est encore plus vrai lorsque l'État est dysfonctionnel. L'histoire des deux derniers siècles en a peut-être même fait la démonstration. Par ailleurs, les recherches universitaires et les expériences d'autres pays illustrent l'importance accordée au marché par ces mêmes États qualifiés de "socialistes" (en fait, ce sont des sociétés hautement capitalistes où le marché bat son plein, mais où l'État-providence y est également fort - ce que certains nomment le modèle capitalisme social-démocrate). Dans ces mêmes pays, très souvent repris comme contre-exemples du modèle américain, l'entrepreneuriat privé et le marché sont même encouragés par tous les moyens !

Sofiane Baba

Doctorant et chargé de cours en management

HEC Montréal

Voir les articles suivants :

(1) Les idéologies du malheur

(2) Eternelle stratégie de l'autruche néoliberale

(3) Les réserves de Omar Aktouf

(4) Omar Aktouf : l'Algérie ne doit pas recourir à l'emprunt exterieur

(5) Comment en finir avec l'economie de la rente

(6) LES RÉSERVES DE OMAR AKTOUF

(7) Rente, néolibéralisme et patriotisme économique

(8) "Sans stratégies d’ensemble les mesures ad hoc aggravent les problèmes de l’Algérie" (Taieb Hafsi)

(9) Cevital, des Algériens en parlent

Plus d'articles de : Débats

Commentaires (0) | Réagir ?