Octobre, entre de Gaulle et Bouteflika

Octobre, entre de Gaulle et Bouteflika

Il aura vingt ans cette année, mais nous ne le célèbrerons pas.

Octobre est maudit.

Son soulèvement populaire est sacrilège.

Ses martyrs sont des damnés

Son sang est funeste

Ses acquis démocratiques sont des larcins.

Octobre est un subterfuge.

Octobre est un mensonge.

Une tromperie.

Octobre est maudit.

Ainsi en ont décidé les dirigeants du pays.

* * *

Ils ont excommunié octobre d’une même voix.

Celle, toute fraîche, d’Ahmed Ouyahia, la semaine dernière : «Ce n’est pas un sursaut populaire ! Ce n’est pas la rue qui a ramené le pluralisme en Algérie !»

Celle, plus ancienne, d’Abdelaziz Bouteflika, dans son discours de Genève du 6 juin 2005, à la 93e session du Bureau international du travail. Il y livre, toutes crues, ses opinions sur octobre 1988 : «Le peuple algérien n'a formulé aucune demande démocratique. On a décidé pour lui.»

On a compris : octobre est une manipulation et on ne commémore pas une manipulation.

Ce n’est pas nouveau. C'est toujours par le même réflexe dérisoire et désespéré de la dénégation et du mépris que réagissent les régimes outragés dans leur vanité par une génération roturière. Sous Chadli, le Printemps berbère était un «coup de l’ennemi» et le 5 octobre un «chahut de gamins» ; sous Bouteflika le Printemps noir la «forfaiture d'une main de l'étranger».

Tout, sauf reconnaître une légitimité à l'irrévérence de la plèbe.

Pour consoler nos gouvernants, on rappellera que même de Gaulle a succombé à cet ultime orgueil du monarque blessé. De l'avis de ses propres partisans, il a été complètement surpris par les évènements de Mai 68 que, assure-t-on, il ne prévoyait pas, qu'il ne comprenait pas et qu'il avait choisi de traiter par l'arrogance. Indifférent aux revendications étudiantes et à la «crise de civilisation» qu'elles révélaient, il n'y a vu, vingt ans avant Chadli, qu'un gigantesque tintamarre de jeunes «qui ne veulent pas passer leurs examens», une contestation «inacceptable» de l'autorité de l'Etat, à l'instigation de «ce juif allemand» (c'est ainsi qu'il désignait, dit-on, Daniel Cohn-Bendit), une jacquerie «à faire cesser sur-le-champ». Dans les premiers jours de mai, ses seules consignes étaient de réprimer brutalement les manifestations étudiantes, contre l'avis de plusieurs de ses ministres qui conseillaient l'apaisement.

* * *

Il n’y a pas que l’orgueil dans la dénégation d’octobre.

Il y a aussi la stratégie politique d’un pouvoir hégémonique.

Et c’est toute la différence avec de Gaulle.

Toute la différence entre une démocratie et une République confisquée.

Entre un Etat démocratique et une joumloukia.

En méprisant mai 68, de Gaulle voulait sauver son honneur.

En désavouant octobre 88, Bouteflika et Ouyahia veulent sauver le système.

Bouteflika et Ouyahia sont effarés par l'érosion subite de la capacité de contrôle des pouvoirs publics sur le citoyen. Ils veulent revenir au parti unique, à la presse unique, au syndicat unique, par la terreur, par le chantage.

A leur façon, Bouteflika et Ouyahia se comportent en justiciers d'un Etat absolutiste malmené, dix ans plus tôt, par les gamins d'octobre 1988 et qui avait dû concéder à la société, dans le sang, le droit au pluralisme. Presse libres, syndicats autonomes, partis d'opposition : Bouteflika n'aime pas ces butins du sang. Ces contre-pouvoirs arrachés à trente années de dictature sont, pour lui, des prérogatives sacrées volées à l'Etat et redistribuées à une population immature.

Lui l’enfant du pouvoir absolu qui règne en maître sur l'Algérie depuis quarante ans, est effaré, à son retour au pouvoir en 1999 : «J'ai laissé le pouvoir de Franco, je retrouve celui de la reine d'Angleterre» aimait-il à répéter, sans rire, aux journalistes étrangers. Il veut redresser le tort causé à l'Etat algérien par la machination d'octobre 1988; lui redonner ce que la rue lui a arraché.

* * *

Désavouer octobre 88 et c’est tout le processus démocratique qui se trouve délégitimé.

«Le peuple algérien n'a formulé aucune demande démocratique. On a décidé pour lui.»

Une simple phrase et tout est dit. Bouteflika vient de dépersonnaliser le processus pluraliste en marche depuis octobre 1988. Le banaliser.

Tous les acquis démocratiques se trouvent dépouillés de leurs idées fondatrices.

Il ne reste plus qu'à les abolir.

Revenir à la toute puissance du contrôle hégémonique de l'Etat.

Pourchasser l'opposant, le syndicaliste et le journaliste. Redonner au pouvoir ce que la rue lui a arraché en octobre.

Comment qualifier moins brutalement cet acharnement lucide que met le régime algérien à éradiquer les boutures démocratiques plantées par octobre 1988, dont on va vivre négligemment, vendredi, sans le célébrer, le 20e anniversaire ?

* * *

Mais que peut la stratégie politique contre le souffle de la vie ?

Vingt ans après, octobre est toujours parmi nous.

Il a grandi parmi nous.

Il est à Chlef, d’où l’on entendit, durant trois jours, le bruit des balles, les hurlements de colère et les sanglots des sinistrés. Il est à Berriane à Ghardaïa, en cette mi-mai, la couleur du sang et l’odeur des gaz lacrymogènes. Et à Oran ! Pendant trois jours, elle a brûlé. La relégation en seconde division du club de football de la ville, le MCO, a été le détonateur de la plus grosse émeute depuis celle octobre 1988, qui avait emporté le système du parti unique, une colère nourrie par le même chômage, la même misère et la même mal-vie.

Vingt ans après, octobre est toujours parmi nous.

Que s’est-il passé ?

Les clauses du consensus adopté tacitement au lendemain d'Octobre 88 justement, à l'avènement de l'islamisme armé, entre le pouvoir et la société unis face au terrorisme, ces clauses ne fonctionnent plus. Elles sont atteintes de péremption naturelle : la fin du terrorisme, dont le pouvoir nous rebat les oreilles avec une telle assiduité qu'il a fini par nous en convaincre.

Nous sommes retournés aux véritables lignes de fractures sociale, politique et idéologique, celles des années 1980, celles-là mêmes qui ont motivé le formidable soulèvement populaire.

Vingt ans après, qui peut le nier, le même fossé sépare le pouvoir de ses administrés livrés aux intolérables humiliations de la précarité et de l'incertitude, gouvernés plus que jamais par le mensonge, la duplicité et la corruption. Le pouvoir algérien a fait de cette pause sociale de quinze années, le plus mauvais usage. Il ne s'est pas amendé, il ne s'est pas rapproché de la population, il n'a pas entamé le fonctionnement démocratique des institutions, il s'est obstiné dans le népotisme, la corruption, le déni du droit et la fraude électorale. Il s'est contenté de reconduire les mécanismes de l'impopularité et de l'illégitimité.

* * *

En méprisant mai 68, de Gaulle voulait sauver son honneur.

En désavouant octobre 88, Bouteflika et Ouyahia veulent sauver le système.

Et c’est toute la différence avec de Gaulle.

Quand, en animateur d’une démocratie, de Gaulle réalisa l’ampleur du désamour imprévu qu’éprouvaient envers lui une majorité de ses administrés, l'ampleur de Mai 68 et de cette crise "insaisissable", il reconnut sa défaite en ces termes : «On ne saisit pas un torrent avec ses mains.». Ce fut tout naturellement qu’il quitta le pouvoir quand, quelques mois plus tard, cette société en colère qu'il n'avait pas su écouter, lui signifia l'heure de la séparation en disant «non» à son référendum. Il laissa à ses proches cette cinglante réplique :

«Quel homme serais-je si je prétendais me maintenir dérisoirement dans mes fonctions ?»

Voilà un demi-siècle que Bouteflika et ses parrains ne se sont pas posé la question.

Mohamed BENCHICOU

Cette chronique est dédiée à la plus remuante victime d’octobre que je connaisse, celui qui y a perdu un bras et gagné, pour toujours, le droit de brandir l’autre : l’incomparable Azouaou !

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Commentaires (9) | Réagir ?

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algerie

merci

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algerie

Just beautiful thank you

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