Je suis un Général…

Je suis un Général…

Mais un général qui n’a jamais fait la guerre, ni lui ni son fils, juste une instruction académique puis, l’éternelle attente à la première marche pour gravir les échelons…

Je ne suis jamais en paix, ni avec moi-même ni avec le monde.

Comment vous dire ? Je suis comme un faux médecin ou comme un avocat commis d’office. Mon grade me donne juste l’impression d’être un Général. Rien d’autre. Et cela me rend fou au fond de moi-même et je suis de plus en plus furieux et grincheux. Je me sens si petit dans mon uniforme. Et souvent je me "voile la face", derrière mes Ray Ban Highstreet ; heureusement qu’il y a toujours du soleil…

J’ai peur de tout. De mes soldats, des gens d’en haut et de ceux d’en bas. Je change de route tous les jours, et même l’eau du robinet, j’évite de la boire. Et surtout pas de jus de fruit empaqueté ; je cultive mes légumes et je mange mes poules et mes agneaux : j’ai peur du poison qui tue les os avant de bidonner l’âme.

Quand j’arrive le matin à mon bureau, je le fouille de fond en comble. Je le passe au peigne fin. J’explore dossiers et armoires, les scrute méthodiquement, regarde sous les chaises et en dessous des tables, je rebranche mon PC et mon téléphone et j’attends.

Lorsqu’on sonne, je flaire la voix qui me harcèle même que ce n’est jamais arrivé, car je suis malgré tout un Général et la voix d’un Général, même s’il n’a pas fait la guerre, même s’il ne se sent pas le courage d’Ulysse, sa voix compte. J’hésite à répondre au téléphone à chaque fois qu’il sonne ; je crains la mauvaise nouvelle. Je veux rester à mon poste : Général, mais j’ai peur. J’ai trop peur, plus le jour que la nuit !

D’où me vient cette peur, je me le suis souvent demandé. J’ai entendu dire qu’un militaire qui n’a jamais fait la guerre est un civil qui possède une arme factice. Bien que mon pistolet automatique tire des balles réelles et ça j’en suis certain, je doute qu’il tire un jour une balle. Il ne me quitte d’ailleurs pas, même quand je dors, j’ai trop peur et pourtant je suis le haut gradé de mes armées, mais je suis un Général poltron.

J’ai vu des gens mourir par balle ou égorgés. Des types biens. Je peux le dire, j’en ai côtoyé certains d’entre eux. Des juges, des avocats, des poètes et des écrivains, et même que j’ai vu mourir sous mes yeux un chic président sur lequel on a vidé un kalach. Maudit soit ce russe qui l’a inventé.

J’ai vu mourir des médecins, des cadres, des hauts responsables, et beaucoup d’entre eux étaient des gens biens. Et je me suis demandé à chaque fois pourquoi on tuait tous ces types chics que la vertu a hissé à un degré tel qu’ils n’avaient plus peur du méchant et pourtant ils étaient démunis d’arme et parfois même qu’ils étaient sans domicile fixe et sans revenu respectable. Et ils n’ont pas peur ? Et moi, avec mon arme, mon secrétaire, mes soldats, je tremble comme un petit moineau gisant dans une marre de neige en plein hiver ! Au premier son du téléphone qui carillonne, ou dès qu’un soldat toque à ma porte, je sors mon joujou, juste pour me rassurer ; et, le soir venu, j’appelle mes lieutenants pour qu’ils viennent me conduire chez moi.

J’ai lu Nietzche un peu, Voltaire à peu près, et je suis d’accord avec Rousseau ; je ris d’Houellebecque et je crains pour Boualem Sansal et Daoud. Je ne lis plus les journaux et je ne regarde plus les matchs de foot, tout cela m’énerve.

Je bois mon whisky "Benromach 35 years old" à l’bri des regards, coulé dans une bouteille de "Saida" insoupçonnable, enrobée de gros chiffons gris. Je vois ma maitresse quand elle vient sous escorte en se prenant pour ma femme de ménage. Et je vais à la mosquée de la caserne tous les vendredis et, en sortant, habillé de ma gandoura chocolat et de mes babouches noirs de chez Jabador, je vais siroter un café serré avec mes lieutenants, et causer du prêche et de l’au-delà…

Ce jour, j’ai sans doute trop bu ou trop fait l’amour, ou pas prié comme il se doit, car ma maitresse m’a épuisé, le whisky m’a transpercé les veines et mon cœur s’est emballé. J’ai piqué une crise de nerf et j’ai titubé. Mais j’ai pensé, et je crois avoir trouvé pourquoi les méchants n’ont jamais peur : Eux n’ont guère été inquiété, ou pas suffisamment. Ici, on ne tue jamais les méchants ; on dit souvent qu’ils sont comme des microbes ou des virus sans vaccin qui alimentent une maladie incurable ; une maladie qu’on craint mais qu’on accepte, car on est convaincu que ce n’est pas elle qui nous tuera au final.

Je me suis alors dit dans ma tête chamboulée : "Et si pour une fois quelqu’un tuait le méchant ! Et si c’était moi !" Ça ne changera sans doute pas le cours de l’histoire, pas tout de suite en tous cas, mais on comprendrait dorénavant que les "méchants" n’étaient pas intouchables et que, peut-être, tous les prétendants à la «méchanceté» auraient désormais l’angoisse d’être à la place du "roi méchant", et qu’on laissera enfin tranquille tous ces types biens.

J’ai pensé à mon petit-fils. Il doit renouveler son autorisation pour finir ses études à "Harvard College", j’ai bien envie de le voir suivre le chemin des Zuckerberg, Gattes, Obama (!?)

J’ai pensé aux noces de ma fille ; son mariage était prévu dans quelques mois avec le fils de la nièce du neveu du Roi ; j’ai pensé à mon bien immobilier qui allait décorer ma «carrière», Paris 8ème, l’Avenue Montaigne, c’est le plein luxe ; et j’ai pensé à d’autres choses encore… Oui ! Quand on est Général, même poltron, on a droit d’avoir des privilèges.

Mais ce jour, chamboulée par l’amour et le whisky, j’ai tout jeté hors de ma tête et j’ai bassiné mon cœur de vertu, de vengeance, de nation, de bien, d’avenir, de courage, de modernité, de fête, de joie, des autres, de la vie, du monde, tout ce qui pleurait au fond de moi : Quand j’étais gosse je rêvais de changer le monde… Et j’ai oublié de penser à ce brave Général qui a failli tuer le Roi sous l’impulsion d’une simple chanson de paix : Le toréador.

Déterminé… il faut aller, mais avec une arme, bien chargée, lourde et glaciale, mais elle est calme, sereine, placide, docile, à mes ordres. Personne ne prendrait soin de fouiller un Général poltron qui a creusé ses genoux à force de sollicitations et de prières.

Quand la réunion prend fin, chacun ramasse son dû dans une enveloppe, qui d’argent, qui de bien immobilier en contrat signé, qui de renouvellement de privilège… et je me suis approché du Roi. Sa cour soulagée prenait ses distances. Lui, il avait le corps planté dans un fauteuil, les yeux livides, la tête perchée et quelques gouttes de sueur coulaient sur son front. Un vizir était venu pourtant une minute auparavant essuyer ce petit front d’imbécile. Je l’ai regardé et j’ai eu pitié de ce petit corps malade, malmené, chétif, et de ce regard de l’homme qui a passé sa vie à se dérober, à dissimuler ses biens comme un malin écureuil, et quand il m’a vu avec mon arme, il était presque soulagé que je vienne le finir ; il a peur certes, un peu fier malgré tout, comme tous les mauvais Rois, il a peur comme moi j’ai toujours eu peur…

Et je me suis réveillé au matin en me disant que j’avais rêvé cette nuit d’avoir été un Général vaillant, intrépide, et que j’avais osé tuer le "roi méchant" et toute sa cour…

Quand mon téléphone a sonné, j’ai décroché si vite et mon secrétaire m’a dit d’une voix fluctuante : "le Roi est mort mon Général", et je me suis demandé qui aurait osé tuer le Roi ! Un Général ?

Dehors, les soldats chantent déjà la victoire. Je les vois maintenant de ma fenêtre. Ils sont alignés et plaqués comme un champ de graminée, face à un drapeau sans croissant et sans étoile qui prenait de la Hauteur :

"Grouillez-vous mon Général ! disait leur chant.

Et venez battre le tambour

Otez l’habit du tout vassal

Le Roi est mort et toute sa cour…"

A. Hédir

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Commentaires (2) | Réagir ?

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Atala Atlale

C'est vrai mon général, c'est un dilemme !

La soumission aux ordres fait partie de votre métier dans cette institution. Mais l'homme n'est pas un robot, il est doué d'une intelligence qui se trouve quelquefois ou assez souvent perturbée par ses propres sentiments, ce qui met à rude épreuve ses convictions devant des situations qui heurtent ses propres convictions que ce soit en tant qu'officier ou simple individu dont les principes moraux devraient lui baliser suffisamment les actes dans sa vie professionnelle ou privée.

La question est " être ou ne pas être". En somme toute la problématique est là.

Mais mon Général si tous vos questionnements vous perturbent à ce point cela est déjà positif à mes yeux !

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Hend Uqaci Ivarwaqène

Ô qu'elle est c'est joulie la parabolle!

On dirait Jésus qui a reviendé!