Décès d’Abdelhafid Yaha : extrait d’un livre à paraître aux Editions Marguerite à Alger

Abdelhafid Yaha
Abdelhafid Yaha

Ce soir encore, ce soir de décembre 2015, seul dans son lit, tremblant de douleur et de dépit, ce soir encore, comme tous les soirs, le guerrier Abdelhafidh a demandé pardon à son peuple. Puis, devant les ébranlements qui s’annonçaient, il chercha refuge dans le sommeil ou dans la mort, sans pouvoir trouver ni l’un ni l’autre. Il résolut alors à affronter son passé et à garder les yeux ouverts sur ses dépits.

C’est l’heure de l’injection. Le docteur Larbi ne devrait plus tarder.

A la télé, un match de football, puis un ministre aux traits de croque-mort qui rassurait la population sur les conséquences de la chute du prix du pétrole. Des menteurs, se dit, à haute voix, le guerrier Abdelhafidh. Tous des menteurs, des crapules, des coquins ! Ils nous mentent depuis 1954 !

Il se prit le visage entre les mains. Ciel, pourquoi n'avait-il pas eu la force de guerroyer jusqu'à la délivrance, jusqu’à épargner sa terre des coquins ?

Il ne sait pas. Il ne sait plus. Il avait pourtant tout donné. Tout donné, sa jeunesse, son exubérance, sa foi, dans ce combat dont il pensait la noblesse partagée par tous.

Mais comment deviner, à vingt ans, que ce prochain combat ne serait pas le dernier ? Il avait guerroyé dans le Djurdjura avec pour seule obsession de réaliser le rêve ancien, celui d’un nouveau monde, un monde sans maître.

Comment soupçonner, à vingt ans que l’on pouvait arracher l’indépendance mais pas la délivrance, comment se douter que dans cet état-major à l'allure imposante se trouvaient déjà les futurs ravisseurs ? Il a été éduqué ainsi par son père Bachir : entier dans le devoir, généreux dans l’effort, respectueux des hommes. Il s’était investi dans un combat dont il ne se doutait pas qu’il fût si long, si violent, si énigmatique, si meurtrier. Si fourbe. On tuait l’ennemi, mais on s’entretuait aussi. On s’entretuait pour le pouvoir. Une guerre de sept ans ! «Une guerre pour la liberté et la dignité du peuple algérien, au nom de Dieu, de la justice, de l’islam et de la liberté» disaient-ils. Et lui, les avait crus, emporté par l’euphorie de terrasser enfin le désespoir, d’imposer le juste, le beau et le meilleur à la sale époque.

Cette liberté, il la cherche toujours. Il croyait l’avoir retrouvée, ce 5 juillet 1962. Mais non ! Ce groupe d’officiers et de politiciens réunis autour de Boumediene et de l’Etat-major, ceux-là même qui avaient exhorté au sacrifice avaient surgi à la fin de la guerre, des cendres encore brûlantes des combats, pour le déposséder de ses triomphes, déferlant sur Alger, imposant leur volonté, leurs hommes. Leur loi.

«Des menteurs ! Des voleurs ! Rien que des menteurs et des voleurs !», gromella-t-il.

Une voix nasillarde lui répondit : vous ne m’écoutez pas, Si Lhafidh, vous n’écoutez personne, comme d’habitude, vous finirez par crever avant l’heure. La colère, le mauvais sang, c’est fatal, ils sont plus forts que Massu, Bigeard et tous ceux-là que vous avez vaincus ! Et, le pire, c’est que vous risquez de mourir avant de m’avoir payé !

Le docteur Larbi avait toujours un mot pour rire.

Ce soir encore, ce soir de décembre 2015, seul dans son lit, tremblant de douleur et de dépit, ce soir encore le guerrier Abdelhafidh demandera pardon à ses compagnons de lutte de leur avoir survécu, pardon de ne pas avoir continué leur combat jusqu’à la délivrance. Chaque nuit, il avait rendez-vous avec ces centaines de ces combattants, des jeunes hommes qu'il connaissait depuis l'enfance, et qu’il a vu périr pour une idée, un serment, ce qu’il croyait être une cause absolue et dont il sait maintenant qu’elle n’a été qu’une idée falsifiée, un serment trahi. Un idéal corrompu. Toutes les nuits, le guerrier Abdelhafidh parle à Cheikh Amar dit Amar Ath Cheikh, le chef des maquis du Djudjura, remarquable organisateur, un combattant avant l'heure, lui qui avait gagné le maquis en 1947, rejoignant Krim Belkacem, Amar Ouamrane et quelques autres militants du PPA/MTLD recherchés par les autorités coloniales qui rendit l'âme lors d’un immense ratissage le 11 août 1956, à quelques jours seulement du Congrès de la Soummam auquel il devait par ailleurs prendre part. "Je n'ai pas su vous éviter la meurtrissure de la trahison, mon colonel...", lui dit-il chaque soir, guettant la voix de Cheikh Amar qui l'absoudrait de sa défaillance, la voix de Cheikh Amar ou celle, plus paisible, d'Ali Mellah, parfois celle de Saïd Babouche, qui périt guillotiné, ou la voix de stentor du colonel Sadek Dehilès, dit Si Sadek, survivant de la Campagne d’Italie pendant la Seconde guerre mondiale et qui se retrouva à la tête de Wilaya IV, aux côtés de Amar Ouamrane.. Ces hommes furent ses guides dans la longue guerre qui l'attendait. C'est avec eux qu'il découvrit ces refuges secrets qu'il n'était pas censé connaître en tant que nouveau venu dans la guérilla. C'est lors d'une de ces visites, qu'il fit la connaissance, en 1955,au refuge du village de Maraghna, tenu par Meziane M’henni (1), du futur colonel Mohand Oulhadj avec lequel il mènera une extraordinaire aventure après l'indépendance : l'aventure du FFS !

"Ah, mon Dieu !» ne put s'empêcher de soupirer le guerrier Si Lhafidh, devant le déluge de ces souvenirs obsédants.

- Je vous ai fait mal ?», s’inquiéta aussitôt le docteur Larbi.

Si Lhafidh eut un sourire espiègle :

- Non, mon brave Larbi, c’est le passé qui me fait mal.

Le docteur leva les bras au ciel :

- Si vous, Si Lhafidh, rougissez de votre passé, vous qui avez tout donné, que diraient les autres, tous les autres ? Vous avez fait quand même deux fois le maquis, ya reb !

Deux maquis ! Il avait fait deux maquis ! Le premier contre l'occupant français, le second contre son propre Etat. L'un sous la bannière du FLN, l'autre sous celle du FFS.

Le FFS ! Son plus cher souvenir. Son plus douloureux aussi. La romance d’un guerrier forcé au combat contre des hommes qu’il n’a jamais haïs, revenant de deux guerres où il se cherchait une patrie juste et heureuse, sans jamais la trouver, une vie brûlée à vouloir séduire le beau et le meilleur, sans vraiment les rencontrer.

C’était l’âge où il était du devoir de relever les plus audacieux paris, sans jamais rien concéder, accroché à l’idée qu’il existe un niveau d’entêtement où la défaite finit par se muer en victoire. Le guerrier Abdelhafidh est descendu jusqu’aux Enfers, tel Don Quichotte dans le rêve de Cervantès, pour ouvrir les portes aux hommes persécutés et rabaissés.

Le FFS ! Son plus beau défi. Il y rencontra des compagnons d’un nouveau combat, le combat contre son propre Etat !

Ben Bella et Boumediene venaient d'oser un premier coup de force, écarter le Gouvernement provisoire de la République algérienne et lui substituer un pouvoir inféodé aux militaires, un bureau politique composé des cinq détenus d’Aulnoy auxquels s’ajoutaient Hadj Ben Alla et Mohammedi Saïd, qui deviendra plus tard dirigeant du Front islamique du salut. Hocine Aït Ahmed refusa de siéger dans ce bureau qui effaçait des années de sacrifices. Il avait fait connaissance avec ce personnage envoûtant en été 62, figure de l'indépendance algérienne, qui traînait déjà un prestige éclatant pour avoir fait partie des cinq chefs du FLN détenus en 1961 à Turquant.

C’est lui, Abdelhafidh, qui ira l’informer de la prochaine création du FFS. Aït Ahmed l’attendait dans sa villa située au Chemin des Crêtes, à Hydra. "Krim et le colonel Mohand Oulhadj veulent te rencontrer rapidement. Il y a un projet de créer un mouvement d’opposition politique pour contrer le coup de force constitutionnel. Il se souvient de la réplique calme et posée d’Aït Ahmed. Ben Bella va organiser une petite réception en l'honneur de Fethi El Dib (un officier supérieur de renseignement égyptien pour l’Afrique du Nord). J’y serai. Je dirai à Ben Bella la gravité la situation. Tu demanderas à Si Belkacem et Mohand Oulhadj de venir ici à la maison, vous m’y attendrez. A mon retour, nous reparlerons de tout ça.

Quelques jours plus tard, Hocine Aït Ahmed devint le premier secrétaire du FFS.

Une nouvelle guerre attendait Abdelhafidh. Une guerre contre les siens.

  • Oui, docteur, j’ai fait deux maquis, mais cela n’a pas empêché des jeunes de mourir en 2001…

Puis, après un silence pesant :

– Ce n’est rien de mourir. La damnation, c’est de survivre à ses enfants !

Chaque nuit, le guerrier Abdelhafidh assure aux martyrs qu'il avait tout tenté pour leur éviter l'affront d'avoir eu tort. De premiers affrontements opposèrent, en été 1962, l'armée des putschistes aux moudjahidine des wilayas III et IV, une partie de la wilaya II, avec à sa tête Salah Boubnider dit Saout-al- Arab et la Fédération du FLN de France, le soutien du dernier espoir.

- Vois-tu, mon cher docteur Larbi, plus que l’avenir, le passé réserve bien des surprises. Le tout est de savoir affronter son passé pour apprendre à protéger nos enfants de leur avenir. Tu as des enfants ?

  • Oui, trois garçons.
  • Alors, fais tous pour les garder avec toi, pour toi, pour eux, pour la vie, pour l'amour, fais tout pour qu’ils dévorent leur présent, sans l'obligation d’assumer les espérances d’une ancienne vie.

- Vous parlez du Printemps noir…

- Tu restes manger avec nous ? On en reparlera.

- C'est-à-dire que…

«Le repas est prêt !» coupa tante Aldjia.

Le déjeuner commença par une question du docteur ...

  • Vous parliez du Printemps noir, si…

Aussitôt, tante Aldjia s’interposa d’une voix douce.

«Autrefois, docteur, le printemps n’était que printemps, et nous ne finissions pas de nous en combler… Une saison du bonheur, le printemps, oui, de bonheur, même pour nous, vois-tu, les pauvres gens, ceux-là dont on dit qu’ils comptent leur existence par hivers. Ce n’est pas vrai. Pour les cœurs chargés de solitude glaciale, les cœurs qui battent à l'insu du monde, les cœurs des êtres démunis, la moindre hirondelle fait le printemps. J'ai toujours vu mon père sortir dans le noir de l'aube et il m'a de tout temps semblé qu'il revenait, dans le noir du soir, avec un peu de lumière du printemps pour nous. Nous comptons aussi nos vies par printemps. Mais en silence. Nous n'osons pas étaler nos propres illusions. Il arrive aux pauvres de croire que le printemps ne vient que pour eux, tu sais... Surtout quand apparaissent les premières fleurs en boutons parce que nous, vois-tu, nous avons toujours besoin de promesses. Pour nous, le printemps, c'est plus qu'une belle saison, c'est un devenir. Que veux-tu, c'est comme ça. Nous aimons le printemps pour ce qu'il nous promet pas pour ce qu'il nous donne. Nous savons que notre été ne viendra pas encore, que nous serons exclus de la saison de l'épanouissement de la fleur, mais nous répétons toujours le même voyage au cœur de l'espoir, à la recherche de la lumière improbable. Nous les pauvres gens, c'est l'idée de la lumière qui nous est indispensable. Sans elle, nous aurions une vie sans mirages. Nous remplissions, à notre façon, nos vies maussades des teintes magiques de la déraison. Oui, tout ça, c'était autrefois, quand le printemps n'était que printemps.

Il est un peu plus de midi.

A la télé, sur la chaîne LCI, le présentateur annonce : "Hocine Aït Ahmed, dirigeant historique de la lutte pour l'indépendance et militant de démocratie en Algérie est mort aujourd'hui, 23 décembre 2015, à Lausanne, en Suisse, apprend-on de sources familiales. Le corps du valeureux militant de la cause nationale et de la démocratie va être rapatrié en Algérie, indique-t-on de même source…

Les Editions Marguerite

(1) Père de Mehenni Ferhat, chanteur engagé et président du Gouvernement provisoire kabyle (GPK)

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Commentaires (2) | Réagir ?

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lila laoubi

merci

wanissa

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gtu gtu

merci